Ève victorieuse
XXX
L’amour avait donné à la vie de madame Ronald, aussi bien qu’à celle de Dora, une autre direction, et les vingt mois écoulés furent également pour elle une période de grande activité.
Son changement de religion avait mis en émoi toute la société de New-York. La présidente des Colonial Dames abandonnant cette élégante Église épiscopale d’Amérique pour se faire catholique romaine ! C’était outrageant. On fut assez libéral pour ne pas lui retirer ses honneurs, mais sa conversion choquait d’autant plus qu’aux États-Unis le catholicisme est généralement considéré comme la religion des Irlandais et des pauvres. La vanité lui est un obstacle formidable. Le jour où quelques converties de première classe le mettront à la mode, il sera bien près d’avoir gagné la bataille. En attendant, il semble faire d’assez rapides progrès. Prendra-t-il définitivement racine ? Les croyances sont comme les germes : le sol où elles tombent les nourrit ou les tue. Si le catholicisme vit aux États-Unis, il y aura son évolution, il s’y développera comme il s’était développé dans l’âme de madame Ronald. Le cerveau américain sera le creuset d’où il sortira purifié de ses scories. Il deviendra plus viril et plus sain, moins sensuel et moins mystique. Il acceptera les découvertes de la science comme des révélations, reconnaîtra les forces psychiques et naturelles qui font les miracles. Il pratiquera, non plus la charité qui humilie, mais la fraternité qui relève. Il enseignera décidément à l’homme sa vraie mission, son rôle d’artiste et d’ouvrier dans l’œuvre universelle. Il deviendra cela, ou il demeurera l’apanage des Irlandais, des petits et des ignorants. Du reste, le catholicisme, intangible dans son essence, a autant de caractères qu’il y a de peuples et de races. En Angleterre, il est rigide, simple et mâle ; en Espagne, sensuel, sauvage et fanatique ; en Italie, faible et superstitieux ; en France, sentimental et idéaliste… On peut dire qu’il a son corps dans la race saxonne, son âme dans la race latine et qu’il aura probablement son esprit en Amérique.
Dès son retour, Hélène fut interviewée, assaillie de questions. Elle eut de furieux assauts à soutenir. Ses amies s’étonnèrent qu’elle eût embrassé une religion faite de superstitions grossières. Elle leur répondit, de son ton le plus absolu, qu’elles parlaient de ce qu’elles ne connaissaient pas, qu’il y a un catholicisme inférieur et un catholicisme supérieur, — où avait-elle pris cela, bon Dieu ! — et que ce dernier, le sien, était une religion très avancée, la religion de l’avenir. Elle montra triomphalement la logique, l’enchaînement des dogmes symboliques, sortant de la légende de l’Éden, et la poésie, la spiritualité du culte. Elle déclara, enfin, qu’elle aimait mieux appartenir à une Église ayant un chef visible, attendu qu’un corps avec une tête, même imparfaite, est préférable à un corps sans tête. Dans sa bizarre apologie, elle mit cette ardeur caractéristique que l’Américaine emploie à propager une idée. Elle ne se douta pas un instant qu’elle nageait en pleine hérésie. L’abbé de Rovel eût été à la fois émerveillé et horrifié de voir comment la lettre du catéchisme s’était développée dans ce cerveau de Transatlantique.
Mademoiselle Beauchamp éprouva un très grand chagrin de ce qu’elle appelait la folie de sa nièce. Elle en accusait le séjour au couvent de l’Assomption. Elle ne fit jamais aucun reproche, pas même la plus légère allusion ; cette réserve seule montrait combien le sujet lui était pénible. Hélène, s’étant invitée à déjeuner chez elle un vendredi, on lui servit des aliments maigres. La jeune femme ne put s’empêcher d’admirer le sentiment du devoir dont témoignait cette attention.
— Un bon point pour vous, tante Sophie !… dit-elle en souriant. Vous mériteriez de devenir catholique.
