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Ève victorieuse

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II

Il y a quelques années seulement, en Amérique, la femme mariée avait une vie sérieuse, plutôt cachée ; elle passait au second plan et y demeurait avec plus ou moins de résignation. C’était le temps où les divorces étaient rares et les scandales plus rares encore ; mais, dans ce pays d’évolutions rapides, les mœurs changent presque aussi vite que les modes. Les jeunes filles, de plus en plus désireuses de se soustraire à la surveillance maternelle, ont demandé aux femmes mariées de les chaperonner au bal, à l’Opéra, sur les mails, sur les yachts de leurs amis et dans toutes ces dangereuses parties de plaisir, excursions, pique-niques, soupers, qui leur sont permises. Et les femmes mariées ne se sont pas fait prier. Sous prétexte de sauvegarder les convenances par leur présence, elles sont rentrées en scène. Elles exhibent maintenant les plus jolies toilettes. Elles veulent des hommages, des offrandes, des fleurs, des tributs d’admiration. Elles fleurtent avec une audace, une science qui rendent redoutables leurs prétentions rivales. Elles commencent à patronner les jeunes filles, elles réussiront peut-être à les détrôner. Elles l’ont déjà fait à Washington.

Les salons sont la synthèse d’une époque. Il n’y en a plus en Europe, il n’y en a pas encore en Amérique. Cependant, quelques femmes ont déjà un certain pouvoir individuel : madame Ronald était de ce nombre. Elle recevait avec un luxe de bon goût, un luxe qui, peut-être, eût paru excessif à Paris, mais qui, à New-York, était modeste. Ses invitations étaient convoitées comme des faveurs. Elle avait besoin de sympathie et d’admiration et rien ne lui coûtait pour se les attirer. Par un don ou par une règle de conduite assez rare chez ses compatriotes, elle avait l’accueil toujours égal et gracieux. Et par là surtout elle avait triomphé comme maîtresse de maison. Elle était devenue l’une des puissances féminines de New-York. Madame Ronald pouvait décider du succès d’un artiste, lancer une mode, changer un usage, tenir en respect une parvenue trop envahissante, mettre au ban de la société une divorcée trop heureuse. Elle était l’esprit dirigeant de plusieurs belles œuvres et, pour comble d’honneur, elle avait été élue présidente des Colonial Dames, — une association caractéristique, s’il en fut !

Les cadets de familles anglaises, les Hollandais, tous ceux qui jadis vinrent chercher en Amérique la liberté et la fortune, avaient rompu sans désir de renouer avec la mère patrie. Devenus riches et indépendants, ils eussent volontiers laissé leurs ancêtres dormir en paix sous les voûtes des cathédrales et des églises d’Europe et dédaigné de se prévaloir d’eux. Les femmes ne l’ont pas permis. Une fois de plus, elles ont manqué l’occasion de prouver leur supériorité. Au lieu de créer dans leur pays l’aristocratie de l’intelligence, du savoir et du talent, elles ont ambitionné celle de la naissance. Au moyen des reliques emportées dans l’exode, des vieilles bibles sur les premiers feuillets desquelles étaient inscrits les mariages et les naissances, elles ont retrouvé les traces de leurs aïeux et se sont réclamées de leurs familles existantes. Elles tirent plus de vanité d’être les branches d’arbres vieux et pourris que d’appartenir aux souches nouvelles et vigoureuses qui ont poussé en Amérique. Elles se montrent plus fières de l’ancêtre inconnu, un homme inutile souvent, mauvais parfois, que de l’aïeul à qui elles doivent tout. Et, saisies de cette douce folie, bon nombre de parvenues vont feuilleter les archives du British Museum, les registres des églises ; pour peu qu’elles aient quelque habileté, elles ne manquent pas de rapporter des preuves d’origine ancienne, des armoiries même.

