Ève victorieuse
III
Madame Ronald avec sa tante et son frère, mademoiselle Carroll avec sa mère étaient à Paris depuis quinze jours. Elles occupaient un des grands appartements de l’Hôtel Continental, et le magnifique salon qui donne sur les rues de Castiglione et de Rivoli était tout décoré de fleurs et déjà rempli de jolies choses découvertes çà et là.
En se séparant de son mari pour la première fois, Hélène avait éprouvé un petit déchirement intérieur très douloureux. Pendant qu’elle faisait ses préparatifs de départ, elle avait eu le cœur soudainement serré comme par un pressentiment de malheur. Son âme avait été traversée de regrets, de craintes, et, comme prise de remords, elle avait même dit à M. Ronald :
— Est-ce bien sûr que ce voyage ne vous contrarie pas ?
Et lui, de répondre avec sa grande bonté :
— Parfaitement sûr, ma chérie, puisque vous le faites pour votre santé et votre plaisir.
Au moment de quitter le compagnon aimable et tendre de sa vie, elle s’était cramponnée à son cou comme une enfant effrayée de quelqu’un ou de quelque chose. Henri, très ému, l’avait pressée fortement contre sa poitrine, puis détachant doucement ses bras :
— Au revoir, en septembre… N’allez pas me demander une prolongation de congé ! avait-il dit en s’efforçant de sourire, — je ne pourrais pas vivre plus longtemps sans vous.
— Je l’espère bien ! avait répondu Hélène. Et, avec un dernier serrement de main :
— Je voudrais déjà être au moment du retour !
Dora, de son côté, avait eu quelque regret de sa conduite envers Jack. Elle avait même été tentée de lui dire, comme tant de fois : « I am good now, I am good. — Je suis sage maintenant, je suis sage… » et de renoncer à son voyage, mais le leurre des plaisirs qu’elle s’était promis avait agi, comme il le devait, sur son imagination, — et elle était partie.
Toutes ces impressions d’adieu s’étaient vite effacées chez les deux femmes et rien ne les troublait plus. Chaque courrier emportait de longues lettres où elles racontaient, l’une à son mari, l’autre à son fiancé, tout ce qu’elles faisaient, scrupuleusement, et, ce devoir accompli, elles se sentaient en paix avec leur conscience. La saison parisienne était commencée, elles n’avaient que l’embarras du choix des plaisirs, Charley Beauchamp les conduisait partout où elles voulaient aller.
Le frère d’Hélène était un de ces célibataires comme il n’en existe qu’aux États-Unis et dont les Américaines peuvent revendiquer la création.
En Europe, un homme riche et non marié a généralement une maîtresse en titre, une femme qu’il a découverte et lancée ou qu’il a enlevée à un autre. Il l’entretient plus ou moins luxueusement et s’en glorifie autant que de ses chevaux ou de ses voitures. Les femmes de son monde ne lui en font pas un crime, au contraire. Elles regardent curieusement la « favorite », admirent ou critiquent sa beauté et ses toilettes. La générosité, dont témoignent bijoux et équipages, donne même à cet heureux du prestige et du relief.
L’Américaine, elle, n’autorise pas ces « à côté ». Elle ne souffre de rivales ni dans sa maison ni sur le pavé. Selon elle, les fleurs rares, les bijoux, les dentelles de prix, les plus belles choses de ce monde doivent revenir de droit aux femmes honnêtes. C’est un principe dont elle exige l’application autant que possible. L’audacieux qui étalerait une liaison se verrait fermer toutes les portes et serait impitoyablement mis au ban de la société. Faute de pire, la vanité masculine est obligée de se rabattre sur les bonnes grâces des jeunes filles et des femmes comme il faut, et ces bonnes grâces coûtent cher.
Certains hommes dépensent chaque année une fortune, en fleurs, en bijoux, en loges de théâtre, en parties fines offertes aux femmes de la société. L’Américain, bien que plus chevaleresque et plus désintéressé que l’Européen, n’est pas parfait. Une paie pour toutes, en général, et, par les autres, ces pachas en chapeau de soie sont choyés, fêtés, portés aux nues. On fait bonne garde autour d’eux. D’un accord tacite, on ne leur laisse pas le loisir de songer au mariage et, sans s’en apercevoir, ils deviennent de vieux garçons.