— Merci ! répondit la vieille fille en se redressant de toute sa hauteur physique et morale. — La religion de mes parents me suffit ; elle a fait plusieurs générations d’honnêtes gens.
Madame Ronald trouva dans sa foi nouvelle, non pas la paix complète qu’elle avait espérée, mais des joies très douces et une croissante satisfaction intérieure : son âme s’affina, se nuança d’une façon merveilleuse ; elle resta incapable, cependant, de ces grands coups d’ailes qui rompent à jamais les liens terrestres. Hélène eut le bonheur de rencontrer parmi les prêtres de Saint-Patrick, sa paroisse, un Américain d’origine irlandaise sur qui semblait être tombé le manteau du cardinal Manning, un homme qui aimait l’humanité pour elle-même. Le père O’Neill sut tourner le cœur et l’esprit de la nouvelle convertie vers les malheureux. Sous son inspiration, madame Ronald mit en pratique le principe de cette assistance mutuelle qui est la forme élevée de la charité. Elle se livra à un véritable sauvetage matériel et moral d’êtres humains ; elle y trouva un intérêt — an excitement — de plus en plus vif, et des jouissances qui lui firent mépriser toutes les autres. Au lieu de cette fameuse ligue contre le luxe qu’elle avait rêvé un jour de créer, elle fonda une ligue contre le vice, la saleté, la laideur, la maladie. Elle enrôla comme apôtres des jeunes filles, des jeunes gens, des millionnaires, demandant aux uns de l’argent, aux autres leur concours actif. Personne n’eut jamais le courage de lui rien refuser. Sa beauté, son charme, ne lui valurent plus seulement d’inutiles admirations, mais des dons magnifiques, qui vinrent alimenter des œuvres humanitaires. En vingt mois, elle fit un bien considérable. Elle acquit un pouvoir tel que plusieurs de ses bonnes amies l’accusèrent de mettre la charité au service de la coquetterie.
Cette vie nouvelle l’arracha forcément aux souvenirs dangereux, sans la guérir de l’amour qu’elle avait rapporté d’Europe. Il semblait inexpugnable : les forces réunies de la religion et de la charité avaient été impuissantes à le chasser de son cœur. Quand elle recevait une lettre de Rome, elle demeurait troublée pendant des semaines entières. Dora, naguère, avait l’habitude de lui tout raconter : elle continuait, sans y être encouragée, pourtant. Le nom de Lelo revenait à chaque page, et ce nom n’avait pas perdu son pouvoir occulte sur madame Ronald. Lelo ! deux syllabes ! quatre menus caractères, noirs sur blanc ! A les voir, les mouvements de son cœur s’accéléraient, son visage se colorait, les coins de ses lèvres frémissaient. Comme un fer chaud sur l’encre sympathique, ce petit mot ravivait en sa mémoire les traits du comte Sant’Anna, le son de sa voix, et la rejetait toute vive dans ce joli rêve de Lucerne et d’Ouchy qui avait gardé la séduction de l’irréel. Elle s’apercevait, alors, avec colère, qu’elle n’avait point recouvré sa liberté. Elle redoutait et désirait l’arrivée de ces lettres. Elle les parcourait d’abord hâtivement, comme si elles l’eussent brûlée, puis les relisait. Toutes contenaient quelque message de Lelo, des paroles aimables, affectueuses, qui parfois lui semblaient ironiques et perfides, et lui donnaient une envie folle de se venger. Quand Dora laissait deviner quelques-unes de ses désillusions, elle éprouvait un mesquin plaisir qui, en lui montrant son infériorité, la rendait honteuse d’elle-même. Pendant ces crises, qui étaient autant de rechutes douloureuses, sa vie si brillante, si bien remplie, lui paraissait morne et vide. Un immense découragement s’emparait d’elle. « A quoi bon ? à quoi bon ? » Ce cri de lassitude lui venait sans cesse aux lèvres. Elle ne sentait plus même la répercussion de la joie qu’elle créait, sa pensée se détournait des malheureux et, comme d’eux-mêmes, ses yeux allaient au tableau de Willie Grey, la Folie de Titania, qu’elle avait placé dans son cabinet de toilette. Et ce n’était pas la piètre figure de l’âne qu’elle regardait, mais le visage transfiguré de la pauvre amoureuse. Elle aurait voulu aimer ainsi, avec ivresse, avec aveuglement. Ces défaillances d’honnêteté n’avaient chez elle que la durée d’un désir instinctif ; elle se ressaisissait aussitôt et remerciait sincèrement la Providence, qui n’avait pas permis qu’elle succombât à cette horrible tentation d’Ouchy.
