Ève victorieuse
XXVI
Le mariage civil de mademoiselle Carroll et du comte Sant’Anna fut célébré le 10 juillet. En sortant du consulat d’Italie, Lelo mit la jeune fille en voiture avec sa mère et M. et madame Ronald. Il lui baisa la main, puis la saluant de son titre, selon l’usage italien :
— Au revoir, comtesse ! dit-il avec un sourire ému.
Dora rougit de plaisir et de surprise.
— Vous ne voulez pas dire que je suis mariée ! s’écria-t-elle avec un effarement comique.
— Absolument !… Si je le voulais, je pourrais vous emmener chez moi, au Grand Hôtel. La loi m’y autorise.
— Mariée ! Ah ! c’est trop fort !… Et je n’ai pas écouté ce qu’on nous a lu ! Qu’est-ce que je vous ai promis ?
— Soumission aveugle, obéissance parfaite.
— Mais c’est effrayant !
— N’ayez crainte, je me charge de vous rendre la soumission et l’obéissance très douces, fit le comte audacieusement.
Comme le landau se mettait en mouvement, les yeux de Lelo rencontrèrent le visage d’Hélène, un visage pâle et contracté, mais où se lisait un défi hautain. Leurs regards se croisèrent comme deux épées, puis un sentiment de vengeance satisfaite ramena aux lèvres du jeune homme ce sourire cruel des Sant’Anna, qu’un des plus grands peintres italiens a fixé sur la toile.
Le mariage religieux fut célébré le lendemain, à la nonciature, par monseigneur Clari. Le marquis et la marquise d’Anguilhon, les de Kéradieu, les Verga, le vicomte de Nozay, le comte de Limeray et quelques Romains y assistèrent seuls. Dans la chapelle toute décorée de fleurs, la cérémonie fut intime et charmante. Dora, merveilleusement habillée, était gracieuse et élégante. Jamais son visage n’avait eu une expression aussi sérieuse et aussi élevée. On déjeuna ensuite à l’Hôtel Continental. Pendant le repas, les époux reçurent un télégramme qui leur apportait la bénédiction de Léon XIII, obtenue, sans doute, par le cardinal Salvoni.
Avec le fardeau vient la force : Hélène eut, tout le temps, comme il arrive dans les grandes journées de la vie, l’impression du rêve, de l’irréel. A la réception qui suivit le déjeuner, elle joua brillamment son rôle de parente. Elle causa gaiement avec l’un et avec l’autre. Ses joues avaient bien un peu trop de roses aux pommettes, sa voix détonnait par moments, son rire était nerveux, mais M. de Limeray fut le seul à le remarquer.
Les époux, qui allaient passer les premiers jours de leur lune de miel à Fontainebleau, partirent de bonne heure. Madame Ronald embrassa Dora, échangea une poignée de main avec Lelo. Cette petite cérémonie des adieux accomplie, elle s’approcha de M. de Limeray, qui la regardait avec admiration.
— Croyez-vous, lui demanda-t-elle abruptement, croyez-vous que l’amour soit un des grands fluides de la nature ?
Le comte regarda la jeune femme avec une certaine anxiété, comme s’il eût craint que sa raison n’eût été ébranlée subitement. Sa physionomie le rassura.
— L’amour, un fluide ! répéta-t-il, un peu surpris, comme naguère Sant’Anna. — Je ne sais pas, je ne l’ai jamais étudié scientifiquement, — ajouta-t-il avec un sourire. — Cela se peut, au fait !…
— Cela est, dit Hélène d’un ton positif. Quand mon mari a émis cette théorie devant moi, je me suis moquée de lui et de la science. Maintenant, je suis sûre qu’ils sont dans le vrai.
— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— Le mariage de Dora.
Puis, comme elle craignait de céder au besoin d’ouvrir son cœur gonflé de regrets inavoués, de douleur et de colère, elle tendit brusquement sa main au comte. Le vieux gentilhomme s’inclina et la baisa un peu plus longuement que de coutume.
— Je livre l’idée et le fait à vos méditations de philosophe ! dit madame Ronald avec une ébauche de sourire. — Au revoir.
— Ces Américaines sont étonnantes, étonnantes ! murmura M. de Limeray en s’éloignant.