Charley Beauchamp était une de « ces bêtes à bon Dieu ». Il avait tout un essaim brillant d’amies qu’il promenait dans ses voitures, sur son yacht, auxquelles il offrait d’exquis dîners dans sa garçonnière, dîners correctement présidés par mademoiselle Beauchamp, sa tante, ou par sa sœur. Il aimait à être entouré de jolies femmes. C’était là sa faiblesse, son unique vanité. Sa générosité princière lui avait fait une popularité qui le rendait très heureux.
Charley était un homme de trente-huit ans, aux cheveux bruns, déjà grisonnants, au corps maigre et musclé, aux traits fins, réguliers, fermes. Toute sa personne donnait une impression d’énergie, d’activité, de volonté. Son visage un peu sec de lignes était adouci par des yeux bleus, merveilleusement enchâssés, — une caractéristique de la race américaine, — des yeux qui avaient toujours fait l’envie d’Hélène. Dans sa physionomie comme dans celle de sa sœur, il y avait un peu de ce charme latin que tous deux tenaient de leurs ascendants.
M. Beauchamp était en train de faire une de ces fortunes colossales qui sont l’étonnement de notre vieux monde. La lutte qu’il soutenait depuis une dizaine d’années, et dont il ne pouvait se retirer, n’avait pas été sans altérer sa constitution. Comme la plupart de ses compatriotes, il ne venait guère en Europe que lorsqu’il était à bout de forces et sentait son cerveau près d’éclater. Alors il jetait quelques hardes dans une malle et fuyait par le premier transatlantique. Il aimait passionnément la peinture. L’air ambiant, le silence de nos musées, causaient chez lui une détente soudaine qui le délassait merveilleusement. Il ne recherchait pas les tableaux connus et cotés ; c’était son plaisir d’aller à la découverte. Sa collection prouvait un véritable sentiment de l’art et de la beauté.
Le séjour à Paris, avec sa sœur qu’il adorait et mademoiselle Carroll qui le divertissait comme personne, était pour lui une joie de toutes les minutes, et son visage en reprenait une physionomie juvénile.
Quant à Hélène et à Dora, elles s’amusaient comme deux petites filles en vacances. Chaque beau matin, escortées par Charley, elles partaient à bicyclette, — « sur leurs roues », selon la si graphique formule américaine, — filaient sur quelque bourg ou village des environs de Paris et revenaient déjeuner au pavillon d’Armenonville.
Le soir, tandis que tante Sophie et madame Carroll restaient sagement à l’hôtel, M. Beauchamp les menait dîner dans l’un ou l’autre des grands restaurants, puis les conduisait au théâtre. En sortant, on soupait ou l’on entrait dans l’un des bars à la mode, soi-disant pour entendre la musique des tziganes. Le grain de perversité qui existait chez les deux Américaines leur faisait trouver un agrément qu’elles n’analysaient pas dans cette atmosphère alourdie par la fumée des cigares, l’odeur des alcools et les parfums des femmes. Tout en grignotant les pommes de terre frites des petites corbeilles, elles ne se lassaient pas de regarder les demi-mondaines, et de détailler leurs toilettes. Elles estimaient leurs bijoux, leurs fourrures, et s’efforçaient à deviner le charme qui pouvait leur valoir toutes ces richesses… Et ces études de mœurs parisiennes se prolongeaient jusqu’à deux ou trois heures du matin. C’était là le repos que madame Ronald était venue chercher.
Entre temps, elle assistait aux concerts Colonne et Lamoureux, visitait les expositions de peinture, y trouvait de véritables jouissances. A Paris, du reste, tout l’intéressait. L’Américaine, en général, n’est encore qu’une visuelle ; Hélène, elle, était déjà mieux que cela : le modelé de son front l’indiquait bien. Comme la majorité de ses compatriotes, elle connaissait le goût français, l’esprit français, celui qu’on sert volontiers au théâtre, mais l’âme française lui était aussi étrangère que l’âme orientale : ce qu’elle en avait vu naguère, ou entrevu, étant jeune fille, au couvent de l’Assomption, lui revenait maintenant à la mémoire et lui donnait le désir de pénétrer plus avant. Elle ne manquait jamais de causer avec les ouvriers et ouvrières qui travaillaient pour elle. Elle était charmée de leur affinement. Elle démêlait chez tous des sentiments délicats, exquis souvent, comme elle n’en avait jamais rencontré en Angleterre ou en Allemagne chez des personnes de même condition. Elle avait remarqué la façon gentille, presque tendre, dont modistes, couturières, lingères maniaient l’ouvrage de leurs doigts, — façon qui révélait l’artiste. Les femmes de chambre d’hôtel même semblaient mettre quelque orgueil à bien faire leur service ; elles avaient des soins, des attentions que le pourboire seul ne pouvait payer. Aux Champs-Elysées, Hélène s’arrêtait souvent pour voir jouer les enfants : elle les trouvait moins beaux que les bébés anglais ou américains, mais elle demeurait toujours frappée de la profondeur de leur regard. Elle sentait, sans pouvoir lui donner un nom, cette puissance d’idéalité, cette étincelle du feu divin qui est la force occulte de la France.
