Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
LIVRE IX
RECHERCHES EXPÉRIMENTALES SUR LA
FORMATION DES CROYANCES
ET SUR LES PHÉNOMÈNES INCONSCIENTS
D’OÙ ELLES DÉRIVENT
CHAPITRE I
INTERVENTION DE LA CROYANCE DANS LE CYCLE
DE LA CONNAISSANCE.
GENÈSE DES ILLUSIONS SCIENTIFIQUES.
§ 1. — Pourquoi la connaissance reste toujours mélangée de croyances.
Aucun savant ne peut se vanter d’être sorti pour toujours du cycle de la croyance. Dans les phénomènes incomplètement connus, il est bien obligé de formuler des théories et des hypothèses, c’est-à-dire des croyances que l’autorité seule de leurs auteurs fait accepter.
Même pour les phénomènes très étudiés, nous sommes forcés, ne pouvant les vérifier tous, de les admettre comme croyances. Notre éducation classique n’est qu’un acte de foi à l’égard de doctrines imposées par le prestige d’un maître. Elle doit, pour cette raison, devenir expérimentale quelquefois, afin de montrer à l’élève la possibilité de vérifier les affirmations qu’on lui impose et de lui apprendre que l’observation et l’expérience sont les seules armatures de la véritable certitude.
L’impossibilité de vérifier l’ensemble de nos connaissances rend bien chimérique le conseil donné par Descartes dans son Discours de la méthode : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment comme telle et rejeter comme fausses toutes celles où nous pouvons imaginer le moindre doute. »
Si Descartes avait tenté d’appliquer ses préceptes, il n’eût pas admis comme évidentes des choses qui nous font sourire aujourd’hui. De même que tous ses contemporains et la généralité de ses successeurs, il était dominé par la croyance. Le scepticisme le plus étendu est en réalité toujours partiel : « Celui, dit Locke, qui, dans les affaires ordinaires de la vie, ne voudrait rien admettre, qui ne fût fondé sur des démonstrations claires et directes, ne pourrait s’assurer d’autre chose que de périr en fort peu de temps. Il ne pourrait trouver aucun mets, ni aucune boisson dont il pût hasarder de se nourrir. »
On peut ajouter également que l’analyse critique de nos opinions et de nos certitudes rendrait l’existence d’une société impossible. Le rôle de la croyance est justement de nous éviter de telles analyses.
Et puisque le savant est obligé d’accepter comme croyances, une grande partie des vérités de la science, ne nous étonnons pas de lui voir manifester parfois autant de crédulité que les ignorants. Sur les sujets étrangers à sa spécialité, il les dépasse peu.
Ces considérations expliquent pourquoi des savants éminents sont parfois victimes des plus énormes illusions. Après l’avoir constaté pour des faits scientifiques ordinaires, dégagés de toute passion, nous serons préparés à comprendre comment certaines croyances occultistes, analogues aux pratiques de l’ancienne sorcellerie, ont pu être acceptées par d’illustres spécialistes.
§ 2. — Genèse des illusions scientifiques.
Toutes les expériences ne pouvant être reproduites, le principe d’autorité reste, je l’ai dit plus haut, notre principal guide. On croit l’auteur auquel sa position confère du prestige, supposant, très justement d’ailleurs, qu’il ne s’exposerait pas à être démenti en émettant des assertions erronées.
Le plus souvent, il en est ainsi. Un savant n’annonce jamais une chose qu’il pense inexacte. Mais l’influence de la suggestion est telle que, même sur des faits très précis, un esprit éminent peut s’illusionner et prendre pour des réalités les visions de son imagination. La retentissante histoire des rayons N, dont d’illustres physiciens mesuraient l’indice de réfraction, alors que plus tard l’existence de ces rayons fut reconnue imaginaire, en constitue un remarquable exemple.
Nous allons insister sur ces faits, car en révélant les erreurs possibles dans l’étude de phénomènes physiques, soumis à de rigoureuses mesures, ils font comprendre combien devient facile l’illusion en face de phénomènes susceptibles seulement d’insuffisantes vérifications.
Pour montrer que le rôle du prestige, de la suggestion et de la contagion peuvent engendrer chez tous les esprits, y compris les plus élevés, des croyances et des opinions erronées, nous choisirons nos exemples uniquement chez des savants.