Pour défendre l’intégrité de leur caste, les femmes de l’aristocratie américaine ont imaginé de fonder l’association des Colonial Dames, où sont admises les seules personnes qui peuvent montrer deux cents ans de filiation et prouver qu’elles ne descendent pas d’émigrants, mais d’émigrés ! La présidence de ce clan d’élite revenait, en quelque sorte, à madame Ronald, car elle était incontestablement bien née. Sa mère avait appartenu à une des meilleures familles de la Nouvelle-Orléans, et son père, le commodore Beauchamp, faisait remonter son origine jusqu’au Beauchamp venu en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, dont le nom se trouve inscrit sur le portail de la cathédrale de Caen. Hélène était non seulement bien née, mais elle avait été bien élevée. Sa mère étant morte quelques semaines après son arrivée en ce monde, une sœur de son père, une de ces délicieuses vieilles filles qui ont l’instinct de la maternité, l’avait prise dans ses bras et dans son cœur et s’était donnée toute à elle et à son frère Charley. La petite Hélène avait été une de ces enfants qui, par leur beauté, par un précoce pouvoir de séduction, désarment parents et instituteurs. Mademoiselle Beauchamp, elle, puisait dans le sentiment du devoir une force de volonté par où elle avait réussi à discipliner la fillette, à lui enseigner le bon ton, de jolies manières. Si elle ne put empêcher le développement de sa vanité, de sa coquetterie innée, elle sut lui donner les principes qui pouvaient y faire contrepoids, et elle imprima au caractère de l’enfant sa propre droiture.

Hélène fit de brillantes études. On craignit même qu’il ne lui prît fantaisie de devenir doctoresse en droit ou en médecine. Sa beauté la sauva. Elle comprit vite qu’il y avait plus d’agrément à être une femme qu’une féministe.

A dix-sept ans, au sortir de pension, pour ainsi dire, elle eut une cour d’admirateurs, des invitations plus qu’elle n’en pouvait accepter. Tout à coup, elle fut saisie d’un de ces dégoûts qui devaient souvent l’assaillir encore et qui témoignaient de sa supériorité. Elle déclara alors à son père et à sa tante qu’elle voulait aller passer une année à Paris, dans un couvent, pour perfectionner son français, sa musique et sa voix. « Si je ne m’éclipse pas pendant quelque temps, — ajouta-t-elle avec ce sens pratique qui n’abandonne jamais l’Américaine, — mes débuts dans le monde seront manqués. On m’aura trop vue, je ne ferai aucune sensation. »

M. Beauchamp et sa sœur jetèrent d’abord les hauts cris, puis ils finirent par reconnaître que la jeune fille avait raison et par convenir entre eux que ses succès précoces ne pouvaient que lui être nuisibles. Ils consentirent donc à ce qu’elle voulait, s’opposant toutefois au séjour dans un couvent. Hélène tint bon. Les pensionnats bourgeois de Passy et de Neuilly ne lui disaient rien. Un couvent chic, aristocratique autant que possible, voilà ce qu’il lui fallait ! La vie religieuse lui avait toujours semblé si extraordinaire qu’elle en avait une curiosité excessive. L’idée de s’emprisonner entre de hauts murs, d’obéir au son d’une cloche, de se soumettre à une discipline sévère, de se trouver dans un milieu français avec des jeunes filles d’une race et d’une éducation différentes, tentait son imagination chercheuse de nouveau.

En conséquence de cette fantaisie, assez étrange chez une mondaine comme l’était déjà Hélène, mademoiselle Beauchamp et elle partirent pour Paris. Après bien des recherches, elles donnèrent la préférence au couvent de l’Assomption à Auteuil, où il y a de l’air, de l’espace et de la verdure. Tante Sophie était résolue à ne pas quitter sa nièce. A aucun prix, elle n’eût voulu la laisser en des mains étrangères et catholiques. Dominée, comme toujours, par le sentiment du devoir, elle fit taire ses répulsions de protestante et prit un appartement dans ce que l’on appelle le « Petit Couvent », une maison de retraite où des femmes du monde viennent souvent chercher le repos et l’oubli. Hélène eut sa chambre dans le couvent même.

Les Américaines, qui ont passé quelque temps dans les pensionnats de Paris, déclarent les Françaises mal élevées, corrompues, hypocrites. De leur côté, les Françaises considèrent les Américaines comme des païennes en religion et en morale. Ces méprises viennent de ce qu’elles ont de la vie une conception différente.

