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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE III
LA MODE.

§ 1. — Influence de la mode dans tous les éléments de la vie sociale.

Les variations de la sensibilité sous l’influence des modifications du milieu, des besoins, des préoccupations, etc., créent un esprit public qui varie d’une génération à une autre et même plusieurs fois dans l’espace d’une génération. Cet esprit public, rapidement étendu par contagion mentale, détermine ce qu’on appelle la mode. Elle est un puissant facteur de propagation de la plupart des éléments de la vie sociale, de nos opinions et de nos croyances.

Le costume n’est pas seul soumis à ses volontés. Le théâtre, la littérature, la politique, les arts, les idées scientifiques même, lui obéissent et c’est pourquoi certaines œuvres ont un fond de ressemblance qui permet de parler du style d’une époque.

En raison de son action inconsciente, on subit la mode sans même s’en apercevoir. Les esprits les plus indépendants ne s’y soustraient guère. Bien rares, les artistes, les écrivains, osant produire une œuvre trop distante des idées du jour.

Son influence est si puissante qu’elle nous oblige parfois à admirer des choses sans intérêt et qui sembleront même quelques années plus tard d’une extrême laideur. Ce qui nous impressionne dans une œuvre d’art, est bien rarement l’œuvre en elle-même, mais l’idée que les autres s’en font, et c’est pourquoi sa valeur commerciale subit d’énormes changements.

On voit souvent la mode imposer d’invraisemblables choses et se manifester dans celles aussi abstraites, et d’ailleurs aussi illusoires, que la création d’une langue, la réforme de l’orthographe, etc.

Lorsque le Volapük parut vers 1880, la mode lui créa un tel succès qu’en moins de dix ans il existait 280 clubs et 25 journaux volapükistes. A Paris seulement, on comptait 14 cours de volapük. Les grands magasins en organisaient pour leur personnel.

Puis la mode changea, et si brusquement, qu’on ne trouverait plus peut-être aujourd’hui un seul individu connaissant le volapük. Il fut remplacé par l’Esperanto qui, après un succès semblable, commence à céder la place à une autre langue : l’Ido. Ces créations continueront sans doute jusqu’au jour où l’on découvrira que la constitution d’une langue est œuvre collective très lente et jamais improvisation personnelle.

Les variations de la mode s’exerçant sur tous les sujets, et notre sensibilité se modifiant sans cesse sous des influences diverses, on peut dire que notre façon de penser et surtout de traduire nos impressions se modifie rapidement.

Il y a loin par exemple des écrivains et des artistes de 1830 à ceux d’aujourd’hui. Un récent article du Gaulois marquait très bien une des phases de ces variations fréquentes.

Il est en train, disait l’auteur, de se former un nouveau public, très curieux à suivre dans ses goûts et dans ses manifestations, que ne contentent plus ni les romans purement romanesques, ni les ouvrages de vulgarisation historique, ni les fictions plus ou moins habiles mêlées d’aventures et d’hypothèses. Il faut à ce nouveau public de la réalité, de la précision, et il lui faut aussi de l’idéal. Si je dessinais ses limites, je dirais qu’elles vont de ceux qui lisent les poèmes documentés de Maurice Mæterlink à ceux qui étudient ou parcourent les si curieux travaux de Gustave Le Bon, Dastre, etc… Il y a là une tendance nettement indiquée vers les recherches originales, vers le groupement et la synthèse des connaissances qu’a accumulées le siècle dernier. J’y démêle aussi la palpitation d’un néo-spiritualisme bien moderne, un effort pour s’évader hors du matérialisme et même hors de la fatalité.

Que des livres assez ardus sur la valeur de la science et la constitution de l’univers atteignent en peu de temps à des dix et douze éditions, voilà ce qu’on n’aurait jamais imaginé il y a vingt ans ; voilà ce qui suppose l’arrivée à la lecture de nouvelles couches ivres de curiosité et de philosophie. Il ne s’agit pas de manuels ; il s’agit de tomes assez compacts, exigeant un effort soutenu et un commencement de culture générale. Par la presse, par la fréquentation, par l’ambiance, par la diffusion des idées, chacun de nous est devenu, sans s’en douter, un petit encyclopédiste.

La mode est assurément d’origine affective, mais non dégagée d’éléments rationnels et pour le montrer je vais choisir précisément une de ses manifestations les plus capricieuses en apparence : le vêtement féminin. Nous verrons que les caprices en sont étroitement circonscrits.

§ 2. — Les règles de la mode. — Comment elle est mélangée d’éléments affectifs et d’éléments rationnels.

Il peut sembler singulier de parler de règles pour une chose aussi mobile que la mode, mais si elle comporte, comme expression d’éléments affectifs, la fantaisie, celle-ci est soumise à des éléments rationnels qui l’orientent.