Pendant ces heures mauvaises, Hélène se pressait désespérément contre son mari. Et c’était sa bonté, sa supériorité morale, sa beauté physique qui l’aidaient le plus efficacement à chasser l’image de Sant’Anna. Elle se rappelait avec orgueil la petite scène de Monte-Carlo, la manière virile dont il avait châtié l’insolence de son admirateur. Elle revoyait sa haute taille, ses yeux fulgurants. Ah ! c’était bien un homme, celui-là ! Elle aimait à se rappeler la sensation de sécurité qu’elle avait eue, en reprenant son bras, après tant de mois de séparation. La pensée qu’elle n’était pas la femme impeccable qu’il croyait la rendait plus humble. Elle se montrait moins exigeante, moins tyrannique avec lui et respectait mieux son travail. Quand il venait, suivant son habitude, s’asseoir à côté de sa merveilleuse table de toilette et causer avec elle avant le dîner, l’esprit d’Hélène ne s’égarait plus comme autrefois sur des riens, elle le suivait d’aussi près que possible. D’intéressantes discussions s’engageaient entre eux. Elle ne manquait aucune occasion de lui prouver que son catholicisme supérieur, — celui dont elle pouvait revendiquer la découverte, — était d’accord avec la science. Elle le faisait d’une manière triomphante, ingénieuse, qui amusait infiniment M. Ronald. Et, à chaque instant, elle ramenait son mari sur le sujet de l’amour. Elle se plaisait à l’entendre affirmer qu’il est une des forces de la nature, qu’il agit sur les êtres à la façon de la lumière. Alors elle interrompait sa toilette, demeurait immobile, le peigne ou la houppe à la main, ses beaux yeux bruns fixés sur lui, et, avec une attention passionnée, elle l’écoutait développer sa conception de la vie, de l’univers, sa philosophie scientifique, la seule capable d’arriver à la vérité, et, en l’entendant, la conscience qu’elle n’était qu’un acte vivant d’une volonté divine, lui venait plus nette, et cette conscience lui communiquait une paix que rien ne pouvait lui donner.
Quant à M. Ronald, il éprouvait pour sa femme cette tendresse éperdue que l’on a pour ceux qui ont failli vous être enlevés. Sans s’expliquer pourquoi, par une sorte d’intuition rétrospective sans doute, il s’étonnait souvent de la voir là à ses côtés, et frissonnait à la pensée qu’elle aurait pu ne plus y être. Il attribuait son changement, un changement qui le ravissait, à sa nouvelle religion, et, par reconnaissance, il l’accompagnait, de temps à autre, à Saint-Patrick ou à Saint-Léon. La Providence amène souvent certains résultats avec des éléments contraires, comme si elle avait un plaisir d’artiste à créer et à vaincre les difficultés. Et ainsi, tout ce qui semblait devoir séparer Hélène et son mari avait rendu leur union plus étroite et plus profonde.
Cependant, comme l’avait dit Dora au marquis Verga, M. Ronald avait été envoyé à Paris pour représenter les États-Unis au Congrès international de chimie. Sa femme l’avait accompagné ; tous deux se trouvaient de nouveau installés à l’Hôtel Castiglione.