Depuis des siècles, le catholicisme a tourné l’âme latine vers l’au-delà. Il persuade à la jeune fille qu’elle a été mise en ce monde uniquement pour gagner le ciel. Il s’efforce de lui inculquer le mépris du bonheur humain, des vanités de la terre, le dédain de son corps, l’amour de la souffrance. Il a obtenu ainsi des renoncements sublimes, des puretés exquises. Cet idéal favorise chez la femme naissante la vie intérieure, et l’espèce de claustration à laquelle nos mœurs la condamnent, fait d’elle un être concentré, — en qui la sève refoulée produit parfois des rêves dangereux, toute une végétation folle d’idées malsaines, de désirs morbides, de sentiments bizarres.

L’Américaine, au contraire, croit qu’elle a été créée pour jouir des biens d’ici-bas, pour développer son intelligence et prendre part à l’activité universelle. Elle n’a aucune préoccupation d’outre-tombe, aucune ambition de bonheur éternel. Elle se sent entre les mains d’une grande Providence et s’y abandonne joyeusement ; son esprit est ouvert à toutes les idées, son corps est fortifié par la vertu de l’eau, du plein air, du mouvement. Ses sens ne sont pas aiguisés par des pudeurs apprises. Elle se placera devant son miroir dans une nudité absolue, sans éprouver un frisson de volupté. Elle se félicitera d’être belle, s’ingéniera à diminuer ses imperfections, indiquera tranquillement à la masseuse le membre à repétrir. Son innocence faite, non pas d’ignorance, mais d’honnêteté, a moins de charme et plus de valeur. Ce que nous appelons mal et péché, elle le nomme infériorité ou grossièreté. Dans cette distinction réside toute la différence qui existe entre la psychologie du Vieux Monde et celle du Nouveau, entre la psychologie du passé et celle de l’avenir peut-être.

Les élèves du couvent de l’Assomption appartiennent en général à l’aristocratie de province et à la haute bourgeoisie. Hélène se sentit singulièrement dépaysée dans la société de ces jeunes filles. Elles lui furent un continuel sujet d’étonnement. Les libertés que la plupart prenaient avec la vérité la scandalisaient. Leur avidité à pénétrer les mystères de la vie la choquait. L’amour, qu’elle considérait comme une des belles choses de la nature, qu’elle attendait paisiblement, semblait être pour ces Françaises un fruit défendu, une sorte de péché, autour duquel, cependant, tournaient toutes leurs pensées, toutes leurs conversations. Elles se plaisaient même à lire et à relire dans leur livre d’heures, les quelques versets du Cantique des Cantiques qui y sont insérés et rêvaient de ce « Bien-Aimé qui arrive bondissant par-dessus les collines ». Les dévotes priaient avec une ferveur mystique, s’imposaient des privations pour être agréables à Dieu. Ceci paraissait à l’Américaine le comble de l’enfantillage. Et il y avait chez toutes ces pensionnaires des besoins de dévouement, de sacrifice, des aspirations, qui en faisaient à ses yeux des créatures extravagantes et romanesques, mais auprès desquelles, par moments, elle se sentait une véritable enfant.

A son tour, Hélène fut incomprise et critiquée sans merci. On prit sa franchise pour de la rudesse ; son indépendance de caractère parut une preuve de mauvaise éducation. Son élégance précoce, ses dessous de soie et de batiste, qui excitaient bien des envies, furent considérés comme des indices de coquetterie coupable. Sa beauté lui valut des admirations passionnées qui ne laissèrent pas que de la flatter ; mais, pendant son séjour au couvent d’Auteuil, elle ne s’y fit pas une amie vraie.

