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Ève victorieuse

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XV

Le lendemain même, le comte Sant’Anna se rendit à l’Hôtel du Quirinal. Il trouva madame Ronald seule. Elle le reçut avec un joli air de dignité.

— J’avais hâte de vous présenter mes hommages et de solliciter mon pardon, — dit Lelo après l’échange d’une cordiale mais brève poignée de main. — J’ai eu un accès de folie qui m’a fait beaucoup souffrir et que je regrette, parce qu’il vous a offensée. Nous autres Italiens, nous croyons difficilement à l’honnêteté féminine ; mais quand nous la rencontrons sincère, nous saluons très bas… c’est ce que je fais… Je craignais que vous ne m’eussiez gardé rancune.

— Je n’en avais pas le droit, — confessa madame Ronald avec sa droiture habituelle, — puisque ma manière d’agir vous avait permis de me mal juger… J’ai fleurté toute ma vie, et je n’avais jamais eu l’occasion de m’en repentir.

— Vous avez fleurté avec des hommes en chair et en os ?

— Mais… je le crois ! dit-elle.

— Il faudra qu’un de ces jours j’aille demander aux Américains le secret de leur stoïcisme ! dit Lelo avec un faux sérieux. — Cette fois-ci, votre coquetterie m’a trouvé sans défense. C’est là toute mon excuse ; mais, comme je vous sais très juste, j’espère que vous voudrez bien l’accepter et me pardonner.

— Oui, oui, c’est entendu, je vous pardonne ! fit Hélène avec un petit rire nerveux.

A ce moment, Dora entra, le chapeau sur la tête, fort élégante. Et son visage, à la vue du jeune homme, eut une expression de plaisir.

— J’ai souvent entendu parler de vous cet été, mademoiselle, — ajouta le comte après l’échange de quelques lieux communs ; — j’avais le plus grand désir de faire votre connaissance.

— On vous a donc dit bien du mal de moi ?

— Du mal ? répéta Lelo, un peu interloqué. — Avez-vous si mauvaise opinion des Italiens ?

— Des Italiens en particulier, non, mais des Européens en général.

— Ah ! vous en avez beaucoup connu ?

— Pas un ! répondit-elle franchement ; — et, à dire vrai, ceux que j’ai rencontrés à Paris, chez la marquise d’Anguilhon, m’ont paru charmants ; seulement à New-York, ils ne sont pas en odeur de sainteté.

— Eh bien, vous verrez que nous valons mieux que notre réputation. Quand vous aurez passé quelque temps parmi nous, vous nous rendrez justice.

— En attendant, je suis ravie et surprise de l’aspect de Rome. Elle m’avait laissé le souvenir d’une ville-église, où l’on osait à peine parler haut. Ce matin, je l’ai parcourue un peu et elle m’a semblé vraiment gaie et tout à fait modernisée.

— Oui, on l’a rajeunie, mais sans art : l’effet, pour moi, est plutôt pénible. Quand je traverse les quartiers neufs, j’éprouve un indéfinissable malaise, je cligne des yeux comme s’il y avait trop de lumière. Je me sens blessé, offusqué par quelque chose… C’est étrange…

— Non, dit Hélène, puisque nous continuons nos ascendants : ce sont vos ancêtres qui souffrent dans la Rome ouverte d’aujourd’hui.

Une rougeur légère monta au visage du jeune homme ; il regarda l’Américaine avec un air d’émerveillement :

— C’est possible, dit-il. Voilà une explication que je n’aurais pas trouvée !… Si les Sant’Anna d’autrefois se mêlent aussi de protester contre l’état de choses présent, il n’est pas étonnant que je sois nerveux.

— Vous êtes pourtant de la société blanche ? demanda mademoiselle Carroll.

— Oui, j’y ai mes meilleurs amis, je la fréquente de préférence et mes sympathies sont de ce côté ; mais je n’ai pas rompu complètement avec le monde noir, auquel appartient ma famille… Cela me permettra de vous obtenir toutes les permissions que vous pourrez désirer du Vatican.

