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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE VI
LA DÉSAGRÉGATION DU CARACTÈRE ET LES OSCILLATIONS DE LA PERSONNALITÉ.

§ 1. — Les équilibres des éléments constitutifs du caractère.

Nous venons de dire que la stabilité des agrégats formant le caractère est aussi grande que celle des agrégats anatomiques. Les premiers peuvent cependant, comme les seconds, subir des troubles morbides divers et même une désagrégation complète.

Ces phénomènes qui ne ressortent pas exclusivement du domaine de la pathologie ont, sur la formation des opinions et des croyances, une influence considérable. La genèse de certains faits historiques est à peu près incompréhensible sans la connaissance des transformations que peut accidentellement subir le caractère.

Nous verrons, dans un autre chapitre, que les mobiles créateurs de nos opinions, de nos croyances et de nos actes, sont comparables à des poids posés sur les deux plateaux d’une balance. Le plus chargé fléchit toujours.

En réalité, les choses ne se passent pas si simplement. Les poids, représentés par les motifs, peuvent s’altérer sous l’influence de troubles divers modifiant les combinaisons qui forment le caractère. Alors, notre sensibilité change, nos échelles de valeurs se déplacent, l’orientation de la vie devient différente. La personnalité est renouvelée.

De telles variations s’observent surtout lorsque, le milieu social venant à changer brusquement, l’équilibre établi entre les éléments affectifs et ce milieu éprouve une perturbation notable.

La notion d’équilibre entre le milieu qui nous enveloppe et les éléments qui nous composent est capitale. Nullement spéciale à la psychologie, elle domine la chimie, la physique et la biologie. Un être quelconque, matière brute ou matière vivante, résulte d’un certain état d’équilibre entre son milieu et lui. Le second ne saurait changer sans que se transforme aussitôt le premier. Une barre d’acier rigide peut, sous l’influence d’une modification de milieu convenable, devenir une légère vapeur.

Le degré d’aptitude à la dissociation des agrégats psychiques formant le caractère dépend de la stabilité de ces derniers comme aussi de l’importance des changements de milieu auxquels ils sont soumis. Elle variera également suivant les impressions antérieurement subies. Les observations faites sur les agrégats anatomiques le sont aussi sur les agrégats psychologiques. La diminution de sensibilité des premiers à l’influence de certaines actions extérieures par des procédés divers s’appelle, on le sait, l’immunisation. L’étude future de la pathologie des caractères comprendra aussi celle de leur immunisation.

Le véritable homme d’État possède l’art, encore mystérieux, de savoir modifier au besoin l’équilibre des éléments du caractère national en faisant prédominer ceux utiles aux nécessités du moment.

§ 2. — Les oscillations de la personnalité.

Les considérations précédentes tendent à montrer que notre personnalité peut devenir assez variable. Elle dépend, en effet, on vient de le voir, de deux facteurs inséparables, l’être lui-même et son milieu.

Prétendre que notre personnalité est mobile et parfois susceptible de grands changements choque un peu les idées traditionnelles sur la stabilité du moi. Son unité fut pendant longtemps un dogme indiscuté. Trop de faits sont venus prouver combien elle était fictive.

Notre moi est un total. Il se compose de l’addition d’innombrables moi cellulaires. Chaque cellule concourt à l’unité du moi comme chaque soldat à l’unité d’une armée. L’homogénéité des milliers d’individualités qui la composent résulte seulement d’une communauté d’action que de nombreuses causes peuvent détruire.

Inutile d’objecter que la personnalité des êtres semble généralement assez stable. Si elle ne varie guère, en effet, c’est que le milieu social reste à peu près constant. Qu’il vienne à se modifier brusquement, comme en temps de révolution, et la personnalité d’un même individu pourra se transformer entièrement. C’est ainsi qu’on vit, pendant la Terreur, de bons bourgeois réputés par leur douceur devenir des fanatiques sanguinaires. La tourmente passée et, par conséquent, l’ancien milieu reprenant son empire, ils retrouvèrent leur personnalité pacifique. Depuis longtemps, j’ai développé cette théorie et montré que la vie des personnages de la Révolution était incompréhensible sans elle.

