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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE IV
LE MOI AFFECTIF ET LE MOI INTELLECTUEL.

§ 1. — Le moi affectif et le moi intellectuel.

En recherchant les motifs déterminants de nos opinions et de nos croyances, nous verrons qu’elles sont régies par des formes de logiques très distinctes bien que confondues jusqu’ici.

Avant d’aborder leur examen, j’insisterai sur une division fondamentale des éléments psychiques qui domine toutes les autres. Ils se présentent en effet sous deux formes bien différentes : les éléments affectifs, les éléments intellectuels. Cette première classification, facilitera la compréhension des chapitres qui seront consacrés aux diverses formes de logiques.

La distinction entre le sentiment et la raison dut s’établir assez tard dans l’histoire. Nos lointains ancêtres sentaient vivement, agissaient beaucoup, mais raisonnaient très peu.

Lorsque, parvenu à une phase déjà avancée de son évolution, l’homme tenta de philosopher, la différence entre les sentiments et la raison apparut nettement.

Mais à une époque très récente seulement il devint évident que les sentiments supposés régis par nos caprices, obéissaient à une logique spéciale, absolument différente de la logique rationnelle.

L’ignorance de cette distinction est une des sources d’erreur les plus fréquentes de nos jugements. Des légions de politiciens ont voulu fonder sur des raisonnements ce qui ne peut l’être que sur des sentiments. Des historiens aussi peu éclairés crurent pouvoir expliquer par la logique intellectuelle des faits complètement étrangers à son influence. La genèse des facteurs les plus importants de l’histoire, telle que la naissance et la propagation des croyances, reste pour cette raison fort peu connue.

D’illustres philosophes furent victimes de la même confusion entre la logique affective et la logique rationnelle. Kant prétendait édifier la morale sur la raison. Or, parmi ses sources diverses, la raison ne figure presque jamais.

Le plus grand nombre des psychologues persiste encore dans les mêmes errements. Ribot le fait très justement remarquer en parlant des « incurables préjugés intellectualistes des psychologues voulant tout ramener à l’intelligence, tout expliquer par elle. Thèse insoutenable, car de même que physiologiquement la vie végétative précède la vie animale qui s’appuie sur elle ; de même psychologiquement la vie affective précède la vie intellectuelle qui s’appuie sur elle ».

Il était nécessaire, pour atteindre le but de cet ouvrage, de bien insister sur cette différence entre l’affectif et le rationnel. La négliger serait se condamner à ignorer toujours la genèse des opinions et des croyances.

Tâche difficile, cependant, de délimiter nettement la séparation du rationnel et de l’affectif. Les classifications indispensables dans l’étude des sciences établissent forcément, dans l’enchaînement des choses, des coupures que la nature ignore, mais toute science serait impossible si nous n’avions pas appris à créer du discontinu dans le continu.

La séparation entre l’affectif et l’intellectuel appartient à une période avancée de l’évolution des êtres. Les phénomènes affectifs ayant précédé les phénomènes intellectuels, il est probable que les seconds sont sortis des premiers.

Les animaux possèdent des sentiments souvent aussi développés que les nôtres, mais leur intelligence est beaucoup plus faible. C’est uniquement par son développement que l’homme s’en distingue.

Les sentiments appartiennent à cette catégorie de choses connues de chacun quoique malaisées à définir. On ne peut les interpréter en effet qu’en termes intellectuels. L’intelligence sert à connaître, les sentiments à sentir ; or sentir et connaître sont des manifestations que ne saurait exprimer un même langage. L’intelligence a pu se créer une langue assez précise, mais celle des sentiments est très vague encore.


Le moi affectif et le moi rationnel, bien qu’agissant sans cesse l’un sur l’autre, possèdent une existence indépendante. Le moi affectif évoluant malgré nous et souvent contre nous, la vie, pour cette raison, est pleine de contradictions. Il est possible quelquefois de refréner nos sentiments, non de les faire naître ou disparaître.

