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Ève victorieuse

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IV

Hélène était liée depuis l’enfance avec Annie Villars, la riche héritière qui avait épousé le marquis d’Anguilhon.

Ce mariage avait été blâmé, déploré par toute la haute société américaine. Il enlevait au pays une immense fortune, une jeune fille de bonne maison ; ces deux pertes avaient été vivement ressenties. Hélène, elle, en avait eu un réel chagrin.

Pendant quatre ans, on avait attendu vainement la visite de la marquise et de son mari. L’été précédent, ils avaient cependant fait leur apparition à Newport : ce fut l’événement de la saison. Madame Ronald vit alors le jeune ménage dans l’intimité ; beaucoup de ses craintes et de ses préjugés disparurent. Elle fut séduite aussitôt par la figure et les manières de Jacques d’Anguilhon, le déclara fascinating — fascinant — et créa tout un courant de sympathie en sa faveur. La marquise, secrètement reconnaissante à Hélène, l’engagea à venir à Paris au printemps et lui promit de la présenter à ses amis français. Et c’est un peu pour cela qu’Hélène avait fixé son voyage au mois d’avril, car elle avait le plus vif désir de pénétrer dans ce faubourg Saint-Germain qui lui semblait une arche sainte.

La marquise d’Anguilhon et la baronne de Kéradieu ne rentrèrent que dans la première semaine de mai. Le lendemain de son retour, Annie vint faire sa visite à ses compatriotes et les invita d’emblée à son dîner du jeudi, à ce dîner franco-américain qui était devenu comme une institution chez elle. Madame Ronald, Dora et M. Beauchamp acceptèrent seuls ; madame Carroll et tante Sophie, qui n’aimaient pas les étrangers, prirent prétexte de leur santé pour refuser.

Madame Ronald n’avait pas revu le marquis depuis Newport ; elle était désireuse de connaître ses impressions d’Amérique et de causer de nouveau avec lui. Il l’avait vivement intéressée et elle avait été flattée des attentions toutes particulières qu’il avait eues pour elle.

En se rendant chez les d’Anguilhon, Hélène recommanda pour la dixième fois à Dora de s’observer, de ne pas dire tout ce qui lui passerait par la tête. La jeune fille, qui avait cependant assez bon caractère, finit par se fâcher :

— A vous entendre, dit-elle, on croirait que je viens du Far West !

— Non, mais vous êtes un peu étonnante, vous savez, et des Français pourraient s’y tromper. Il faut toujours tâcher de faire honneur à ses amis. Annie ne serait pas contente, si l’on venait à vous trouver vulgaire.

Mademoiselle Carroll haussa les épaules, comme c’était son habitude quand elle ne pouvait rien répondre.

La marquise d’Anguilhon était enchantée que madame Ronald la vît dans son intérieur, dans le cadre de ce vieil hôtel qui lui était devenu cher. Elle savait qu’une fidèle description en serait envoyée à New-York et arriverait sûrement par Hélène au clan aristocratique des Colonial Dames. Avec les de Kéradieu, le prince de Nolles, le vicomte de Nozay et deux autres amis, elle invita le marquis et la marquise Verga, — lui, un Romain qui occupait une haute situation à la cour d’Italie ; elle, une Américaine remarquablement jolie. Ce dîner de douze personnes seulement fut un de ces repas comme Annie avait appris à en donner. Madame Ronald et mademoiselle Carroll s’étaient attendues à plus de splendeur, mais elles étaient trop habituées aux belles choses pour ne pas reconnaître, au second coup d’œil, la recherche, le grand luxe qu’il y avait dans la simplicité apparente du service et du décor. Madame d’Anguilhon avait confié Dora aux soins du vicomte de Nozay, sûre que ces deux esprits indépendants et originaux tireraient l’un et l’autre tout l’amusement imaginable. « C’est la jeune fille du monde dernier modèle, — avait-elle dit. — Ne la jugez pas mal : au fond, elle est très comme il faut. »