Un des plus saisissants est l’aventure dont furent victimes, il y a quarante ans environ, la presque totalité des membres de l’Académie des Sciences et qui inspira à Daudet son célèbre roman l’Immortel. Sur la foi d’un éminent géomètre, auréolé d’un grand prestige, l’illustre assemblée inséra, comme authentiques dans ses comptes rendus, une centaine de lettres supposées de Newton, Pascal, Galilée, Cassini, etc… Fabriquées de toutes pièces par un faussaire peu lettré, elles fourmillaient de vulgarités et d’erreurs, mais les noms de leurs prétendus auteurs et du savant qui les présentait firent tout accepter. La plupart des académiciens, et notamment le secrétaire perpétuel, ne conçurent aucun doute sur l’authenticité de ces documents jusqu’au jour où le faussaire avoua sa fraude. Le prestige évanoui, on déclara misérable le style des lettres, affirmé d’abord merveilleux et bien digne des écrivains de génie considérés comme leurs auteurs.
Les vérifications, dans l’exemple précédent, étaient difficiles pour des savants non spécialisés, s’en rapportant naturellement à l’autorité d’un confrère. En réalité, les spécialistes de l’Institut furent aussi aisément dupes que les ignorants. Cette objection disparaît d’ailleurs devant d’autres faits plus récents, où les erreurs commises le furent uniquement par des spécialistes.
Une des plus curieuses illusions collectives enfantées par le prestige et la contagion, fut celle imposée, il y a une quinzaine d’années, par un célèbre physicien, M. Becquerel, professeur de physique à l’École polytechnique. Il exposa longuement, et à plusieurs reprises, dans les comptes rendus de l’Académie des Sciences, des expériences minutieuses prouvant catégoriquement, suivant lui, que l’uranium émet des radiations capables de se polariser, de se réfracter, de se réfléchir, et, par conséquent identiques à la lumière issue des corps phosphorescents. Pendant trois ans, — et malgré les affirmations contraires d’un physicien français, que connaissent les lecteurs de cet ouvrage, — le célèbre académicien persista dans son erreur et la fit partager par tous les savants de l’Europe. Elle fut seulement reconnue lorsqu’un observateur américain, mis par la distance à l’abri du prestige, prouva, — vérification des plus faciles, — que ces rayons ne se réfractant pas et ne se réfléchissant pas étaient tout autre chose que de la lumière. Au point de vue de ses conséquences scientifiques, l’erreur était énorme, et le fait qu’elle ait pu être partagée trois ans, par la totalité des physiciens, semblerait incompréhensible, sans les explications de la psychologie.
L’histoire des rayons N, à laquelle je faisais allusion plus haut, est encore plus typique. Elle révèle, non seulement le rôle du prestige, mais encore celui de la suggestion et de la contagion mentale.
Il ne s’agit plus ici, comme dans le cas précédent, d’expériences admises de confiance par tout le monde sans vérification, mais d’observations déclarées exactes par quantité de physiciens s’imaginant les avoir vérifiées. Bien que cette aventure soit très connue, nous la rappellerons sommairement.
Un correspondant distingué de l’Académie des Sciences, professeur de physique réputé, M. Blondlot, avait cru constater qu’un grand nombre de corps émettent des rayons particuliers, qualifiés par lui rayons N. Ils étaient révélables par leur action sur la phosphorescence, et leur longueur d’onde pouvait être mesurée avec exactitude. L’auteur jouissant d’une grande autorité, son assertion fut acceptée sans contestation par la plupart des savants français, qui répétèrent ses expériences en y voyant exactement ce qu’on leur avait suggéré d’y voir.
Pendant deux ans, les comptes rendus de l’Académie des Sciences publièrent d’innombrables notes de divers physiciens professionnels : Broca, J. Becquerel, Bichat, etc., sur les propriétés, chaque jour plus merveilleuses, de ces rayons. M. Jean Becquerel annonçait même les avoir chloroformés. Des savants distingués, M. d’Arsonval notamment, faisaient sur eux des conférences enthousiastes.
L’Académie des Sciences, jugeant nécessaire de récompenser une aussi importante découverte, chargea plusieurs de ses membres, dont le physicien Mascart, d’aller vérifier chez l’auteur l’exactitude de ses recherches. Ils revinrent émerveillés, et un prix de 50.000 francs[11] fut décerné à l’inventeur.
[11] Il devait d’abord être décerné exclusivement pour les rayons N, mais, au dernier moment, par un excès de prudence, qui parut excessif à certains membres de la Commission, le rapport déclara attribuer le prix de 50.000 francs à M. B. pour l’ensemble de ses travaux, sans spécifier lesquels.
Durant ce temps, des savants étrangers, sur lesquels les physiciens français n’exercent aucun prestige, répétaient vainement les expériences sans les réussir. Plusieurs se décidèrent alors à aller les observer chez leur inventeur. Ils constatèrent rapidement que ce dernier était victime des plus complètes illusions, continuant à mesurer, par exemple, les déviations des rayons N sous l’influence d’un prisme, bien qu’on eût subrepticement retiré ce prisme dans l’obscurité, etc.