Dans ce milieu français et catholique, Hélène, à son insu, enregistra une foule d’impressions qui, plus tard, bien plus tard, devaient reparaître et aider à l’accomplissement de sa destinée. Tous les dimanches, avant déjeuner, elle allait à l’église protestante de l’avenue de l’Alma ; l’après-midi, avec son bel éclectisme américain, elle assistait aux vêpres et même chantait à l’orgue. Les cérémonies du culte catholique n’étaient pour elle qu’un spectacle ; elle avait toutefois la conscience que ce spectacle l’élevait spirituellement, — was elevating. — L’odeur de l’encens, les mots mystérieux de la langue liturgique, la bénédiction du Saint-Sacrement lui plaisaient particulièrement. De temps à autre, le frisson religieux passait à la surface de son âme, mais sans la remuer. La chapelle de l’Assomption avait pour elle un attrait curieux. Elle demandait souvent qu’il lui fût permis d’aider la religieuse à décorer l’autel. Elle le faisait comme une profane, avec des mouvements vifs, le rire aux lèvres, la voix un peu trop haute, insensible à la grande Présence qui rendait la sœur si craintive et si respectueuse. Les jours du marché de la Madeleine, elle revenait à Auteuil, sa voiture remplie de fleurs ; elle allait déposer les plus belles aux pieds de la Vierge. C’était un hommage qu’en vraie Américaine elle voulait rendre à son sexe. Elle aimait le catholicisme parce que, disait-elle avec un sans-gêne d’hérétique, il possède une déesse et que, seul de toutes les religions chrétiennes, il a élevé des autels aux femmes.

Hélène s’était promis de bien employer son temps à Paris, et elle se tint parole. Elle suivit les classes de français, de littérature et d’histoire, prit des leçons de diction, des leçons de chant d’un grand professeur italien. Elle avait une voix extrêmement belle et pure, à laquelle cependant manquait encore la chaleur de l’âme. Elle le sentait et s’en désespérait. Elle avait beau évoquer successivement la figure de ses admirateurs, aucun ne la « dégelait », comme elle le disait plaisamment, et à dix-huit ans, elle était obligée de tricher sur la prononciation pour donner aux paroles d’amour un peu d’expression.

Mademoiselle Beauchamp chaperonna si habilement sa nièce qu’elle n’eut pas l’occasion de faire la connaissance d’un seul Français. Elle ne put voir que de loin ces comtes et ces marquis dont elle avait entendu dire tant de mal et qui, à cause de cela, excitaient sa curiosité.

Cette année d’étude et de repos fit le plus grand bien à la jeune Américaine. Elle rapporta d’Europe quelque chose d’indéfinissable qui ajoutait à sa beauté un charme nouveau.

Les débuts dans le monde d’Hélène Beauchamp furent un succès dont on parla longtemps. Elle devint une des plus triomphantes « belles » de la société de New-York. — Une « belle » est une de ces créatures brillantes, jolies, possédant le secret pouvoir qui fait les conquérants : c’est à elle que vont tous les hommages ; on la couvre de fleurs, on mendie ses sourires, les maîtresses de maison se disputent sa présence, les hommes par vanité deviennent ses courtisans et ses esclaves. Cette royauté dure une ou deux saisons mondaines, pendant lesquelles il faut gagner le Grand Prix : position ou fortune. La « belle » qui n’y réussit pas est considérée comme — a living failure, un « insuccès vivant ». — Elle vieillit vite et passe pour toujours au rancart. Sic transit gloria mundi !

La fortune d’Hélène n’était pas en rapport avec ses goûts : aussi avait-elle déclaré qu’elle ferait un mariage riche ou qu’elle resterait vieille fille. Elle avait été créée, disait-elle, pour avoir des voitures, des chevaux, des toilettes élégantes, une maison luxueuse ; il lui fallait tout cela. Elle fut demandée par plusieurs parvenus milliardaires, elle les refusa haut la main. Elle n’était pas ambitieuse à demi : elle voulait encore un homme de bonne famille, intelligent, qui fût ou pût devenir quelqu’un. L’Américaine, en général, tient à ce que son mari lui fasse honneur, soit par ses capacités, soit par sa puissance commerciale. S’il possède une haute stature, elle s’en montre particulièrement fière et répète avec une vanité un peu sauvage : « Il a six pieds sans ses souliers. »

Henri Ronald semblait être le rêve d’Hélène fait homme. Il réunissait tout ce qu’elle désirait rencontrer : beauté physique, capacités de premier ordre et fortune. Quoiqu’il ne fût pas aussi bien né qu’elle, il avait derrière lui trois générations de bourgeoisie riche et honnête, ce qui dans tous les pays du monde peut constituer une petite noblesse. Henri était le grand parti de la saison où mademoiselle Beauchamp fit ses débuts.