Au grand soulagement de madame Ronald, et au désappointement du vicomte, mademoiselle Carroll parla peu, occupée qu’elle était à observer ses hôtes. D’une autre volée qu’Annie, elle ne l’avait que fort peu connue, mais leurs mères étaient très liées : elle avait beaucoup entendu parler d’elle. En voyant son élégance sobre, sa dignité, elle se dit que cette marquise-là faisait honneur à l’Amérique. Le maître de la maison l’intéressa plus encore. C’était la première fois qu’elle voyait de près un homme de race ancienne, et, chose curieuse, elle, si moderne, en subit le charme tout de suite. Le marquis, avec son type affiné, ses yeux brun doré au regard lointain, était bien fait pour l’étonner. Ce soir-là, il était nerveux, singulièrement distrait ; sa femme fut souvent obligée de lui répéter la même question. Elle le fit avec une douceur charmante, et lui, revenant à elle, eut toujours un sourire affectueux, un joli mot d’excuse. Rien de tout cela n’échappa à Dora.

Après le dîner, madame Ronald prit Jacques à partie :

— Vous savez, lui dit-elle, qu’on ne vous a pas encore pardonné d’avoir quitté Newport aussi vite. Est-ce que vous ne l’avez pas aimé ?

— Franchement non ; il y a trop de luxe, trop de bruit, trop d’éclat. Les Indiens, qui le nommaient « Île de Paix », l’avaient mieux compris. Une île de paix, voilà ce qu’il devait être. La vie mondaine m’y a semblé déplacée. Ces châteaux, ces palais de marbre sans espace, entourés de murs et sur une plage aussi fréquentée qu’une rue, m’ont fait l’effet d’un non-sens. Quand je pense qu’à quelques milles de là on aurait eu un décor merveilleux, de beaux ombrages et du silence !…

— Du silence ! interrompit le baron de Kéradieu, — tu oublies que les Américains n’ont pas encore besoin de silence.

— C’est vrai, je suis absurde, confessa Jacques, de bonne grâce.

— Est-ce que Newport n’est pas quelque chose comme Trouville ? demanda le vicomte de Nozay.

— Oui, mais il est infiniment plus brillant, répondit Henri de Kéradieu. — C’est la grande « foire aux vanités » des États-Unis, l’endroit de notre planète où l’on s’amuse et où l’on fleurte le plus.

— Et où l’on voit le plus de jolies femmes ! ajouta le marquis Verga.

— D’accord. En Europe, Brighton seul pourrait lui être comparé, et encore, à Brighton, il y a la foule, des gens pauvres, mal habillés, tandis qu’à Newport tout est de première classe, pas une ombre au tableau.

— Si ce n’est, dit Jacques, la vue des travailleurs qui fournissent à tout ce luxe et dont l’air harassé fait peine.

— C’est vrai, mais qui diable y pense ? Pour ma part, quand j’ai passé quinze jours à Newport, j’éprouve la fatigue d’une grande personne qui aurait supporté longtemps le bruit des jeux d’enfants. L’été dernier, d’Anguilhon et moi, nous avons été heureux de fuir au Canada. Il nous a semblé délicieux comme un verre d’Appollinaris après un dîner trop succulent.

— En vérité, reprit Jacques, le Canada m’a donné une inoubliable sensation de repos. Québec, avec ses grands toits, ses couvents, ses églises, m’a fait l’effet d’un coin de notre vieille France provinciale.

Annie se mit à rire :

— Vous entendez ? dit-elle. Est-ce assez Français, cela ! Ces messieurs font sept jours de mer pour voir quelque chose de nouveau et, au bout d’un mois, ils recherchent les endroits qui ressemblent à leur pays.

— C’est vrai ! Et rien ne m’a fait plaisir comme de retrouver l’accent normand chez les Canadiens et de les entendre prononcer « poëvre », au lieu de « poivre ». J’ai été ému plus d’une fois en voyant combien le culte de la France est encore vivant parmi eux.

— Nous avons eu, un jour, une délicieuse surprise, dit M. de Kéradieu. Dans une de nos promenades à cheval, assez loin de Québec, nous sommes arrivés devant la grille d’une belle propriété et nous avons poussé un cri en voyant sur les piliers de l’entrée, inscrit en grosses lettres, le nom de « Milly ». Milly, la terre de Lamartine ! Sûrement une femme devait demeurer là qui aimait et comprenait le poète. Ceci nous a montré de combien le Canada retarde sur la France d’aujourd’hui. Il en est encore au sentiment… Jacques et moi, mus par une même pensée, nous avons levé nos chapeaux à l’inconnue et au souvenir de notre compatriote. On se serait probablement moqué de nous, de l’autre côté du Saint-Laurent, mais que voulez-vous ? nous sommes bien Français ! fit le baron avec un sourire à l’adresse d’Annie.