La Revue scientifique ouvrit alors une vaste enquête auprès de tous les physiciens de l’univers. Ses résultats furent désastreux pour les rayons N. On dut reconnaître qu’ils constituaient un pur produit de la suggestion mentale et de la contagion, et n’avaient jamais eu d’existence.
La suggestion détruite, aucun des physiciens français persuadés d’avoir vu les rayons N ne réussit une seule fois à les apercevoir de nouveau. Les communications à leur sujet, si abondantes autrefois dans les comptes rendus de l’Académie des Sciences, cessèrent brusquement et totalement.
Ainsi, pendant deux ans, des physiciens professionnels avaient cru, au point de les mesurer avec minutie, en des rayons ne possédant de réalité que dans leur imagination et créés uniquement par la suggestion.
Cette merveilleuse histoire montre, à la fois, la puissance du prestige, de la suggestion et de la contagion. Elle éclaire d’une vive lueur la genèse des croyances, beaucoup d’évènements historiques, et tous les phénomènes occultistes. En cette dernière matière, on peut dire que les observateurs vivent de suggestions, et quand on voit ce qu’elles arrivent à produire sur des sujets scientifiques, on conçoit la prépondérance de leur rôle dans la genèse des phénomènes merveilleux.
Je n’ai voulu examiner ici que les illusions scientifiques célèbres, portant sur des faits d’une importance capitale. S’il fallait relater les erreurs scientifiques de détail, dues à l’influence du prestige, un volume entier ne suffirait pas. Je me bornerai à en citer encore une.
Il y a quelques années, un élève de M. Lippmann crut avoir découvert, — observation d’une portée considérable, — qu’un corps électrisé en mouvement ne déviait pas une aiguille aimantée. L’auteur était totalement inconnu, mais ayant fait ses expériences sous les yeux et avec le concours de M. Lippmann, il bénéficia de la grande autorité de ce dernier et fut écouté par tous les physiciens jusqu’au jour où un savant étranger prouva qu’élève et professeur s’étaient trompés lourdement et pourquoi.
Sauf dans le cas des lettres du faussaire, je n’ai fait allusion, remarquons-le, qu’à des faits scientifiques, susceptibles de mesures précises, soumis à une observation rigoureuse. Pour cette raison, d’ailleurs, les erreurs scientifiques finissent toujours, tôt ou tard, par être reconnues.
Dans les sciences en voie de formation, comme la médecine, où les vérifications sont extrêmement difficiles, — car on ne sait jamais quels résultats attribuer à la suggestion et au remède, — les erreurs se perpétuent bien davantage. Les énumérer serait faire l’histoire de la médecine et montrer que théories, remèdes et raisonnements changent tous les quarts de siècle. Je ne citerai qu’un exemple parmi tant d’autres.
Il y a une cinquantaine d’années, le traitement de la pneumonie par la saignée était considéré comme une des belles conquêtes de l’art médical. Sa valeur semblait surabondamment prouvée par des statistiques, montrant que grâce à lui, on ne perdait que 30 malades sur 100.
L’emploi de ce précieux système continua jusqu’au jour où un médecin sagace, visitant un hôpital homéopathique de Londres, constata que la mortalité des pneumoniques n’y dépassait guère 5 p. 100, au lieu de 30 p. 100 en France. Ce fut un trait de lumière. Puisque, se dit-il, les médicaments homéopathiques sont trop dilués pour agir, le vrai traitement, c’est de ne rien faire. Ce régime appliqué en France fit aussitôt tomber la mortalité au même chiffre qu’en Angleterre. Les médecins tuaient donc par la saignée 25 p. 100 de leurs malades. Aujourd’hui, loin de les affaiblir par une pareille opération, on soutient leurs forces avec de l’alcool.
De cette histoire pourrait être rapprochée celle de l’appendicite dont le traitement fit périr tant de personnes sous le couteau des chirurgiens, alors qu’un simple purgatif les eût guéries le plus souvent, en les débarrassant des parasites intestinaux cause de leur maladie, comme le prouva plus tard le professeur Guiart.
La multiplication de ces exemples n’ajouterait rien à ce que j’ai voulu démontrer. Le lecteur est convaincu, je l’espère, que la plupart de nos opinions scientifiques doivent être qualifiées, non de connaissances, mais de croyances. Étant des croyances, elles se forment sous certaines influences : prestige, affirmation, suggestion, contagion, etc., fort étrangères à la raison, mais beaucoup plus puissantes qu’elle.
Nous retrouverons bientôt ces mêmes mobiles générateurs dans la formation moderne des croyances occultistes chez quelques savants.