Ève victorieuse
XVI
En reportant sur mademoiselle Carroll son admiration et ses affections, le comte Sant’Anna n’avait pas eu d’autre but que d’exciter les regrets de madame Ronald et de piquer sa vanité. Peu à peu, cependant, une chaleur de sentiment avait passé dans ses paroles ; sans s’en apercevoir, il avait pris le ton et les manières d’un amoureux.
Il avait été séduit par le visage brun aux yeux clairs de Dora, par sa ressemblance avec la princesse Marina. Toutes deux étaient sveltes et fines : Donna Vittoria avait la grâce, l’ondoiement d’un grand félin, et la jeune Américaine la forte souplesse de l’acier bien trempé. L’homme n’est pas souvent fidèle à une femme, il l’est presque toujours à un type. Dora, en outre, avait le don d’amuser et d’intéresser Lelo. Il lui semblait qu’avant elle il n’avait jamais vu de créature vraiment libre. Son indépendance d’esprit l’étonnait à chaque instant, elle avait l’air de marcher dans la vie sans entraves d’aucune sorte. Avec sa volonté et la fortune dont elle disposait, elle lui faisait l’effet d’une puissance au petit pied. Et elle avait autant que lui la passion des chevaux. Tous deux eussent interrompu un duo d’amour pour regarder passer un bel animal, discuter sa robe ou son allure. La première fois que Lelo vit mademoiselle Carroll à la chasse au renard, il eut comme un tressaillement d’amoureux ; fasciné par son irréprochable équitation, il ne la quitta pas un moment et la complimenta en termes qui lui donnèrent la plus délicieuse sensation de plaisir et de triomphe qu’elle eût jamais éprouvée.
La marquise Verga, dont le secret désir était de voir l’élément américain s’augmenter à Rome et qui ne connaissait pas M. Ascott, ne se faisait aucun scrupule de travailler contre lui. Elle répétait sans cesse au comte Sant’Anna que mademoiselle Carroll, avec cinq millions de dot, était la femme qu’il lui fallait. Il commençait à se demander de quel œil sa mère et sa sœur verraient ce mariage avec une étrangère et une protestante. Elles le considéreraient sans doute comme le complément de ce qu’elles appelaient son apostasie. Il était obligé de s’avouer que cette Américaine ultra-moderne ferait avec les siens un contraste un peu violent, mais il se disait aussi que l’argent peut adoucir toutes choses.
Lelo n’ignorait pas que Dora était fiancée. Dans les premiers temps, elle lui avait souvent parlé de Jack Ascott et de son prochain mariage. Maintenant elle n’en disait plus rien. Pourrait-il l’amener à rompre cet engagement ? L’aimerait-elle assez pour braver le scandale de la rupture ? Sous sa frivolité, il avait senti une fermeté de caractère qui pouvait lui réserver un obstacle sérieux. Il remarquait cependant avec une vive satisfaction qu’elle semblait de plus en plus affectée par sa présence. A son approche, les longs cils battaient, les coins des lèvres minces se contractaient légèrement et, pendant les premières minutes, la voix de la jeune fille était émue, rapide et nerveuse. Avec lui, elle était infiniment plus douce, et, quand elle marchait à ses côtés, il y avait dans toute sa personne une inconsciente soumission.
Le changement était encore plus profond que Lelo n’eût osé l’imaginer. La première fois que, dans une lettre d’Hélène, le nom de Sant’Anna avait frappé ses yeux, Dora en avait été comme fascinée. Elle s’était figuré celui qui le portait grand, brun, avec des traits réguliers. Non seulement elle n’eut point de désillusion, mais, lorsque ses prunelles claires, hardies et moqueuses rencontrèrent en plein le regard lumineux de l’Italien, elle éprouva un choc, un trouble subit. A ce moment-là, si, par impossible, il lui eût demandé sa main, elle l’aurait accordée. Jamais elle n’eût voulu convenir de cela ; c’était pourtant ainsi qu’elle avait été conquise. Les attentions du comte, de ce beau patricien, la flattèrent prodigieusement. Elle s’avisa de le comparer à Jack, et la comparaison ne fut pas à l’avantage de celui-ci. La présence de Sant’Anna lui apportait une joie qu’elle n’avait jamais ressentie ; ses regards, ses paroles, lui laissaient une impression qui ne s’effaçait pas. Les objets qui lui appartenaient, les plus vulgaires, semblaient différents au contact, comme s’ils étaient revêtus d’une sorte d’électricité. Dora, qui n’avait jamais aimé, s’étonnait de ces phénomènes ; elle considérait l’homme qui les déterminait comme un être tout à fait supérieur. Et au cours de leurs promenades, de leurs causeries, le fluide divin allait bien, comme l’avait expliqué Henri Ronald, « touchant ici une cellule inactive, là une fibre insoupçonnée, une corde muette », pour produire le grand miracle de l’amour.