— J’espère, monsieur d’Anguilhon, — dit Charley Beauchamp, — que vous n’avez pas seulement admiré le Canada et que l’Amérique ne vous a pas fait une trop mauvaise impression.

— Une mauvaise impression ! Au contraire… Mon séjour aux États-Unis m’a aidé à comprendre la vie moderne mieux que tous les livres que j’aurais pu lire. Si je n’ai pas été charmé toujours, j’ai toujours été émerveillé. Chicago, entre autres, m’a stupéfait. La hauteur de ses maisons, la hardiesse de ses bâtisses m’ont donné une idée unique de grandeur et de fragilité. Vingt fois, il m’est arrivé de m’écrier : « Comme c’est beau et comme c’est laid ! »

— Êtes-vous allé dans le Far West ?

— Oui, et c’est là que j’ai été le plus vivement frappé. Le déploiement de force et d’activité que j’y ai vu m’a si bien secoué moi-même que j’ai voulu essayer mes muscles : j’ai jeté la cognée dans les arbres, aidé au lancement de quelques radeaux… Pendant plusieurs mois, j’en ai eu les mains calleuses, et ces marques-là m’ont rendu très fier.

— Je ne serais pas étonnée, dit Annie, qu’un de ces jours mon mari eût un ranch quelque part. Ce serait plus nouveau qu’une écurie de courses.

— Et plus sain, surtout, dit Jacques. Les quinze jours que nous avons passés, de Kéradieu et moi, dans l’État de Nevada, chez un compatriote, resteront un de mes meilleurs souvenirs. Nous avons partagé la vie frugale de notre hôte, fait des kilomètres à la poursuite des chevaux. Le soir, quand je fumais mon dernier cigare sous le ciel aux brillantes étoiles, dans le silence de la Prairie, l’existence mondaine, le Bois, le club, m’apparaissaient si bêtes et si mesquins ! Dans cet air pur du large, comme chargé de sève, on se sent renouvelé physiquement et moralement. C’est bien l’air dont nous aurions besoin, nous autres ! Pour mon compte, j’irai aussi souvent que possible m’y retremper.

— Et nos villes de l’Est, quel effet vous ont-elles produit ? demanda M. Beauchamp qui, comme la plupart de ses compatriotes, était curieux de l’opinion des Européens.

— Excellent. Vos universités, vos collèges, vos hôpitaux, les institutions dues à l’initiative privée vous font le plus grand honneur. En vérité, votre œuvre est colossale.

Le visage de l’Américain rayonna de satisfaction.

— Il y a bien peu d’étrangers qui nous rendent cette justice !

— Parce qu’on a le tort de chercher dans votre pays ce qu’il n’a pas encore, au lieu de voir ce qu’il a.

— Ah ! il y a deux grandes belles choses en Amérique, dit le marquis Verga : les femmes de Baltimore et les chevaux du Kentucky.

— Voilà qui est bien italien ! fit sa femme.

— Que voulez-vous, ma chère amie, il ne faut pas demander à un homme né entre le Vatican et le Quirinal de comprendre un pays aussi renversant que le vôtre. Pendant les trois mois que j’y ai passés, j’ai eu à chaque instant la respiration coupée comme dans vos terribles ascenseurs, ces ascenseurs qui ne vous montent pas, mais qui vous enlèvent !… Tout le temps, je me suis senti bousculé moralement, et j’ai eu le sentiment qu’on me marchait sur les pieds.

— Voilà au moins une impression nouvelle ! dit M. Beauchamp avec bonne humeur.

— Par exemple, reprit le marquis d’Anguilhon, je n’ai pas été édifié de vos mœurs politiques. Elles sont pires que les nôtres, et ce n’est pas peu dire.