La vue d’Hélène éveilla tout ce qu’il y avait en lui de poésie et de jeunesse. Ses cheveux d’un coloris si merveilleux, ses yeux bruns rayonnant de vie, sa personne élégante se photographièrent instantanément dans le cerveau du jeune homme et ne s’effacèrent plus. Dès le premier moment, mademoiselle Beauchamp devina qu’il était en son pouvoir. Elle commença par jouer un peu cruellement avec lui, mais elle était trop réellement intelligente pour ne pas sentir sa supériorité et en éprouver le respect. Comme il arrive souvent chez la femme, l’amour suivit de près.

La mère et la sœur de M. Ronald, deux bourgeoises austères, essayèrent de le détourner de la brillante jeune fille dont la mondanité et la frivolité les effrayaient. Les forces du Destin se trouvaient contre elles : pour la première fois, leurs paroles et leurs remontrances furent sans effet sur Henri ; à la fin de la saison, il était fiancé à Hélène.

Le mariage, retardé par la mort du commodore Beauchamp, n’eut lieu que dix-huit mois plus tard.

Et jusqu’alors, ce mariage avait été des plus heureux. M. Ronald était devenu le propriétaire d’une des grandes revues scientifiques de l’Amérique, et ses travaux en toxicologie l’avaient rendu célèbre, même hors de son pays. En Europe, savants et littérateurs sortent, pour la plupart, du peuple et de la petite bourgeoisie, où se trouvent les forces vives des nations. Ils n’ont pas reçu cette éducation qui raffine et polit l’individu. Ils sont à la fois au-dessus et au-dessous des gens du monde. Aux États-Unis, ils appartiennent, de plus en plus, à la classe riche et ils en ont les habitudes. S’ils ne les avaient pas, du reste, leurs femmes auraient tôt fait de les leur donner.

M. Ronald avait un laboratoire comme on a une écurie de courses. Il était un de ces athlètes de l’Université d’Harvard, dont les muscles et tous les sens sont exercés par un entraînement continuel, au moyen de ces sports qui décuplent la force de l’homme, qui le rendent gracieux au repos, redoutable à l’heure du combat, et qui, quoi qu’en disent les éducateurs français, peuvent se concilier avec l’étude, comme on le voit en Angleterre et en Amérique. Entre deux expériences de chimie, Henri Ronald allait faire une partie de cricket ou de foot-ball et, à trente-huit ans, l’âge qu’il avait maintenant, son corps était d’une vigueur, d’une agilité qui, en quelques jours, pouvaient faire de lui un soldat de premier ordre.

Hélène aimait son mari, non pas passionnément peut-être, mais aussi profondément qu’elle croyait pouvoir aimer, et elle était, elle, la joie de cet homme, son orgueil, sa vanité, son amour unique.

Aux États-Unis, chez les gens riches, il y a peu de vie de famille. Les femmes qui se sentent quelque intelligence se font un devoir de la cultiver : à la manière des héroïnes d’Ibsen, elles veulent développer leur individualité et rêvent de se séparer de l’homme : elles se jettent éperdument dans l’étude, passent leur temps dans les clubs littéraires ou scientifiques et abandonnent maison et enfants à la grâce de Dieu. Les mondaines ne songent qu’au plaisir. Les maris des unes et des autres sont pris toute la journée par les affaires. Quand ils rentrent chez eux, ils n’y trouvent pas l’intimité du foyer. On ne leur permet pas de dételer, mais seulement de changer de harnais, et le plus lourd souvent n’est pas celui du travail.

M. Ronald, lui, sacrifiait son club pour venir assister à la toilette de sa femme. Il aimait à la voir au milieu de toutes les choses jolies, soyeuses, brillantes, qui servaient à sa parure. Dans cette heure de tête-à-tête, chacun parlait de ce qui l’intéressait, conjugalement. Lui, causait art, science, politique ; elle, à son tour, racontait sa journée de mondaine, les potins recueillis çà et là. Hélène eût été très froissée que son mari ne l’associât pas à sa vie intellectuelle ; cependant elle ne l’écoutait guère que d’une oreille. Ni l’un ni l’autre ne remarquait, heureusement, combien était rare et léger le contact de leurs esprits.

