Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE II
LA CONTAGION MENTALE.
§ 1. — Les formes de la contagion mentale.
La contagion mentale constitue un phénomène psychologique dont le résultat est l’acceptation involontaire de certaines opinions et croyances.
Sa source étant inconsciente, elle s’opère sans qu’aucun raisonnement ou réflexion y participe. On l’observe chez tous les êtres, de l’animal à l’homme, principalement lorsqu’ils sont en foule.
Son action est immense, elle domine l’histoire.
La contagion mentale représente en effet l’élément essentiel de la propagation des opinions et des croyances. Sa force est souvent assez grande pour faire agir l’individu contre ses intérêts les plus évidents. Les récits innombrables de martyrs, de suicides, de mutilations, etc., déterminés par contagion mentale en fournissent des preuves.
Toutes les manifestations de la vie psychique peuvent être contagieuses mais ce sont, en particulier, les émotions qui se propagent de cette façon. Les idées contagieuses sont des synthèses d’éléments affectifs.
Dans la vie ordinaire, la contagion peut être limitée par l’action inhibitrice de la volonté, mais si une cause quelconque : changement violent de milieu en temps de révolution, excitations populaires, etc., viennent la paralyser, la contagion exercera facilement son influence et pourra transformer des êtres pacifiques en guerriers hardis, de placides bourgeois en farouches sectaires. Sous son influence, les mêmes individus passeront d’un parti dans un autre, et apporteront autant d’énergie à réprimer une révolution qu’à la fomenter.
La contagion mentale ne s’exerce pas seulement par le contact direct des individus. Les livres, les journaux, les nouvelles télégraphiques, de simples rumeurs même, peuvent la produire.
Plus les moyens de communication se multiplient, plus les volontés se pénètrent et se contagionnent. Nous sommes liés davantage chaque jour à ceux qui nous entourent. La mentalité individuelle revêt facilement une forme collective.
De toutes les variétés de contagion mentale qui nous étreignent, une des plus puissantes est, je l’ai déjà montré, celle du groupe social dont nous faisons partie. Aucune volonté n’essaie de s’y soustraire. Il dicte même le plus souvent nos opinions et nos jugements sans que nous nous en apercevions.
§ 2. — Exemples divers de contagion mentale.
Les sentiments, bons ou mauvais, sont contagieux et c’est pourquoi le rôle de l’entourage dans l’éducation offre tant d’importance. « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » est un très juste proverbe.
A la contagion mentale par exemple est due la formation d’une foule de jeunes criminels chassés de l’usine par des lois prétendues humanitaires. Sans autre occupation désormais que de flâner dans la rue, ils y entrent en relations avec des camarades dérobant aux étalages de menus objets et bientôt les imitent. L’importance de ces vols augmente graduellement et des associations sont formées pour imiter des bandes célèbres. Le rôdeur de hasard devient bientôt un voleur professionnel dont la vie s’écoulera de prison en prison. Il acceptera d’autant plus facilement sa destinée qu’aucune action inhibitrice ne viendra limiter les effets de la contagion. Les magistrats sont, en effet, pleins d’indulgence pour tous les criminels et de bons philanthropes, un peu imbéciles, leur font construire d’élégantes prisons bien chauffées et pourvues de tout le confort moderne.
La contagion criminelle se produit très souvent aussi, grâce aux récits d’assassinats sensationnels racontés par les journaux. Le célèbre Jack l’éventreur eut de nombreux imitateurs dans plusieurs villes d’Angleterre.
Les faits démontrant la contagion mentale sont si manifestes qu’il semblerait inutile d’y insister. Mais la fameuse mesure, décidée en conseil des ministres, d’introduire les apaches dans l’armée, prouve à quel point les gouvernants l’ignorent. Le plus modeste des psychologues aurait appris à ces médiocres hommes d’État combien cette résolution serait désastreuse et qu’il faudrait y renoncer bientôt. C’est ce qui arriva en effet.
Des diverses émotions, la plus contagieuse peut-être, est la peur. On connaît son rôle capital, dans la vie des individus et des peuples. Si elle n’a pas suffi à créer les dieux, comme le soutenait Lucrèce, son influence fut manifeste dans leur genèse.
Aussi puissante qu’au début de l’histoire, elle crée les paniques qui font perdre les batailles et peut même conduire ses victimes au suicide. La terreur de la dernière comète qui devait, disait-on, rencontrer la terre, amena plusieurs personnes à se tuer.
Elle ne dirige pas seulement les individus et les foules, mais encore les politiciens qui les mènent. Dans ma Psychologie politique, j’ai montré que la peur fut l’origine d’un grand nombre de lois, votées depuis vingt ans, et dont les funestes effets se déroulent chaque jour.
On peut dire que dans les temps troublés le fantôme de la peur règne souverainement sur les assemblées politiques et détermine leurs opinions et leurs votes. Il provoqua les plus féroces mesures de la Convention. C’est sous les griffes de la peur que Carrier faisait périr ses victimes dans d’affreux supplices et que Fouquier-Tinville les envoyait par centaines à l’échafaud.
La plupart des émotions sont aussi contagieuses que la peur. Les vrais orateurs le savent bien. Le vote de la Chambre qui renversa le ministère Clemenceau en quelques minutes, fut, je l’ai déjà rappelé, le résultat d’une émotion contagieuse qu’un orateur de l’opposition sut provoquer.