C’est donc bien à tort que nous reprochons à un individu d’avoir changé. Ce reproche sous-entend l’idée très fausse que l’intelligence peut modifier un sentiment. Complète erreur. Quand l’amour, par exemple, devient indifférence ou antipathie, l’intelligence assiste à ce changement, mais n’en est pas cause. Les raisons qu’elle imagine pour expliquer de tels revirements n’ont aucun rapport avec leurs vrais motifs. Ces motifs, nous les ignorons.

Souvent même, nous ne connaissons pas mieux nos vrais sentiments que les mobiles qui les font naître. « Fréquemment, dit Ribot, on s’imagine ressentir pour une personne un attachement profond et solide (amour, amitié) ; l’absence ou la nécessité d’une rupture en démontrent la réelle fragilité. Inversement, l’absence ou la rupture nous révèlent une profonde affection qui semblait tiède et proche de l’indifférence. »

Il est donc impossible, comme le fait justement remarquer le même auteur, de juger avec le moi intellectuel la conduite du moi affectif.

Bien que la vie affective et la vie intellectuelle soient trop hétérogènes pour être réductibles l’une à l’autre, on agit toujours sans tenir compte de la différence qui sépare les sentiments de l’intelligence. Tout notre système d’éducation latine en est une preuve. La persuasion que le développement de l’intelligence par l’instruction développe aussi les sentiments, dont l’association constitue le caractère, est un des plus dangereux préjugés de notre université. Les éducateurs anglais savent depuis longtemps que l’éducation du caractère ne se fait pas avec des livres.

Le moi affectif et le moi intellectuel étant distincts il n’est pas étonnant qu’une intelligence très haute puisse coexister avec un caractère très bas[1]. Sans doute l’intelligence et l’instruction montrant que certains actes malhonnêtes coûtent plus qu’ils ne rapportent, on verra rarement un homme instruit pratiquer de vulgaires cambriolages, mais s’il possède une âme de cambrioleur il la gardera malgré tous ses diplômes, et l’utilisera dans des opérations aussi peu morales mais moins dangereuses et d’un profit plus sûr.

[1] Parmi les nombreux exemples qu’en fournit l’histoire, un des plus typiques est celui de l’illustre chancelier Bacon. Nul homme de son temps ne posséda une intelligence aussi haute, mais bien peu révélèrent une âme aussi basse. Il commença, dans l’espérance d’obtenir un emploi de la reine Elisabeth, par trahir son unique bienfaiteur, le comte d’Essex, qui eut la tête tranchée. Il dut attendre, cependant, le règne de Jacques Ier pour obtenir sur la recommandation du duc de Buckingham, qu’il trahit également bientôt, la place de sollicitor général, puis de chancelier. Il s’y montra plat courtisan et voleur impudent. Ses concussions furent telles qu’il fallut le poursuivre. Vainement tenta-t-il d’attendrir ses juges par une humble confession écrite dans laquelle il avouait ses fautes, et « renonçait à toute défense. » Il fut condamné à la perte de toutes ses places et à une prison perpétuelle.

Visible dans la plupart des individus, la distinction entre le moi affectif et le moi intellectuel l’est également chez certains peuples. Mme de Staël faisait remarquer que chez les Allemands le sentiment et l’intelligence « paraissent n’avoir aucune communication ; l’une ne peut pas souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs ».

Dans les collectivités transitoires, la même distinction entre l’affectif et l’intellectuel est plus facilement observable encore. Les éléments qu’elles mettent en commun et qui dictent leurs actes, sont les sentiments et jamais l’intelligence. J’en ai donné les raisons dans un autre ouvrage. Il suffira de rappeler ici que l’intelligence, variant considérablement d’un sujet à l’autre et n’étant pas comme les sentiments contagieuse, ne peut jamais revêtir une forme collective. Les individus d’une même race possèdent au contraire certains sentiments communs fusionnés facilement lorsqu’ils sont en groupe.

Le moi affectif constitue l’élément fondamental de la personnalité. Très lentement élaboré par des acquisitions ancestrales, il évolue chez les individus et les peuples beaucoup moins vite que l’intelligence.

Cette thèse paraît au premier abord contredite par l’histoire. Il semblerait qu’à certains moments naissent instantanément des sentiments nouveaux fort différents, de ceux antérieurement observés. Belliqueuse à une époque, une nation se montre pacifique plus tard. Le besoin d’égalité succède à l’acceptation de l’inégalité. Le scepticisme remplace la foi ardente. Nombreux sont les exemples du même genre.