Madame Ronald avait l’activité de toutes ses compatriotes. Plus elle pouvait accumuler, dans sa journée, de visites, de plaisirs et d’actions, plus elle était satisfaite. Malgré cela, elle avait parfois la conscience qu’elle vivait à vide.

Après une longue fréquentation des Américaines, on peut reconnaître au premier coup d’œil celles qui ont du sang latin ou celte. Il y a plus de rêve dans leurs yeux. Elles possèdent plus de charme et de sensibilité physique. Leur caractère a plus de nuances et moins de fermeté ; leur moralité n’est pas aussi soutenue. L’arrière-grand-père de madame Ronald était un huguenot de Toulouse. Il y avait en elle des éléments étrangers à la race saxonne, et ces éléments, non utilisés, produisaient une certaine agitation intérieure, un mécontentement sans cause qu’elle appelait nervosité. Les plaisirs mondains ne l’avaient jamais entièrement satisfaite. Elle avait étudié les choses les plus extraordinaires : le bouddhisme, les sciences occultes, les questions sociales, — étudié à la manière des femmes, s’entend ! — Quand elle lisait dans un roman français l’analyse de quelque grande passion, et c’était toujours ce qu’elle recherchait, elle se dépitait de n’avoir jamais rien éprouvé de pareil. Il lui semblait qu’elle était lésée, traitée comme une enfant. Elle se demandait si l’âme européenne avait plus de cordes que la sienne, ou si, chez elle, ces cordes n’avaient pas vibré. L’amour que lui avait inspiré son mari lui paraissait banal. Elle lui en voulait, à son insu, de n’avoir jamais remué la lie de son être ; elle se disait avec un haussement d’épaules : « Il est trop parfait ! »

Chez une Française, semblable curiosité eût été toute sensuelle et une bonne catholique n’aurait pas manqué de s’en confesser. Chez l’Américaine, quand elle s’éveille, et elle s’éveille souvent, ce n’est qu’une curiosité de l’esprit. Hélène désirait savoir, tout simplement ; elle ne se souciait pas de sentir. Elle regrettait de n’avoir pas connu les tortures de la jalousie, le combat des tentations ; elle se croyait si forte, si incapable d’une chute, qu’elle aurait voulu jouer avec toutes ces choses dangereuses. Après deux ou trois ans du surmenage auquel la condamnait sa mondanité, il se déclarait chez Hélène une fatigue morale, un immense dégoût, un besoin de repos et de simplicité. Alors, il lui fallait la vieille Europe maternelle et douce. Elle en revenait toujours renouvelée et guérie.

Jusqu’alors, M. Ronald avait accompagné sa femme, mais ces voyages périodiques, sans grand intérêt pour lui, commençaient à lui devenir pénibles. Les quelques entretiens qu’il avait avec ses confrères étrangers ne le dédommageaient pas suffisamment de la privation de ses livres et de son laboratoire. Il ne pouvait s’empêcher de frémir quand il se rappelait les promenades sans but à travers Paris, les déjeuners retardés par les essayages, les soirées dans les théâtres les plus mal ventilés du monde, l’invasion matinale de son appartement par les fournisseurs, l’étalage des robes et des chapeaux sur tous les meubles. Les mille choses désagréables auxquelles un mari américain est soumis en Europe étaient encore si présentes à son esprit qu’il n’était pas fâché d’avoir un bon prétexte pour rester à New-York.

Hélène, elle, avait depuis longtemps l’envie secrète, si secrète qu’elle ne se l’avouait même pas, d’aller seule à Paris. Il lui semblait que ce serait — great fun — très amusant — de s’y sentir tout à fait libre et émancipée. Le péril de l’expérience la tentait sans qu’elle s’en doutât. Le puritanisme de M. Ronald ne laissait pas que de lui imposer quelque contrainte. Il ne s’amusait jamais dans les petits théâtres. Bien qu’il eût une connaissance assez particulière du français, les finesses de la langue parlée lui échappaient. Par l’expression des physionomies, il devinait les allusions grossières ; il en ressentait une sorte de malaise que la jeune femme devinait à son tour et qui l’empêchait de rire.