— C’est que chez nous, comme chez vous, les honnêtes gens ont le tort d’être égoïstes, — répondit Annie avec son franc parler habituel. — Au lieu de lutter contre les intrigants, les ambitieux sans scrupules, ils leur laissent le champ libre : alors, la corruption et la concussion entrent partout.

— Vous avez raison, avoua M. Beauchamp ; mais voilà ! il est peut-être impossible de trouver chez des gens arrivés, indépendants, le moteur nécessaire pour donner l’impulsion aux affaires d’un grand pays.

— Eh bien, c’est triste ! fit Hélène. L’honnêteté devrait être une force motrice plus puissante que celle de l’ambition personnelle.

— Ah ! madame Ronald, vous demandez trop à la nature humaine, plus que ne fait la Providence ! dit Jacques. C’est incroyable comme vous avez toutes l’instinct de la combativité.

— A propos, monsieur d’Anguilhon, que pensez-vous des Américaines en masse ? Vous m’avez promis de me le dire.

— Elles m’ont semblé faites pour leur pays admirablement. Elles ont les qualités qui le caractérisent : la jeunesse, l’audace, la vitalité.

— Comme c’est vrai ! dit Charley Beauchamp.

— De plus, elles sont bien jolies, continua Jacques. A ma grande surprise, j’ai retrouvé aux États-Unis le type féminin du XVIIIe siècle, qui a disparu en Europe. J’ai vu nombre de visages ressemblant à ceux qu’ont peints Latour et Greuze. En toute sincérité, je n’ai rencontré nulle part autant de beauté, ou serré des mains aussi petites et aussi fermes.

— Sûrement, — fit Dora avec son expression aiguë, — après toutes ces choses flatteuses nous pouvons nous attendre à un « mais » correctif… et c’est ce « mais » qui m’intéresse.

— Eh bien, mademoiselle, j’ajouterai : mais… pour que les Américaines aient le charme et le fini, l’harmonie suprême, enfin, il leur faut un siècle de plus.

— Je préfère l’avoir de moins ! répliqua mademoiselle Carroll.

— Vous avez raison, la jeunesse est un beau défaut.

— Si vous n’avez que celui-là à nous reprocher, dit madame Ronald, nous ne nous plaindrons pas. Et vous, Annie, quelle impression l’Amérique vous a-t-elle faite après six ans d’absence ?

— N’allez pas croire à une affectation de ma part, mais je vous avoue que beaucoup de choses m’ont choquée. J’ai été frappée de la nervosité universelle. Le niveau moral m’a semblé considérablement baissé. De mon temps, il y avait des jeunes filles — fast, — « vites », j’en ai trouvé de — rapid, — « rapides », et je me suis aperçue qu’on parlait de divorces autant que de mariages. Le bruit et l’activité excessifs, dont je suis déshabituée, m’ont causé une fatigue réelle. Les maisons de nos milliardaires m’ont fait apprécier certains intérieurs français. Je suis rentrée dans notre vieux Blonay avec un plaisir inimaginable. Je n’aurais jamais cru cela possible.

Puis, avec un joli air de sagesse :

— Je crois, après tout, que la vie n’est qu’une suite de leçons… et j’en ai déjà, pour ma part, appris ou reçues quelques-unes. Ah ! Monsieur de Limeray !

A ce nom, Hélène, qui avait le dos à la porte, se retourna vivement. C’était bien le « Prince » ; elle échangea un regard de détresse avec son frère et Dora.

— Je craignais de ne pas vous voir, — dit Annie au nouveau venu. — C’eût été dommage, car, aujourd’hui, le poker sera sérieux : l’Amérique est en force.

Et, là-dessus, la jeune femme présenta le comte de Limeray à ses compatriotes. En retrouvant là, dans ce salon ami, les étrangers qui, la veille encore, avaient retenu son attention, le « Prince » eut un air de surprise et de plaisir.

— Je ne me doutais pas de la bonne fortune qui m’attendait ce soir, — dit-il en s’inclinant profondément devant Hélène, — mais je l’avais un peu espérée. J’ai remarqué déjà que l’on finit par connaître, un jour ou l’autre, les gens que l’on rencontre souvent.