Mademoiselle Carroll avait toujours eu une secrète faiblesse pour les titres. Depuis qu’elle était à Rome, ils lui plaisaient davantage encore. Elle en arriva à se dire qu’avec sa fortune elle aurait pu se marier dans l’aristocratie. Le regret de son engagement commença de poindre dans son esprit ; il s’augmenta à mesure que son intimité avec Sant’Anna devint plus étroite. Elle le repoussa énergiquement d’abord, puis de plus en plus faiblement, et l’infidélité peu à peu s’élabora dans son cœur.
Dora voyait bien que dans la société romaine on croyait à son mariage avec le comte de Sant’Anna. Quand il s’approchait d’elle, on les regardait, on chuchotait. Pendant qu’il était dans sa loge à l’Opéra, les lorgnettes demeuraient braquées sur eux avec persistance. Elle avait peine à dissimuler la joie qu’elle en éprouvait.
Hélène n’avait pas manqué de lui raconter ce qu’elle savait des relations de Lelo avec Donna Vittoria. Un jour même, elle lui dit en plaisantant :
— Prenez garde de rendre jalouse cette belle princesse avec votre fleuretage : elle pourrait vous le faire payer cher, vous poignarder peut-être.
La jeune fille rougit, haussa les épaules, puis gaiement :
— Je ne crains que le vitriol, répondit-elle, et c’est une arme trop plébéienne pour une grande dame.
Madame Ronald suivait avec une angoisse croissante ce roman qui se vivait sous ses yeux. Elle essayait de s’en désintéresser, cela ne lui était pas possible. Il avait en elle un écho direct et profond, elle s’y trouvait inéluctablement mêlée. Son âme, jusqu’alors si sereine, si joyeuse, était troublée par les sentiments les plus extraordinaires. La vue de l’intimité de Dora et de Sant’Anna lui causait une irritation qu’elle attribuait à son amitié pour Jack. La pensée qu’ils pourraient se marier lui était si pénible qu’elle ne s’y arrêtait pas longtemps. Elle eût donné n’importe quoi pour hâter l’arrivée de M. Ascott. Sans doute il la débarrasserait de ce poids qui lui était tombé sur le cœur, — celui de sa responsabilité, croyait-elle.
Lelo comptait sur le carnaval pour avancer ses affaires. Depuis que l’Église ne prête plus son patronage à cette explosion de folie, nécessaire comme toutes choses probablement, le carnaval de Rome a perdu son bel aspect moyen-âge et son originalité, mais il favorise toujours merveilleusement les amoureux. Masques, déguisements, confetti, moccoletti, servent à ébaucher de jolis romans, à produire des effets tragiques ou comiques, à ménager des rencontres imprévues, — en un mot, à varier les destinées humaines.
Le bal masqué en Italie, le veglione, a un caractère tout à fait mondain et intime. Rien d’échevelé, rien d’inconvenant. Grandes dames et bourgeoises y viennent pour intriguer sérieusement leurs amis ou leurs connaissances, leur jeter dans l’oreille des révélations perfides, des mots troublants, quelques-unes pour le plaisir spécial de se promener avec impunité au bras d’un amant. La Romaine pense des mois d’avance au veglione. Elle espère toujours y trouver quelque aventure agréable. Madame Verga, elle, en était fanatique. Afin d’y avoir plus de liberté, elle s’y rendait généralement avec des compatriotes, et s’y amusait de la manière la plus innocente. Elle y arrivait bien renseignée, habilement déguisée. Ses amis finissaient toujours par la reconnaître, mais, pour ne pas gâter son plaisir, ils n’en laissaient rien voir. Cette année, la maladie d’un de ses enfants l’empêcha de prendre part aux premiers veglioni. Se trouvant libre pour le dernier, elle loua une loge au théâtre Costanzi, invita deux Américains, puis Hélène et Dora. Elle commanda trois dominos noirs pareils, pas trop laids, mais déguisant bien la taille et la tournure. Ensuite, elle initia ses amies à l’esprit du bal masqué, tel qu’il se pratique à Rome, les exerça à la voix de fausset et leur livra de petits secrets sur les jeunes gens connus. Le grand soir arrivé, elle les mena au Costanzi. Toutes trois portaient sur l’épaule gauche une branche des mêmes orchidées. Aussitôt dans la loge, madame Ronald et mademoiselle Carroll regardèrent avec un peu d’effroi cette foule étrange et masquée qui grouillait au-dessous d’elles et semblait de la vie en fusion. Impatiente de s’amuser, la marquise rendit bientôt la liberté aux deux Américains et emmena ses deux amies dans la salle. Là, elle leur fit encore quelques recommandations, entre autres, celle de ne pas se laisser conduire dans une loge, sous aucun prétexte, et d’échapper vivement aux indiscrets. Puis elle se faufila dans la mêlée et disparut.