Les mondains, que madame Ronald voyait dans la rue de la Paix, au Bois ou au théâtre, l’intriguaient singulièrement. L’expression de leurs visages, quand ils causaient avec une femme, lui faisait toujours désirer de savoir ce qu’ils lui disaient. L’un d’eux surtout avait éveillé sa curiosité. Elle le rencontrait à chaque instant. Elle l’avait vu au Bois, à plusieurs expositions de peinture, au restaurant, chez Voisin, chez Joseph. C’était un homme d’une soixantaine d’années, de haute taille, de large carrure, avec une tête presque blanche, des yeux noirs qui avaient dû être d’une éloquence dangereuse et qui ne reflétaient plus qu’une grande tristesse ou un ennui profond, traversé, de temps à autre, par un fin sourire, un sourire relevé et moqueur. A l’observer de près, on devinait que ses ancêtres avaient porté de la soie, des plumes et des dentelles, commandé des armées, servi le « Roy » et les femmes. Ce quelque chose de rare, ce quelque chose d’autrefois qui distinguera toujours les hommes de l’aristocratie, — de la vraie, — se reconnaissait dans toute sa personne, et lui donnait un charme particulier qui agissait sur madame Ronald, irrésistiblement. Elle l’avait surnommé « le Prince ». Elle était ravie quand le hasard l’amenait dans le restaurant où elle dînait. Elle l’épiait à la dérobée, fascinée par sa haute allure. De son côté, le vieux gentilhomme la regardait avec un plaisir visible. Charley avait tiré de là quelques taquineries, déclarant que, si cet admirateur avait vingt ans de moins, il se croirait obligé d’avertir son beau-frère.
Un soir, M. Beauchamp eut l’inspiration de conduire Hélène, Dora et un de ses amis, Willie Grey, un jeune peintre américain, élève de Jean-Paul Laurens, au Café de Paris. « Le Prince » y était justement. On plaça les nouveaux venus à une table toute proche de la sienne. Il leur tournait les épaules, mais il pouvait les voir dans la glace qui lui faisait face. Il venait d’arriver, sans doute, car Hélène l’entendit commander son dîner, un vrai dîner de gourmet, fin et léger.
— Notre voisin sait manger ! dit-elle en anglais.
— Avec un dos comme le sien, cela ne m’étonne pas ! répondit mademoiselle Carroll dans la même langue. — A voir ce dos-là j’aurais pu deviner son menu.
— Qu’est-ce que le dos peut avoir à faire avec la façon de manger ? demanda Willie Grey.
— Tout ! répliqua Dora d’un air entendu. — Le dos a beaucoup de physionomie. Celui-ci, — désignant d’un mouvement de menton le dos du « Prince », — appartient à… comment dirai-je ?… to an old sinner, à un viveur.
— Est-ce que mon dos rentrerait dans cette catégorie ? fit M. Beauchamp, tournant la tête avec effort comme pour apercevoir cette partie de son individu.
— Non, non, mon bon Charley, rassurez-vous, vous avez un dos vertueux ! répliqua mademoiselle Carroll avec une nuance de dédain.
A ce moment, madame Ronald, ayant jeté un regard oblique vers l’inconnu, rencontra ses yeux dans la glace et surprit sur ses lèvres un sourire qui la fit rougir violemment.
— Taisez-vous ! dit-elle alors à la jeune fille ; — je suis sûre que notre voisin comprend l’anglais.
— Pas de danger ! Il n’y a que les Français mariés à nos compatriotes qui le parlent un peu… Quand ce monsieur était jeune, l’Amérique était bien découverte, mais pas l’Américaine.
Hélène ne fut point rassurée : pour changer la conversation, elle parla au jeune peintre de son tableau exposé au Salon des Champs-Élysées et qu’elle avait vu la veille. Pendant ce temps-là, Dora promenait les yeux autour d’elle, les fermant légèrement à la manière des chats, puis les rouvrant de toute leur grandeur, quand l’impression était prise : — une grimace qui lui était particulière, une grimace pas déplaisante du tout, et qui avait même un certain attrait.