Les expressions, gestes et mouvements de la physionomie traduisant les sentiments : colère, bienveillance, méchanceté, gaieté, etc., sont également contagieux. Il est sage, quand on sollicite une faveur, de prendre une mine souriante au lieu d’un air contraint. On a ainsi la chance de disposer à la bienveillance par contagion celui qui vous écoute.
§ 3. — Puissance de la contagion mentale.
La contagion mentale est un phénomène absolument général, observable aussi bien chez les animaux que chez l’homme. Un cheval a-t-il un tic, dans une écurie, tous les autres l’acquièrent bientôt. Si l’un des chiens d’une meute aboie, les autres l’imitent aussitôt. Quand un mouton fuit, tous les moutons le suivent.
La contagion mentale peut être assez forte, je le disais plus haut, pour l’emporter sur l’instinct de la conservation et conduire l’individu à sacrifier sa vie. On a souvent répété l’histoire des quinze invalides se pendant au même crochet d’un couloir et celle des soldats qui se suicidèrent dans la même guérite.
Les faits de ce genre sont innombrables. J’en emprunte quelques-uns au Dr Nass :
Qu’un suicide sensationnel soit raconté par la presse dans tous ses détails, bientôt il sera répété, avec le même art, par quelques déséquilibrés. Au lendemain de l’affaire Syveton on a noté plusieurs asphyxies volontaires par le gaz.
… C’est surtout en Russie, pays de mysticisme, que les épidémies d’auto-homicide ont causé d’immenses ravages… Au temps des persécutions religieuses, les prophètes prêchaient le suicide par le feu. Une seule fois 600 personnes périrent du même coup dans les flammes. Un historien des religions russes estime à 20.000 le nombre des victimes de 1673 à 1691. M. Stohoukine cite un cas où un bûcher dévora 2.500 individus qui se sacrifiaient dans l’espoir d’un monde meilleur.
Des exemples du même ordre se continuent de nos jours. C’est par contagion mentale que se propagent en Russie les skopsy qui se soumettent à une castration volontaire et une autre secte dont les membres se font enterrer vivants.
La contagion mentale est assez puissante pour créer dans l’esprit une représentation quelconque. Elle engendrera donc facilement l’apparence d’une maladie qui à la longue pourra devenir maladie réelle. Un savant chirurgien des hôpitaux, le Dr Picqué, a rapporté récemment qu’à la suite d’un cas de mort par appendicite, 15 officiers sur 25 que comptait un détachement s’alitèrent en présentant tous les symptômes classiques de l’appendicite. On les guérit par suggestion.
§ 4. — Influences de la contagion dans la propagation des croyances religieuses et politiques.
Les réflexions précédentes font aisément pressentir le rôle de la contagion mentale sur la propagation des opinions et des croyances.
D’une façon générale et sans qu’on ait à citer beaucoup d’exceptions, les croyances religieuses et politiques se répandent surtout par voie de contagion, notamment dans les foules. Elle s’exerce d’autant plus énergiquement que la foule est plus nombreuse. Une croyance faible sera très vite renforcée par la réunion des individus qui la partagent.
Grâce à la puissance de la contagion, la valeur rationnelle de la croyance propagée est sans importance. La contagion s’exerçant sur l’inconscient, la raison n’y prend aucune part.
De la foule, elle s’élève souvent à ceux placés au-dessus d’elle ; il ne faut donc pas s’étonner que les croyances les plus absurdes et les plus funestes puissent trouver des défenseurs parmi les gens éclairés. Nombreux sont les exemples analogues à celui de ce maître des requêtes au Conseil d’État qui défendait les grèves de fonctionnaires au moment où celle des postiers menaçait la France d’un désastre.
Par voie de contagion, bourgeois, lettrés, professeurs, etc., finissent toujours par subir plus ou moins l’influence des opinions populaires. La contagion mentale peut donc asservir toutes les intelligences. De même que la contagion par les microbes, elle n’épargne que des natures fort résistantes et peu nombreuses.
Les grands mouvements religieux de l’histoire furent toujours le résultat de la contagion mentale. Son action ne s’exerça jamais davantage qu’à notre époque, d’abord, parce qu’avec le progrès des idées démocratiques le pouvoir tombe de plus en plus entre les mains des foules, ensuite parce que la diffusion rapide des moyens de communication permet aux mouvements populaires de se répandre presque instantanément. On sait avec quelle rapidité se propagèrent les grèves des postiers et des cheminots, les révolutions de Russie, de Turquie et de Portugal.
Les gouvernements affaiblis sont impuissants contre la contagion. Non seulement ils ont pris l’habitude de céder à toutes les injonctions populaires, mais encore ces injonctions sont immédiatement appuyées par des légions d’intellectuels que la contagion mentale, renforçant les impulsions de leurs intérêts, amène à considérer comme équitables les plus iniques revendications. Les fantaisies extravagantes des multitudes deviennent pour eux des dogmes aussi respectables que l’étaient jadis, pour les courtisans des monarchies absolues, les volontés de leur maître.
Les opinions propagées par contagion ne se détruisent qu’au moyen d’opinions contraires propagées de la même façon. Appliquée par des hommes d’État, cette règle de psychologie leur permettrait, grâce aux moyens dont ils disposent, de combattre la contagion par la contagion.
Ce dernier point nous écartant un peu de notre sujet, nous n’insisterons pas davantage ici. Si ce chapitre a été bien compris, le lecteur possède une des clefs principales du mécanisme de la propagation des opinions et des croyances, c’est-à-dire des facteurs fondamentaux de l’histoire.