Quoi qu’on en dise, le niveau moral de la généralité des Américains est au-dessous du niveau moral des Européens ; mais on trouve, parmi eux, des hommes d’une austérité de mœurs, d’une pureté d’esprit incroyables, et qui ont, dans leur conversation, infiniment plus de retenue que les femmes. M. Ronald appartenait à cette élite. Son élévation inspirait à Hélène un respect involontaire. Devant lui, elle était plus réservée dans ses propos. Au théâtre, à Paris, il lui était arrivé souvent d’arranger pour ses oreilles, en les lui traduisant, les phrases un peu raides de certaines pièces, ce qui, à des Français, eût sans doute paru d’un haut comique. Elle n’eût jamais osé lui demander de la conduire au Moulin-Rouge, dans les cafés-concerts, et, naturellement, elle mourait d’envie d’y aller. Aussi, la perspective d’un séjour à Paris avec sa tante, mademoiselle Beauchamp, et cet indulgent mentor qu’était son frère Charley lui causait-elle une joie qu’elle avait peine à dissimuler.

Elle ne regrettait pas, au fond, que mademoiselle Carroll eût remis son mariage : elle la considérait comme un appoint peu négligeable d’entrain et de gaieté.

Dora était la nièce de M. Ronald par une demi-sœur. Elle appartenait à ce type, particulier à l’Amérique, que l’on nomme the society girl. Aucun mot français ne saurait traduire exactement cette dénomination.

The society girl — la jeune fille mondaine — est en général assez mal élevée, plutôt brillante qu’intelligente. Tour à tour polie et impolie, généreuse et mesquine, bonne et méchante, amie dévouée, ennemie impitoyable, fleureteuse enragée, elle est une vivante macédoine américaine de défauts et de qualités. Signes particuliers : elle joue du banjo, — la mandoline nègre, — et sable le champagne à la manière d’une demi-mondaine parisienne ; plus tard, elle entretiendra sa verve avec des cocktails. La society girl ignore la ponctualité, la correction sous toutes ses formes. Il manque toujours un bouton ou une agrafe à sa toilette et, en dépit des meilleures femmes de chambre, elle est souvent habillée avec des épingles et semble faite pour créer le désordre.

Mademoiselle Carroll offrait un assez grand nombre de ces caractéristiques, mais elles se détachaient pour ainsi dire sur un fond d’honnêteté et de droiture qui les rendait supportables. De plus, elle avait été élevée à la campagne ; le plein air avait laissé en elle quelque chose de sain que les succès, le plaisir à outrance, le fleuretage n’avaient pu altérer.

Dès son enfance, elle avait eu la bride sur le cou. On avait cédé à toutes ses volontés, ses parents d’abord, puis ses amis et le monde. Était-ce faiblesse chez son entourage ou force supérieure chez elle ? Toujours est-il qu’elle était devenue égoïste par simple habitude de tout attendre des autres et de ne leur rien sacrifier. Elle jouait bien du banjo et en artiste, mais elle ne buvait que modérément du champagne, se flattant de n’avoir pas besoin de lui demander la gaieté. Elle semblait vraiment en avoir une source inépuisable ; et, de cette source, l’esprit jaillissait en boutades, en saillies, en traits aigus, dont l’originalité désarmait ceux mêmes qu’ils atteignaient. Mademoiselle Carroll n’était pas jolie, mais comme elle le disait plaisamment, elle était née « chic ». Elle avait une de ces ossatures élégantes, nettes, qui défient plus tard la maternité et l’âge ; elle était une merveilleuse écuyère. Son unique rêve de jeune fille avait été de perdre sa fortune et d’aller exhiber son talent de haute école sur l’arène des grands cirques d’Europe, moyennant des cachets fabuleux. A la voir en selle, formant avec sa monture une ligne parfaite, un roi, homme de cheval, s’en fût épris follement. Il n’y avait pas à s’étonner qu’elle eût tourné la tête à M. Ascott et à bien d’autres.