— Vous avez rencontré souvent madame Ronald ? fit madame d’Anguilhon tout étonnée.

— Oui, plusieurs fois. Le hasard… est-ce le hasard ?… nous a menés dans les mêmes restaurants… Pas plus tard qu’hier, au Café de Paris, nous avons dîné à des tables voisines.

L’embarras d’Hélène augmenta, au point de devenir visible.

— Vous comprenez l’anglais ? demanda tout à coup et assez crânement mademoiselle Carroll.

— Parfaitement ! Et je ne m’en suis jamais autant félicité qu’hier soir, — dit le comte avec un sourire un peu moqueur.

Guy de Nozay, un de ces terribles myopes à qui rien n’échappe, le remarqua et devina que la jeune fille s’était rendue coupable de quelque indiscrétion.

— J’espère pour vous, mon cher, que vous n’avez entendu que des choses agréables, — dit-il malicieusement. — C’est assez rare, lorsqu’on surprend une conversation qui n’est pas pour votre oreille.

— J’en ai entendu d’agréables… de sévères… de bien instructives, surtout. J’ai appris que l’on peut deviner le caractère d’un individu, le menu même de son dîner par la seule vue de son dos, et que les moustaches des Français sont d’une autre époque qu’eux-mêmes, ce qui les rend drôles comme des anachronismes vivants.

— Ah bah !… Je parie que c’est mademoiselle Carroll qui a découvert cela ! fit Guy de Nozay avec un pétillement de malice derrière son monocle.

— Oui, c’est bien moi, — répondit Dora qui ne se laissait pas déconcerter pour si peu. — Sans doute, en France, une jeune fille comme il faut ne parlerait pas de dos ou de moustache, mais je suis étrangère : il m’est permis de dire ce que je veux, et j’en profite.

— Vous avez raison, fit M. de Limeray. Je ne m’en plains pas, pour ma part ; vos remarques originales m’ont beaucoup amusé.

— J’en suis bien aise !

— Est-ce dans les pensionnats américains que l’on apprend à connaître la physionomie du dos et des moustaches ? demanda le vicomte, emporté par son amour de la taquinerie.

— Non, non… on n’y enseigne rien d’aussi utile. C’est une connaissance que j’ai acquise toute seule, le fruit de mes observations.

M. de Nozay s’inclina en souriant, comme battu par la franchise de la jeune fille.

— Vous avez un ami, monsieur, — dit le comte de Limeray en s’adressant à Charles Beauchamp, — qui a bien compris notre pays. Je n’ai jamais entendu d’appréciations aussi justes de la part d’un étranger.

— Oh ! il vit à Paris depuis trois ans.

— On peut y vivre vingt ans, toujours même, et ne pas sentir l’âme française comme le fait votre ami.

— C’est que Willie Grey est un artiste, lui ! Je ne serais pas étonné qu’un de ces jours l’Amérique fût très fière de son talent. Il a un tableau au Salon des Champs-Elysées, la Méditation de Jésus, qui révèle une grande puissance. Si j’avais la place nécessaire, je l’achèterais.

— J’irai le voir. J’ai moi-même un goût très sincère pour la peinture. Je serais charmé de faire la connaissance de M. Grey.

— Je puis vous conduire à son atelier, si vous le désirez.

— Vous me ferez grand plaisir.

Annie ayant invité ses hôtes à prendre place à la table de jeu, le poker commença. Il fut des plus animés, grâce aux Américains qui, comme d’habitude, y apportèrent une véritable passion.

Après la partie, le comte de Limeray vint causer avec Hélène.

— Vous avez l’air de vous amuser à Paris, dit-il.

— Immensément.

— Monsieur Ronald est resté en Amérique ?

— Oui ; il n’a malheureusement pu m’accompagner.

— Et vous le regrettez beaucoup ? demanda le comte, d’un ton où perçait l’impertinence d’un doute.

A son extrême dépit, Hélène se sentit rougir.

— Assurément !

— Excusez-moi, mais comme tous les Européens, je ne puis m’empêcher d’être étonné de la confiance des maris américains, qui laissent leurs femmes, de très jolies femmes souvent, venir seules à Paris.

— Oh ! ils savent que nous sommes honnêtes.