Pendant les huit derniers jours, Hélène et Dora n’avaient pensé qu’à ce veglione. C’était pour elles un plaisir tout nouveau qui avait singulièrement excité leur imagination. Elles s’étaient promis d’avoir de l’audace et de l’esprit pour dix. Cependant, lorsqu’elles se trouvèrent seules au milieu de la salle, elles furent toutes déconcertées. Elles virent passer des jeunes gens qu’elles s’étaient proposé d’intriguer, sans avoir le courage de leur adresser la parole. Il n’est pas si facile qu’on croit, à une femme comme il faut, de sortir du convenu. L’homme même, lorsqu’il sent une main inconnue se poser sur son bras, ne peut se défendre d’un certain trouble qui le rend souvent muet ou lui fait dire quelque sottise. Le masque, au lieu d’enhardir les deux Américaines, comme elles y comptaient, semblait les paralyser, et cette voix de fausset, qu’elles croyaient posséder admirablement, ne voulait pas sortir de leur gosier. Leurs premiers essais furent assez maladroits. Mais, une fois lancées, elles rentrèrent vite en possession de leurs moyens et surent bientôt provoquer l’ahurissement et la curiosité ; ce jeu leur parut extrêmement amusant — great fun !
Au fond, pour toutes deux, sans qu’elles se l’avouassent, le grand attrait de ce bal était le comte Sant’Anna. C’était lui surtout qu’elles désiraient intriguer et étonner. Elles le cherchèrent tout de suite du regard. Il était bien là. Debout, en pleine lumière, le dos contre le montant d’une loge, à droite de la porte d’entrée, la boutonnière fleurie d’un œillet blanc, il paraissait avoir plus de succès qu’aucun des hommes présents et était entouré de dominos avec qui il échangeait des propos joyeux. Ainsi assiégé, il fut inabordable pendant la première partie de la soirée. A la fin, il entra dans la foule et, examinant de près tous les masques, il eut l’air de chercher quelqu’un. Plusieurs femmes essayèrent de l’accaparer ; il s’en débarrassa lestement. Hélène, qui ne l’avait pas perdu de vue, le rejoignit et se mit à le suivre, le cœur battant, presque éblouie par son émotion. Un groupe l’ayant arrêté, il se trouva tout à coup à ses côtés. C’était le moment ou jamais : brusquement, elle saisit son bras. Lelo la regarda curieusement et son visage s’éclaira.
— Est-ce vrai que vous vous mariez ? demanda madame Ronald en français et d’une voix admirablement fausse.
— Encore !… Ah ! mais c’est une gageure !… Voici la vingtième fois, au moins, que l’on me pose cette question.
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Que j’y étais tout disposé si l’on m’acceptait.
Sous l’impression qu’elle reçut, Hélène, d’un mouvement instinctif, chercha à dégager son bras. Le comte le retint en le serrant fortement contre lui, et cette étreinte rendit à la jeune femme l’étrange bonheur qu’elle avait connu à Ouchy.
— Pourquoi veux-tu me quitter sitôt ? dit Sant’Anna doucement. — Mon mariage te fait donc du chagrin ?
— A moi ?… Ah ! si vous saviez comme vous m’êtes indifférent !
Lelo ne douta plus qu’il n’eût affaire à madame Ronald : une idée vraiment perfide lui vint à l’esprit.
— Indifférent ? répéta-t-il, — je te suis indifférent ?… Je n’en crois rien, car mon amour a toujours attiré l’amour.
— Pas toujours.
— Toujours… tôt ou tard. J’ai résolu de te conquérir, de te faire oublier Jack Ascott.
Hélène eut un éclat de rire forcé.
— Ah ! ah ! vous me prenez pour votre Américaine !… Eh bien, pour un amoureux, vous n’avez guère de flair !
Sant’Anna, feignant d’être surpris et déconfit, s’arrêta net :
— Qui es-tu donc ?
— Cherchez !
Sur ce mot, la jeune femme se dégagea, et lui tournant le dos, elle se perdit dans la foule.