Jack s’était montré le plus dévoué, le plus persévérant de ses admirateurs et il avait réussi à éveiller en elle quelque chose qui ressemblait à l’amour, d’assez loin, il est vrai. Lui seul savait ce que cette conquête lui avait coûté d’angoisses et de sacrifices. Possesseur d’une grande fortune, il avait cru pouvoir se dispenser de choisir une carrière. A sa sortie de l’Université de Harvard, il avait mené la vie d’un mondain ; vie plus inepte encore en Amérique qu’en Europe. Il avait exhibé des voitures de tous les modèles, promené à deux et à quatre chevaux les plus jolies jeunes filles, colporté de réception en réception mille petites histoires qu’il disait bien, — talent très apprécié des femmes, — et passé le reste du temps au club, à ressasser les questions politiques entre plusieurs cocktails ou autres « remontants ».

L’Américaine est trop active elle-même pour souffrir l’homme oisif : elle le méprise hautement et, dans son pays, elle le trouve déplacé et ridicule. Mademoiselle Carroll ayant déclaré à M. Ascott qu’elle ne serait jamais la femme d’un inutile, il s’était associé avec un banquier de ses amis et, les qualités héréditaires aidant, s’était révélé au bout de quelques mois ce que l’on appelle aux États-Unis a splendid business man, — un grand homme d’affaires. — Dora, touchée de cette conversion au travail, lui avait finalement accordé sa main. Puis, comme furieuse d’avoir été entraînée à aliéner sa liberté, elle ne manqua pas de lui faire payer cher cette victoire. Elle était avec lui exigeante, capricieuse, fantasque. Quand elle sentait qu’elle l’avait poussé aux dernières limites de la patience, elle venait lui dire, comme une petite fille, avec un joli air pénitent qu’elle savait irrésistible : « Jack, I am good now, I am good. — Jack, je suis sage maintenant, je suis sage… » Elle ne lui faisait pas même la grâce de dire : « Je serai sage », pour ne pas engager l’avenir sans doute. Et le bon garçon pardonnait quand même. Comme elle l’avait déclaré à son oncle. Dora n’avait rencontré personne qui lui plût davantage, et elle n’eût voulu céder son fiancé à aucune autre femme : en deux phrases, elle avait donné la hauteur et la profondeur de son amour. Un amour semblable pouvait attendre. De fait, lorsqu’elle apprit que son oncle et sa tante allaient en Europe, le regret lui vint aussitôt d’avoir fixé son mariage au mois de juin. De ce regret au désir de le remettre une seconde fois, il n’y avait pas loin. Elle résista pendant quelque temps à cette fantaisie ; un jour même, elle se mit en devoir de commander sa toilette à Doucet. Mais, par un de ces phénomènes qui servent à nous conduire où nous devons aller, une série d’images se développa instantanément dans son cerveau : elle vit la rue de la Paix avec ses vitrines étincelantes de joyaux et de pierreries, ses étalages d’artistiques chiffons… Fascinée irrésistiblement par cette vision tentatrice, elle jeta sa plume loin d’elle, déchira en petits morceaux la lettre commencée et, tout haut, de son ton le plus résolu, elle dit :

— J’irai choisir ma robe de mariage !

Afin de ménager l’amour-propre de M. Ascott, plutôt que par crainte d’être blâmée, Dora déclara que la santé de sa mère l’obligeait à l’accompagner aux eaux de Carlsbad. Madame Carroll ne demandait pas mieux : l’Américaine, pour qui le joug conjugal est cependant si léger, préfère toujours voir sa fille y échapper et rester libre.

Jack fut profondément blessé du nouveau caprice de sa fiancée. Il eut le tort de s’emporter, l’accusa d’aller chercher en Europe un mari titré. Elle, en vraie femme, se montra offensée aussitôt d’un pareil soupçon et finit même par l’amener à lui en demander pardon.

Hélène et Dora croyaient aller à Paris uniquement pour s’amuser, pour acheter des chiffons. En réalité, elles y étaient envoyées par la Providence, l’une afin de recevoir le baptême du feu, l’autre afin d’apprendre une grande leçon, — toutes deux, pour donner la floraison entière de leurs êtres et vivre leur destinée.

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