Leur analyse montre que ces créations de sentiments nouveaux sont de simples apparences. En réalité, ils existaient, sans se manifester ; les variations de milieux ou les circonstances n’ont fait que modifier leur équilibre. Tel sentiment d’abord refréné devient prépondérant à une époque et domine d’une façon plus ou moins durable les autres états affectifs. L’homme en société est bien forcé de plier ses sentiments aux nécessités successives que les circonstances et surtout l’ambiance sociale lui imposent. Des exemples de ces transformations apparentes seront donnés dans un prochain chapitre.

Les sentiments semblent parfois changer alors qu’ils n’ont fait que s’appliquer à des sujets différents. L’espérance mystique guidant l’ouvrier moderne vers les fumeuses tavernes où des apôtres d’un évangile nouveau lui promettent un paradis prochain est le même sentiment qui conduisait ses pères dans les vieilles cathédrales où, derrière les vapeurs de l’encens, s’ouvraient les portes d’or de lumineuses régions pleines d’une félicité éternelle.

§ 2. — Les diverses manifestations de la vie affective. Émotions, sentiments, passions.

Les manifestations de la vie affective sont indifféremment désignées par les auteurs sous les noms d’émotions ou de sentiments. Je crois plus commode pour leur description de les répartir en trois classes : émotions, sentiments, passions.

L’émotion est un sentiment instantané plus ou moins éphémère. Elle naît d’un phénomène brusque : accident, annonce d’une catastrophe, menace, injure. La colère, la peur, la terreur, etc., en sont des exemples.

Le sentiment représente un état affectif durable, tel que l’avarice, la bienveillance, etc.

La passion est constituée par des sentiments ayant acquis une grande intensité et pouvant momentanément en annuler d’autres : haine, amour, etc.

Tous ces états affectifs correspondent à des variations physiologiques de notre organisme. Nous n’en connaissons que certains effets généraux : rougeur du visage, altération de la circulation, etc.

Une modification physique ou chimique des cellules nerveuses et les sentiments qu’elle engendre représentent une relation dont les termes ultimes seuls sont connus. La transformation en sentiment ou en pensée d’un processus chimique organique est complètement inexplicable maintenant.

Sentiments et émotions varient suivant l’état physiologique du sujet ou l’influence de divers excitants : café, alcool, etc…

Le sentiment le plus simple est toujours très complexe, mais dès qu’il devient irréductible à un autre par l’analyse, nous devons, pour la facilité du langage, le traiter comme s’il était simple. Le chimiste lui aussi, qualifie de corps simples ceux qu’il ne sait pas décomposer.

Les psychologues parlent quelquefois de sentiments intellectuels. Ce terme, dit Ribot : « désigne des états affectifs agréables ou mixtes qui accompagnent l’exercice des opérations de l’intelligence ».

Je ne saurais admettre cette théorie qui confond une cause avec son effet. Un sentiment peut être produit par des influences aussi diverses que l’action d’un aliment agréable, ou celle d’une découverte scientifique, mais il reste toujours un sentiment. Tout au plus peut-on dire que nos idées ont un équivalent émotionnel. Les chiffres eux-mêmes en auraient un, comme le fait justement observer Bergson : « Les marchands, dit-il, le savent bien, et au lieu d’indiquer le prix d’un objet par un nombre rond de francs, ils marqueront le chiffre immédiatement inférieur, quittes à intercaler ensuite un nombre suffisant de centimes ».

Le sentiment devenu prépondérant et persistant prend, nous l’avons dit, le nom de passion. Les psychologues n’ont réussi encore ni à les définir, ni à les classer. Spinoza en admettait trois : le désir, la joie et la tristesse, d’où il déduisait toutes les autres. Descartes en admettait six primitives : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Ce sont là évidemment pures formes de langage, impuissantes à rien expliquer et ne résistant pas à la discussion.

Une passion peut naître brusquement, comme un coup de foudre, ou par une lente incubation. Constituée, elle domine toute la vie affective, et aussi la vie intellectuelle. La raison est généralement sans action sur elle et ne fait que se mettre à son service.