Un sourire moqueur brilla dans les yeux du comte. « La voilà avertie, pensa-t-il, et furieuse ! »
Dora, qui de loin avait vu la scène, lâcha aussitôt le malheureux qu’elle était en train d’ahurir, et vint rôder autour de Lelo. Deux fois, elle l’effleura sans oser lui parler, prise d’une timidité invincible. Lui, l’examina de la tête aux pieds. Une autre branche d’orchidées ! C’était sûrement mademoiselle Carroll.
— Veux-tu accepter mon bras ? Ta silhouette me plaît.
La jeune fille posa une main émue sur le bras qui lui était offert.
— Sortons de cette fournaise. Allons dans les couloirs, il y fait meilleur.
Puis, voyant que son domino n’ouvrait pas la bouche :
— Tu n’es pas muette, j’espère !
Dora enfin avait retrouvé son bel aplomb.
— Non, non. Dieu merci ! se hâta-t-elle de répondre d’une voix méconnaissable, — et je suis même très bien documentée sur vous.
— Vraiment ?
— Oui, vous êtes léger, inconstant comme Don Juan, incapable d’un sentiment sérieux, tout en ayant l’art de persuader aux femmes que vous êtes amoureux d’elles.
— Tes documents sont faux, archifaux ! Je puis te le prouver… Tiens, entrons dans cette loge.
Mademoiselle Carroll, se souvenant de la recommandation de madame Verga, voulut s’échapper. Lelo mit vivement sa main sur la sienne.
— Je ne te lâche pas avant que tu m’aies entendu. Un accusé a le droit de se défendre.
Et, avec une autorité qui agit comme un charme sur la jeune Américaine, il la conduisit dans la loge du rez-de-chaussée qui lui appartenait, lui offrit une chaise et se plaça vis-à-vis d’elle, le dos tourné à la salle.
— On vous a donc dit que je suis incapable d’un sentiment sérieux ? demanda-t-il en abandonnant le tutoiement du bal masqué.
Dora fit un signe affirmatif.
— Eh bien, on vous a trompée, car je suis sincèrement épris d’une jeune fille.
— Ah bah !
— C’est la vérité pure.
— Une jeune fille blonde ?
— Non, elle est brune.
— Jolie ?
— Pour moi, oui.
— Cela veut dire qu’elle est laide pour les autres ?
— Jamais de la vie !… Elle a les plus beaux yeux du monde, et elle est intelligente, originale, délicieuse. Je l’aime comme je n’ai jamais aimé ! C’est si vrai que, pour la première fois, je songe au mariage… Voulez-vous que je vous dise son nom ? demanda Lelo en baissant la voix.
— Non, non, je ne suis pas curieuse.
— Parce que vous le connaissez, ce nom, parce que vous savez que c’est le vôtre.
Mademoiselle Carroll se leva, en proie à une émotion visible malgré son masque et son domino.
— Quelle folie ! fit-elle brusquement.
Lelo se leva à son tour, et, prenant les deux mains de la jeune fille, il les tint fermement entre les siennes.
— Une folie ! pourquoi ? Je n’aurais pas dû vous faire une déclaration dans un lieu comme celui-ci, mais vos paroles m’y ont poussé. Dites-moi que vous croyez à mon amour ?
— A quoi bon ? Je ne suis plus libre, vous le savez bien.
— Oui, et la vue de cette bague que vous portez m’est devenue odieuse. Je ne serai heureux que quand vous l’aurez rendue à celui qui vous l’a donnée.
— Rompre mon engagement ! Oh ! c’est impossible !… impossible !… M. Ascott ne mérite pas un tel affront. Ce serait briser sa vie. Il m’aime uniquement.
— Mais, vous ne l’aimez pas, vous ! fit hardiment le comte. Et si vous osez regarder tout au fond de votre cœur, ou je me trompe fort, ou vous sentirez que vous ne pouvez plus épouser M. Ascott.
Dora dégagea violemment ses mains : un ami de Lelo, croyant la loge vide, y faisait irruption avec deux dominos. Il y eut une bousculade de chaises et, avant que les indiscrets eussent pu se retirer, la jeune Américaine s’était enfuie.
Quand mademoiselle Carroll rentra à l’hôtel, vers trois heures du matin, Giovanni, le courrier, lui remit un télégramme arrivé dans la soirée. Elle devina instantanément de qui il était et pâlit un peu.
— Jack arrive jeudi, dit-elle après avoir lu.
— Ce n’est pas trop tôt ! fit sèchement madame Ronald.
— Non, c’est plutôt trop tard ! répondit Dora en déchirant la dépêche avec de petits mouvements durs qui révélaient une résolution prise.