— Prenez garde ! fit madame Ronald ; nous allons vous demander des choses extraordinaires !

— Demandez, je suis entièrement à votre disposition ! répondit le jeune homme en se levant.

Les deux femmes remercièrent et le visiteur prit congé.

La marquise Verga était toujours ravie d’avoir quelque compatriote intéressante à présenter : cela lui donnait de l’importance, et les jeunes gens se montraient plus assidus à ses réceptions, ce qui lui causait un plaisir extrême. Madame Ronald était une très jolie femme, éminemment décorative ; Dora, une riche héritière, d’un type original et attrayant : avec elles deux, sa saison ne pouvait manquer d’être agréable. Elles les exhiba dans sa voiture, à l’Opéra, les introduisit dans son cercle intime, dans les salons de la société blanche. Partout elles furent accueillies avec cette amabilité simple, cette courtoisie gracieuse qui caractérisent l’aristocratie italienne. Elles se sentirent tout de suite à l’aise dans ce monde romain où l’on parle indifféremment anglais et français, qui devient de plus en plus cosmopolite, dont l’Américaine a forcé les portes et qu’elle est peut-être appelée à renouveler.

Hélène et mademoiselle Carroll eurent bientôt plus d’invitations qu’elles n’en pouvaient accepter. Elles allèrent partout, correctement chaperonnées par mademoiselle Beauchamp et les Verga. Il ne se passait guère de jour qu’elles ne rencontrassent Lelo. Poursuivant la douce vengeance qu’il avait entrevue, il témoignait à madame Ronald une amitié respectueuse, tandis qu’il avait pour Dora des empressements d’admirateur. Dès le premier moment, un courant de sympathie s’était déclaré entre lui et elle ; il n’avait pas eu de peine à donner un air de fleuretage à leurs relations. Il ne manquait aucune occasion de se trouver avec les deux Américaines. Il sollicita même, un jour, la permission de les accompagner dans leur « sight seeing », dans leurs pèlerinages artistiques et historiques.

— Non pas en qualité de cicerone, car je ne connais pas Rome ! avait-il ajouté avec une belle candeur. J’ai toujours attendu de trouver une jolie femme qui voulût bien me l’enseigner… Puisque la Providence m’en envoie deux, il faut que je profite d’une gracieuseté qu’elle ne renouvellera peut-être pas.

La requête fut accueillie : on put voir Lelo parcourir les galeries du Vatican, visiter les basiliques, se promener à travers le forum et le palais des Césars. Madame Ronald et Dora s’aperçurent vite de son ignorance réelle, de son impuissance à traduire une inscription latine. Elles le taquinèrent sans merci, et il ne s’en offensa pas. L’Italien n’a jamais honte de ne pas savoir, il aurait plutôt honte de ne pas sentir. Il possède un don d’intuition qui lui fait mépriser la science acquise, et cette intuition le sert constamment et suffisamment.

Avec son sans-gêne habituel, Dora mit le Baedeker entre les mains de Sant’Anna et l’obligea de le lui lire. Il fit cela d’abord comme une corvée, puis ces informations quelque peu succinctes lui donnèrent le désir d’en apprendre davantage sur certains sujets. Il se plongea même dans la lecture de Suétone. Un membre du Club de la Chasse lisant Suétone ! C’était un vrai phénomène. Par un mystère d’atavisme, Lelo entrait plus vite et plus profondément en communication avec les êtres et les choses de Rome que ne le pouvaient faire ses compagnes. Souvent, devant quelque relique du moyen âge, des reflets d’émotion traversaient son visage, la mélancolie de son regard s’aggravait, sa tête se courbait légèrement comme si, pour quelques secondes, le passé l’eût repris.

Au cours de ces promenades, c’était Dora qu’il suivait. Elle l’amusait, avec son franc parler et ses idées originales. D’un accord tacite, tous deux ne tardaient pas à s’isoler en restant près d’une statue ou d’un tableau. Cette manœuvre causait à Hélène une sorte d’exaspération. Elle pressait le pas comme pour fuir quelque chose de douloureux : tante Sophie, qui était toujours de la partie, avait peine à la suivre. Quand les jeunes gens la rejoignaient, il y avait sur son visage une inquiétude nerveuse qui faisait briller de malice et de satisfaction les yeux de Sant’Anna.