De quels éléments se compose le moi dont la synthèse constitue notre personnalité ? La psychologie reste muette sur ce point. Sans prétendre préciser beaucoup, nous dirons que les éléments du moi résultent d’un résidu de personnalités ancestrales, c’est-à-dire créés par toute la série de nos existences antérieures. Le moi, je le répète, n’est pas une unité, mais le total des millions de vies cellulaires dont l’organisme est formé. Elles peuvent enfanter de nombreuses combinaisons.

Des excitations émotionnelles violentes, certains états pathologiques observables chez les médiums, les extatiques, les sujets hypnotisés, etc., font varier ces combinaisons et, par conséquent, engendrent, au moins momentanément, chez le même individu, une personnalité différente[2], inférieure ou supérieure à la personnalité ordinaire. Nous possédons tous des possibilités d’action dépassant notre capacité habituelle et que certaines circonstances viendront éveiller.

[2] L’action de certaines substances toxiques sur l’organisme peut avoir aussi pour résultat de désagréger la personnalité. J’en ai jadis publié, dans un journal de médecine, un curieux exemple qui fut utilisé en Amérique par un romancier.

§ 3. — Les éléments fixateurs de la personnalité.

Les résidus ancestraux forment la couche la plus profonde et la plus stable du caractère des individus et des peuples. C’est par leur moi ancestral qu’un Anglais, un Français, un Chinois diffèrent si profondément.

Mais à ces lointains atavismes se superposent des éléments engendrés par le milieu social (caste, classe, profession, etc.), par l’éducation et par bien d’autres influences encore. Ils impriment à notre personnalité une orientation assez constante. C’est le moi un peu artificiel ainsi formé que nous extériorisons chaque jour.

De tous les éléments formateurs de la personnalité, le plus actif, après la race, est celui que détermine le groupement social auquel nous appartenons. Coulées dans un même moule par les idées, les opinions, la conduite semblables qui leur sont imposées, les individualités d’un groupe : militaires, magistrats, prêtres, ouvriers, marins, etc., présentent nombre de caractères identiques.

Leurs opinions et leurs jugements sont généralement voisins, parce que chaque groupe social étant très niveleur, l’originalité n’y est pas tolérée. Quiconque veut se différencier de son groupe l’a tout entier pour ennemi.

Cette tyrannie des groupes sociaux, sur laquelle nous reviendrons, n’est pas inutile. Si les hommes n’avaient pas les opinions et la conduite de leur entourage pour guide, où trouveraient-ils la direction mentale nécessaire à la plupart ? Grâce au groupe qui les encastre, ils possèdent une façon d’agir et de réagir assez constante. Grâce à lui encore, les natures un peu amorphes sont orientées et soutenues dans la vie.

Ainsi canalisés, les membres d’un groupe social quelconque possèdent, avec une personnalité momentanée, ou durable, mais bien définie, une puissance d’action que ne rêverait jamais aucun des individus qui le composent. Les grands massacres de la Révolution ne furent pas des œuvres individuelles. Leurs auteurs agissaient en groupes : Girondins, Dantonistes, Hébertistes, Robespierristes, Thermidoriens, etc. Ces groupes beaucoup plus que des individus se combattaient alors. Ils devaient donc apporter dans leurs luttes la férocité furieuse et le fanatisme borné, caractéristiques des manifestations collectives violentes.

§ 4. — Difficulté de prévoir la conduite résultant d’un caractère déterminé.

Notre moi étant variable, et dépendant des circonstances, jamais un homme ne doit prétendre en connaître un autre. Il peut seulement affirmer que les circonstances ne variant pas, la conduite de l’individu observé ne changera guère. Le chef de bureau, rédigeant d’honnêtes rapports depuis vingt ans, continuera sans doute à les rédiger avec la même honnêteté, mais il ne faut pas trop l’affirmer. Des circonstances nouvelles venant à surgir, une passion forte envahissant son entendement, un danger menaçant son foyer, l’insignifiant bureaucrate pourra devenir un scélérat ou un héros.

Les grandes oscillations de la personnalité s’observent presque exclusivement dans la sphère des sentiments. Dans celle de l’intelligence, elles sont très faibles. Un imbécile restera tel toujours.