Cette double origine de la mode est générale, qu’il s’agisse de littérature, d’art, d’architecture, de mobilier, de costume, etc. Les transformations d’un sujet soumis à autant de fluctuations que le vêtement féminin rendront cette double origine plus démonstrative encore.

Les éléments rationnels rencontrés dans la mode féminine sont conditionnés par les nécessités économiques, les découvertes, les besoins nouveaux, les préoccupations du moment, etc.

On observe notamment ces influences dans les changements de costumes imposés par l’usage de l’automobile. Avec la vie plus rapide, la femme dut se masculiniser extérieurement pour suivre l’homme dans ses courses vertigineuses sur les grandes routes. Le costume tailleur, d’abord réservé à certains sports, se généralisa dans tout ce qu’il avait de commode et de seyant. Quant aux autres robes, les manches larges des corsages devinrent étroites pour glisser facilement dans les jaquettes. Mais alors l’œil se trouva choqué par le buste ainsi rétréci. Pour corriger ce défaut et parce qu’une transformation en appelle une autre, on en vint à diminuer l’ampleur des jupes afin de laisser les épaules plus larges en affinant la silhouette, modification qui conduisit à supprimer les poches, puis les jupons. La femme, dans son besoin de sentir autour d’elle une atmosphère de désir, souligna cette simplicité de mise par un collant excessif. Elle montra tout ce qu’il était possible et laissa deviner le reste. Jupons, dentelles et lingerie cédèrent la place aux dessous dits « combinaisons » préservant de la poussière et du froid.

Rationnelle aussi, cette mode si singulière au premier abord, de faire pour l’hiver les toilettes de ville en mousseline de soie. Elle résulta du chauffage central maintenant dans les appartements une température élevée et fut possible même dehors grâce aux longs manteaux de fourrure.

La mode descendant comme toujours des classes élevées aux couches inférieures, la petite bourgeoise, se servant d’autos en location pour ses courses, adopta toutes ces transformations. Elle s’enveloppa de manteaux de fourrure économique et dans son intérieur, grâce aux poêles à combustion lente, put vêtir, elle aussi, des robes légères.

Nous venons de montrer les éléments rationnels qui entrent dans la genèse de la mode. Indiquons maintenant ses éléments affectifs.

Rappelons tout d’abord que la mode, comme le langage et les religions, est une création collective et non individuelle. Nul ne peut donc l’imposer. On croit généralement, très à tort, que ce sont les couturières, les actrices, les mannequins sur les champs de courses qui la créent. Certains grands couturiers essayèrent, voici quelques années, de rééditer la crinoline, et n’y réussirent pas davantage que récemment pour la jupe-culotte.

Les prétendus créateurs de modes ne font en réalité que traduire des tendances devenues un désir général, conséquence de certains besoins, certaines idées, certaines préoccupations du moment.

Les modes sont évidemment très variables d’une saison à l’autre, mais les fantaisies de leurs créateurs ne peuvent se mouvoir que dans d’assez étroites limites. La mode plaît quand elle frappe, mais ce qui frappe n’a de succès qu’à la condition de ne pas trop s’éloigner de la mode précédente. Les étapes de transformation sont toujours successives, l’œil ne s’adaptant que lentement aux nouveautés, de même qu’il se fatigue très vite des choses vues longtemps.

Les raisons précédentes expliquent pourquoi une mode trop originale n’a qu’une durée éphémère. Elle doit s’imposer graduellement. Les robes amples d’il y a trente ans ne sont devenues les robes collantes d’aujourd’hui que fort lentement.

La mode est si puissante sur les femmes qu’elles supportent pour lui obéir les plus terribles gênes, telle l’obligation, il y a quelques années, de tenir constamment soulevée d’une main une robe à traîne et, de l’autre, le sac destiné à renfermer le contenu de l’ancienne poche ; tel encore le supplice de la marche produit par les robes dites entravées, accepté de longs mois. Sur ce point, les civilisées rejoignent les sauvages supportant la torture d’un anneau passé dans le nez pour obéir à la mode.

Cette obéissance à la mode est une des preuves catégoriques de la puissance de la contagion mentale.

La femme la plus indépendante, la plus énergique, la plus ardente à réclamer tous les droits n’osera jamais prendre celui de porter une robe courte lorsque la mode en impose une longue, ni mettre une poche à sa jupe quand la mode l’interdit, ni encore boutonner son corsage par devant quand les autres femmes le boutonnent par derrière. La mode ne connaît pas de révoltées, l’extrême pauvreté seule peut lui ravir des esclaves. Aucun des dieux du passé ne fut plus respectueusement obéi.

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