Un après-midi que la marquise Verga avait emmené Dora et sa mère, mademoiselle Beauchamp et madame Ronald sortirent seules en voiture. Hélène donna l’ordre au cocher de les conduire hors de la Porte Saint-Sébastien. Le désir lui était venu, subit comme une inspiration, d’aller sur la voie Appienne. Et cela se trouvait un de ces jours qui sont les grands jours de la campagne romaine, où, soit par un effet de lumière, soit par des causes plus difficiles à démêler, elle est d’une tristesse infinie, presque surnaturelle. Hélène en fut saisie.

— On dirait un coin de planète morte ! fit-elle en promenant les yeux autour d’elle.

— Pas tout à fait, répondit mademoiselle Beauchamp ; car voici là-bas la voiture de madame Verga et, si je ne me trompe, en avant, à pied, le comte Sant’Anna et Dora.

Madame Ronald, à son tour, distingua parmi les tombes qui bordent la voie antique, les silhouettes des deux jeunes gens : son cœur se contracta. Elle vit mademoiselle Carroll se baisser pour déchiffrer une inscription, se redresser, puis, la tête tournée vers son compagnon, reprendre la marche lente qui indique une causerie intime.

— Oui, c’est eux ; ils font de l’archéologie ! dit-elle d’un ton sarcastique.

— Où donc ont-elles trouvé le comte ? fit mademoiselle Beauchamp.

— Au Corso, probablement : ces Romains sont toujours dans la rue.

— Ce n’est pas étonnant que l’on dise partout que Dora l’épouse.

— Ah ! on dit cela partout ?

— Oui, plusieurs personnes en ont parlé à Mary. Elle a paru plus flattée que mécontente de la supposition. Je crois vraiment qu’elle ne serait pas fâchée de voir sa fille devenir comtesse.

— Comtesse ! elle, Dody, avec son sans-gêne et ses manières ! Jolie comtesse, en vérité !… J’espère qu’elle aura assez de bon sens pour ne pas s’engouer d’un titre et assez d’honneur pour ne pas rompre son engagement… Jack, qui la connaît, ne devrait pas la laisser seule ici avec tous ces étrangers. Il est stupide.

— Mais, ma chère, vous oubliez que son associé est à San-Francisco et qu’il n’est pas libre. Elle l’a voulu dans les affaires : il y est.

— Eh bien, moi, je vais lui écrire aujourd’hui même. Il m’a particulièrement recommandé Dora : je veux mettre ma responsabilité à couvert.

— Vous avez raison.

— Rentrons, il fait lugubre ! dit Hélène en frissonnant.

Et sans attendre l’assentiment de mademoiselle Beauchamp, elle donna l’ordre au cocher de retourner. Pendant tout le reste du chemin, elle demeura silencieuse. Arrivée à l’hôtel, sans prendre le temps d’ôter son chapeau, elle écrivit à M. Ascott. Elle n’aurait pu tarder d’une minute, possédée de cette fièvre qui, dans certains moments, vous ferait chauffer une locomotive, gonfler un ballon, pour que votre lettre arrive plus vite, — une lettre qu’ensuite on donnerait sa vie pour n’avoir pas écrite !… Sans nommer personne, elle prévint Jack que l’on faisait la cour à Dora, que l’on convoitait sa fortune, que son bonheur, à lui, était en danger. Elle savait que le jeune homme, aussitôt averti, rappellerait son associé et s’embarquerait pour l’Europe.

— Voilà qui est fait ! dit-elle à mademoiselle Beauchamp, après avoir hâtivement écrit l’adresse.

Puis, tout en séchant à grands coups de main sur le buvard l’écriture humide, elle ajouta, avec une sorte de colère :

— Nos hommes américains sont par trop stupides ! Il faut que nous soyons joliment honnêtes pour qu’il ne leur arrive pas de pires mésaventures !

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