— Ah ! je sais enfin pourquoi les Français ont l’air si drôle ! dit-elle tout à coup, avec un accent de triomphe.
— « L’air drôle ! » se récria Willie Grey. Je les trouve intéressants, moi !
— Oui, sûrement, ils sont intéressants… N’empêche qu’ils ont l’air drôle, et cela vient de ce que leurs moustaches appartiennent à une autre époque.
— Ah bah !
— Oui, elles sont moyen âge, dix-huitième siècle, royalistes, impérialistes, fanfaronnes, héroïques, spirituelles. Elles ont toujours l’air de s’insurger contre quelqu’un ou quelque chose. Ce sont les plus jolies moustaches du monde, mais elles ne vont pas du tout avec le costume moderne, non, pas du tout ! répéta la jeune fille, après avoir examiné de nouveau les dîneurs qui se trouvaient là.
— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mademoiselle Carroll, fit le jeune peintre ; ajoutez que les Français ont d’assez mauvais tailleurs.
— Vous avez raison, dit madame Ronald, leurs habits n’ont jamais l’air d’être faits pour eux. En Angleterre, c’est le contraire : les hommes sont admirablement habillés, et les femmes très mal. Je me demande pourquoi.
— Parce que l’Anglais, généralement bien taillé, inspire l’ouvrier, tandis que l’Anglaise… hem ! On dirait que le Créateur a employé toute l’argile à faire l’homme et qu’il n’en est pas resté suffisamment pour la femme. Il lui manque toujours quelque chose.
— Eh bien, ne vous gênez pas, monsieur Grey ! dit Dora, on voit que vous êtes devenu Parisien.
— Je vous ai choqué ? Je croyais que vous étiez venue en Europe pour cela ; du moins, c’est vous qui l’avez avoué.
— J’aime à être choquée par des étrangers, mais non par mes compatriotes.
— Cette distinction me plaît, — fit M. Beauchamp d’un air moqueur. — A nous, on ne nous passe rien, on ne nous permet rien.
— Oh ! il fait bien meilleur être homme en Europe qu’en Amérique ! ajouta Willie Grey.
— C’est flatteur pour les femmes de votre pays ! dit mademoiselle Carroll. — Si je répétais cela à New-York, vous seriez joliment reçu à votre retour !
— Savez-vous, reprit madame Ronald, ce qui, selon moi, ne va pas à la France ? C’est la république. A chacun de mes voyages, j’y trouve moins d’élégance et d’urbanité.
— Il est impossible de nier qu’une cour ait une influence considérable sur le goût et sur les manières, dit le peintre. Ainsi, dans les petites villes de province où il y a un château royal, comme à Fontainebleau, par exemple, l’intérieur des maisons est moins banal, moins bourgeois. J’ai trouvé là des femmes du peuple qui, enrichies dans un tout petit commerce, n’ont acheté que des meubles de style, non par « chic », mais par un sens artistique, dû aux modèles que leurs grands-parents ou elles-mêmes avaient eus sous les yeux.
— Je suis comme Hélène, dit M. Beauchamp, je ne puis m’empêcher de regretter que la France ne soit pas un royaume ou un empire.
— Sûrement, un de ces régimes serait plus décoratif, aurait plus de prestige ; mais je crois après tout que la France avait la république dans le sang, comme on dit, puisqu’elle y est revenue trois fois. Quand on lit son histoire, on est étonné qu’il se trouve encore des candidats à la royauté. Allez, la France, quoique ou parce que républicaine, est bien puissante !
— Moins que l’Angleterre, cependant ! fit madame Ronald.
— Non. La grandeur de l’une est en largeur, et la grandeur de l’autre est en hauteur : voilà toute la différence.
— Savez-vous, dit Charley, je crois que la force de la France réside surtout dans sa raison d’être. Si certaines nations étaient rayées du globe, on s’en apercevrait à peine ; mais qu’elle vînt à disparaître, il y aurait joliment moins de lumière, de gaieté, de beauté en ce monde !