Les variations possibles de la personnalité, qui empêchent de connaître à fond nos semblables, empêchent aussi de se connaître soi-même. L’adage « Nosce te ipsum » des anciens philosophes constitue un irréalisable conseil. Le moi extériorisé représente habituellement un personnage d’emprunt mensonger. Il l’est, non pas seulement parce que nous nous supposons beaucoup de qualités et ne reconnaissons guère nos défauts, mais encore parce que si le moi contient une petite portion d’éléments conscients, à la rigueur connaissables, il est, en grande partie, formé d’éléments inconscients presque inaccessibles à l’observation.

Le seul moyen de découvrir son moi réel est, nous l’avons dit, l’action. On ne se connaît un peu qu’après avoir observé sa conduite, dans des circonstances déterminées. Prétendre savoir d’avance comment nous agirons dans une situation donnée est fort chimérique. Le maréchal Ney jurant à Louis XVIII de lui amener Napoléon dans une cage de fer était de très bonne foi, mais il ne se connaissait pas. Un simple regard du maître suffit à dissoudre sa résolution. L’infortuné maréchal paya de sa vie l’ignorance de sa propre personnalité. Plus familier avec les lois de la psychologie, Louis XVIII lui eût probablement pardonné.

Les théories exposées dans cet ouvrage relativement au caractère peuvent parfois sembler contradictoires. D’une part, en effet, nous avons insisté sur la fixité des sentiments qui forment le caractère, et de l’autre montré les variations possibles de la personnalité.

Ces oppositions disparaissent en se remémorant les points suivants :

1o Les caractères sont formés d’un agrégat d’éléments affectifs fondamentaux à peu près invariables, auxquels s’ajoutent des éléments accessoires changeant facilement. Ces derniers correspondent aux modifications que l’art de l’éleveur fait subir à une espèce sans modifier pour cela ses caractères essentiels.

2o Les espèces psychologiques sont, comme les espèces anatomiques, sous l’étroite dépendance de leur milieu. Elles doivent s’adapter à tous les changements de ce milieu et s’y adaptent en effet quand ils ne sont ni trop considérables, ni trop brusques.

3o Les mêmes sentiments peuvent paraître changer quand ils s’appliquent à des sujets différents, et cependant leur nature réelle n’a subi aucune modification. L’amour humain devenant amour divin dans certaines conversions est un sentiment qui a changé de nom, mais pas de nature.

Toutes ces constatations ont un intérêt très pratique, puisqu’elles sont à la base même de plusieurs problèmes modernes importants, celui de l’éducation notamment.

Observant que cette dernière modifie l’intelligence, ou du moins la somme des connaissances individuelles, on en a conclu qu’elle pouvait modifier également les sentiments. C’était oublier entièrement que les états affectifs et intellectuels n’ont pas une évolution parallèle.

Plus on approfondit le sujet, plus on est obligé de reconnaître que l’éducation et les institutions politiques jouent un rôle assez faible dans la destinée des individus et des peuples.

Cette doctrine, contraire d’ailleurs à nos croyances démocratiques, semble parfois contredite aussi par les faits observés chez certains peuples modernes et c’est ce qui l’empêchera toujours d’être admise facilement.

Dans l’introduction qu’il a bien voulu écrire pour la traduction japonaise[3] de mes ouvrages, un des plus éminents hommes d’État de l’Extrême-Orient, le baron Motono, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, m’objecte plusieurs changements produits dans la mentalité japonaise par l’influence des idées européennes. Je ne crois pas cependant qu’ils prouvent une modification réelle de cette mentalité. Les idées européennes sont simplement entrées dans l’armature ancestrale de l’âme japonaise, sans modifier ses parties essentielles. La substitution de la fronde au canon changerait complètement la destinée d’un peuple, sans transformer pour cela ses caractères nationaux.

[3] Publiée par la Société qu’a fondée le comte Okuma, ministre des affaires étrangères pour la traduction des plus célèbres ouvrages classiques parus en Europe.

Il semble résulter de ce chapitre que les opinions et la conduite étant déterminées par des causes assez étrangères à la volonté, notre liberté serait très restreinte. Elle l’est en effet. Nous verrons cependant qu’il est possible de lutter utilement contre les fatalités qui pèsent sur nos sentiments et nos pensées.

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