— Et que vous n’avez pas de tempérament, dit assez brutalement le marquis Verga.

— Mais j’aime à croire que, même avec un tempérament, une femme bien élevée ne manquerait pas à ses devoirs.

— Vous pensez que la bonne éducation est une sauvegarde contre la tentation ? demanda M. de Limeray.

— J’en suis sûre ! répondit Hélène d’un ton positif.

Le comte la regarda d’un air où il y avait de la curiosité, de l’étonnement, le regret de ne pouvoir la mettre à l’épreuve.

— Je voudrais bien savoir ce que l’on entend par « tempérament » ? dit Dora. Personne n’a su me l’expliquer, et le dictionnaire même ne m’a pas renseignée.

Il se fit un de ces silences terribles que produisent les indiscrétions et les impairs.

— Le tempérament est un défaut selon les uns, une qualité selon les autres… une chose très dangereuse, en somme ! répondit le vicomte de Nozay du ton le plus sérieux ; — et il est impossible de l’expliquer aux jeunes filles.

— C’est dommage, car cela doit être intéressant ! fit étourdiment mademoiselle Carroll.

Puis, ayant conscience tout à coup de ce qu’elle venait de dire, elle rougit légèrement et lança une question étrangère au sujet, ce qui était sa façon de se rattraper.

Comme on allait se séparer, le comte de Limeray s’approcha de Dora :

— Mademoiselle, — fit-il en appuyant sur elle ses yeux tristes, — depuis que j’ai le plaisir de connaître madame de Kéradieu et madame d’Anguilhon, je sais que la vérité ne fâche jamais une Américaine ; c’est pourquoi je vais me permettre de vous dire qu’hier soir vous avez porté sur l’aristocratie française un jugement sévère et injuste. A tort ou à raison, ma génération s’est tenue à l’écart ; mais nos enfants rentrent peu à peu dans la lutte et ils n’ont pas seulement la moustache d’autrefois, croyez-le : ils ont aussi l’audace, l’héroïsme, qui lui donne ce tour hardi et particulier que vous avez remarqué. Mon fils aîné est allé se faire tuer en Afrique pour une idée… pour donner, en un certain point, l’avance à la France sur l’Angleterre. D’autres suivront son exemple, je n’en doute pas.

Dora se sentit couverte de confusion et singulièrement petite devant ce vieux gentilhomme si digne.

— Je parle souvent sans réfléchir, — dit-elle, surmontant assez rapidement son embarras, — mais je le regrette toujours lorsque j’ai dit une sottise et fait de la peine à quelqu’un.

— Je le crois. Quant à moi, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de modifier votre opinion. Vous ne m’en voulez pas ?

— Au contraire.

Le comte tendit la main à mademoiselle Carroll, qui lui donna la sienne avec une vivacité pleine d’excuses et de repentir.

A peine en voiture et en route pour l’Hôtel Continental, madame Ronald demanda à Dora ce que « le Prince » lui avait dit. La jeune fille répéta exactement ses paroles.

— N’est-ce pas jouer de malheur ? ajouta-t-elle en riant. M. de Limeray est peut-être le seul Français de cet âge, dans tout le Faubourg, qui comprenne l’anglais et il faut qu’il se trouve notre voisin de table !

— Quelle délicieuse soirée ! dit Charley Beauchamp. — C’est étrange, j’ai eu dans cette société, dans ce vieil hôtel, la même sensation de repos que je trouve dans une salle du Louvre. Et j’ai remarqué dans les yeux de ces hommes de l’aristocratie cette lueur particulière qu’ont les portraits anciens. Ah ! non, ils ne sont pas faits pour le costume d’aujourd’hui, et pour la vie moderne encore moins !… Je ne m’étonne plus qu’Annie se soit éprise de M. d’Anguilhon ; il m’a absolument charmé.

— Oui, il est très curieux… très intéressant, — fit mademoiselle Carroll comme si elle parlait d’un bibelot. — Cependant je ne me sentirais jamais bien à l’aise avec lui. Il ferait un mari des dimanches, mais, pour tous les jours, je préfère Jack… Et puis, si j’étais sa femme, je voudrais savoir à qui il pense quand il est distrait comme ce soir.

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