— Parbleu !… Je suis un fidèle de la rue de la Paix, elle a pour moi une séduction toujours nouvelle. Je m’arrête comme une femme devant toutes ses vitrines. Telles pièces d’orfèvrerie, telles parures, exposées chez Boucheron, me ravissent. Il a fallu des siècles d’efforts, de recherches, pour obtenir cette invraisemblable douceur de contours, pour arriver à idéaliser ainsi la matière. Je me rends compte du chemin qu’il nous reste à faire pour atteindre à cette perfection. Je me dis alors : tant que la France produira ces petits chefs-d’œuvre, elle ne périra pas, car elle est destinée à maintenir le goût, à lancer les idées de la Providence même. Le peuple qui a reçu cette mission peut, sans crainte d’être anéanti, passer sous tous les engins de mort : il porte en lui l’Indestructible.
— Monsieur Grey, — fit Dora avec sa malice ordinaire, — on voit que votre tableau a été reçu. Continuez à louer les Français, et il sera acheté par l’État.
— La réception de mon tableau n’a pas modifié mes impressions, faites-moi l’honneur de le croire ! Je vis ici depuis trois ans et j’ai eu le temps et l’occasion de prendre une idée plus nette de la valeur des gens. Tenez, il y a quelques mois, je me trouvais dans un restaurant de Bruxelles. A une table voisine de la mienne dînaient quatre Français, d’apparence commune, habillés par le mauvais faiseur et cravatés à la diable. La serviette sous le menton, ils suçaient leurs côtelettes et semblaient ignorer l’art de manger avec élégance. Tout à coup, je fus empoigné par leur conversation. L’un, dans une langue délicieuse, parla des nouvelles découvertes astronomiques. Il avança qu’il devait y avoir un moyen de communication entre les planètes d’un même système solaire : « Nous le trouverons, nous le trouverons ! » affirma-t-il. Puis, le regard étincelant, il dit comme un poète l’émotion qu’il ressentait, lorsque, le télescope braqué sur le ciel, son œil se promenait parmi les étoiles et qu’en présence de l’infini, dans le silence de là-haut, il entendait le tic-tac de l’horloge sidérale, égrenant les secondes : « Quelles émotions ! fit-il ; on a le vertige, la respiration vous manque, on a peur, positivement peur !… Vrai », — conclut-il, en frappant la table du plat de sa main, — « il n’y a pas de nuits d’amour… » — c’est un Français qui parle, mademoiselle Carroll — « il n’y a pas de nuits d’amour qui vaillent ces nuits d’observatoire. » Ses compagnons parlèrent à leur tour des agents chimiques récemment inventés : « Nous ralentirons la destruction, nous transformerons le sol, nous découvrirons l’origine de l’homme, la vraie ! » disaient-ils. Je les écoutais, ébloui et charmé. Et, d’abord, je m’étonnais bêtement que des hommes d’apparence si négligée pussent remuer des idées si grandes… En écoutant ces bourgeois qui venaient de représenter leur pays à un congrès scientifique, j’ai compris, comme je ne l’avais jamais fait, pourquoi, en France, les hommes de l’aristocratie ont cessé d’être la classe dirigeante.
— Oh ! eux ils n’ont plus que la moustache ! fit Dora avec son inconsciente brutalité.
De nouveau, madame Ronald jeta un coup d’œil dans la glace. Elle vit passer comme une flamme d’émotion sur le visage du « Prince » et, convaincue qu’il avait entendu, elle marcha sur le pied de mademoiselle Carroll.
— Faites attention, je vous en supplie ! dit-elle à voix basse ; je suis sûr qu’il comprend l’anglais.
— Tant pis ! il ne devait pas écouter.
— Franchement, vous me semblez encore plus mal élevée en Europe qu’en Amérique.
— Merci… Eh bien ! parlons politique.
Et, pour rompre les chiens, la jeune fille lança la conversation sur les affaires de son pays.
« Le Prince », après avoir achevé son dîner, savouré une tasse de café turc et allumé un cigare, se leva. En passant devant la table des Américains, il appuya sur mademoiselle Carroll un regard où il y avait une telle sévérité, une telle hauteur, qu’elle en fut toute décontenancée et ne put s’empêcher de rougir.
Hélène pria son frère de demander au garçon le nom de leur voisin.
— C’est M. le comte de Limeray, répondit-il, un vrai comte, un de ceux qu’il fait bon servir.
— Le comte de Limeray ! répéta Hélène. Je le savais bien, que c’était un gentilhomme !… Pourvu que nous ne le rencontrions pas chez madame d’Anguilhon ou chez les de Kéradieu ! Je mourrais de honte.
— Pas moi ! répliqua Dora, qui avait déjà retrouvé tout son aplomb.