Le climat et l’air peuvent réveiller d’anciens germes de fièvre ; la vue des lieux associés à un amour ou à un chagrin peut raviver cruellement l’un ou l’autre. Et madame Ronald s’en aperçut bien vite. La première fois qu’elle se retrouva dans la rue de Rivoli, au point précis où le comte Sant’Anna était survenu derrière elle, une vague d’émotion soudaine colora son visage, précipita les battements de son cœur. Par un phénomène psychologique entièrement subjectif, elle crut sentir la présence de Lelo et, comme poussée par une force irrésistible, elle refit le même chemin, s’aventura dans cette avenue Gabriel de dangereuse mémoire. A un certain endroit, elle eut l’illusion que le jeune homme était là tout près, tout près. Alors, elle redressa la tête, elle serra ses lèvres, avec un instinctif mouvement de dignité et de révolte. Elle marcha dans la curieuse atmosphère créée par son imagination, elle se revit telle qu’elle était en ce jour qui devait marquer sa vie d’une marque indélébile : elle avait un chapeau garni de roses pâles, un costume beige clair ; il faisait un temps splendide, il y avait dans l’air un parfum délicieux de fleurs et de verdure ; elle cheminait gaiement, le cœur léger, sans souci, sans pressentiment… « Non, pas plus que n’en a cette pauvre araignée de Madagascar, dont l’homme va s’approprier la substance et la liberté ! » se dit-elle avec amertume, tirant sa comparaison imprévue d’un article de magazine qu’elle venait de lire. — Cette promenade à pied, qui avait pour but apparent une visite à madame Revins, devait, en réalité, amener le mariage de Dora, le malheur de Jack Ascott, son épreuve douloureuse à elle, sa conversion au catholicisme… Sa conversion ! Ce souvenir fut comme un trait de lumière dans son âme troublée ; sa figure se détendit subitement, puis le désir lui vint de revoir le couvent de l’Assomption. Un coupé de remise descendait à vide les Champs-Elysées : elle l’arrêta, se fit conduire chez Lachaume, acheta des azalées, une énorme brassée de roses, et, une heure plus tard, elle arrivait au pensionnat avec sa riche offrande de fleurs.
La supérieure, agréablement surprise, la reçut, les bras et le cœur aussi largement ouverts que le permettait son austérité. Après une assez longue causerie, la jeune femme exprima le désir de parer elle-même la chapelle, comme autrefois. Mère Émilie y consentit volontiers et lui donna une sœur pour l’aider.
Hélène éprouva une vive émotion en pénétrant dans ce sanctuaire où elle était devenue catholique romaine. Et comme elle était changée ! Tout en allant et venant autour de l’autel à pas assourdis, elle se rappela son irrévérence de protestante. Cette petite porte d’or du tabernacle, qu’elle eût jadis ouverte hardiment, lui inspirait maintenant une vénération mêlée de crainte ; pour rien au monde, elle n’eût osé y toucher. Et tout en effleurant la nappe de lin, en maniant les vases et les chandeliers, elle sentit au bout de ses doigts de croyante une sorte de fluide, qui semblait la mettre en communication avec l’âme de ces choses bénites et lui en rendre le contact pénétrant et doux. Son travail terminé, elle s’agenouilla au pied de l’autel qu’elle venait d’orner comme pour un jour de fête. Avec sa lucidité d’intellectuelle, elle se rendit compte de la transformation qui s’était accomplie en elle, de sa vision intérieure agrandie, de la spiritualité qu’elle avait acquise : elle s’en félicita. Comme à la majorité de ses compatriotes, le progrès, le développement des facultés, lui paraissaient des choses désirables entre toutes. Avec une conviction profonde, une confiance touchante, elle murmura :
— In the end all will be well !
« A la fin, tout sera bien !… » Cet acte de foi, le plus simple et le plus haut qui puisse sortir de l’esprit de l’homme, qui vient naturellement aux lèvres de l’Américain, se formula de nouveau, avec plus de netteté encore, dans la pensée de madame Ronald :
— In the end all will be well ! répéta-t-elle d’une voix ferme en se relevant.