On sait à quel point les passions transforment nos opinions et nos croyances, nous aurons à y revenir bientôt.

Les grandes passions sont d’ailleurs rares. Éphémères le plus souvent, elles disparaissent aussitôt atteint l’objet convoité. Dans la passion amoureuse, cette règle est assez constante. Les amours célèbres ont généralement eu pour héros des êtres que les circonstances empêchaient de trop se rencontrer.

Les passions qui durent longtemps sont des passions constamment ravivées, les haines politiques par exemple.

La passion disparaît le plus souvent par simple extinction, mais quelquefois par voie de transformation, et alors se modifient en même temps les opinions qu’elle avait fait naître.

« L’amour humain, fait observer Ribot, peut se transformer en amour divin ou inversement… L’amour déçu a peuplé les cloîtres… Le fanatisme religieux peut se changer en fanatisme politique et social. Ignace de Loyola était un paladin qui se mit au service de J.-C. ».

Quand l’intelligence réussit à exercer une influence inhibitrice sur la passion, cette dernière n’était pas bien forte. L’intelligence ne peut guère agir contre une passion qu’en opposant la représentation mentale d’un sentiment à un autre. La lutte existe alors, non pas entre représentations intellectuelles et représentations affectives, mais uniquement entre des représentations affectives mises en présence par l’intelligence.

§ 3. — La mémoire affective.

La mémoire des sentiments existe comme celle de l’intelligence, mais à un degré beaucoup moindre. Le temps l’affaiblit très vite.

L’infériorité habituelle de la mémoire affective sur la mémoire intellectuelle est généralement considérable. La persistance de cette dernière est telle quand on l’exerce que, pendant des siècles, des ouvrages volumineux tels que les Védas ou les chants d’Homère, furent transmis de génération en génération à l’aide seulement de la mémoire. A l’époque où les livres étaient rares et coûteux, au XIIIe siècle par exemple, les étudiants savaient retenir les cours qui leur étaient dictés. Atkinson assure « que si les classiques chinois venaient à être détruits aujourd’hui, plus d’un million de Chinois pourraient les reconstituer de mémoire ».

Si la mémoire des sentiments était aussi tenace que la mémoire intellectuelle, le souvenir persistant de nos douleurs rendrait la vie insupportable.

A la théorie du peu de durée de la mémoire affective, on pourrait objecter la persistance des haines de classes et de races perpétuées durant de longues générations. Cette durée apparente n’est qu’un renouvellement incessant produit par des causes toujours répétées. Une haine non entretenue ne subsiste pas. Celle des Allemands contre les Français aurait disparu depuis longtemps, si les journaux germaniques ne l’attisaient sans cesse. L’aversion des Hollandais pour les Anglais, qui leur prirent jadis leurs colonies, persiste seulement parce que des faits nombreux, notamment la guerre contre les colons hollandais du Transvaal, viennent la raviver et parce que la Hollande se croit toujours menacée.

L’alliance russe et l’entente franco-anglaise montrent avec quelle rapidité des peuples, jadis ennemis, oublient les haines non entretenues. Lorsque l’Angleterre devint notre amie, nous n’étions pourtant pas loin de la terrible humiliation de Fachoda.

Cette notion essentielle du peu de durée de la mémoire affective explique bien des phénomènes de la vie des peuples. Il ne faut guère compter sur leur reconnaissance, mais on ne doit pas non plus trop redouter leur haine.

§ 4. — Les associations affectives et intellectuelles.

Nous étudierons quelques éléments caractéristiques de l’intelligence dans le chapitre de cet ouvrage consacré à l’examen de la logique rationnelle. On ne les mentionne ici que pour montrer comment s’associent et s’influencent les éléments rationnels et affectifs.

L’intelligence est surtout caractérisée par la capacité à réfléchir d’où découle celle de raisonner, c’est-à-dire de saisir, en suivant certaines règles, les rapports visibles ou cachés des choses.

Les enchaînements de la logique affective ont également leurs lois. S’exerçant dans une région inconsciente elles ne parviennent dans le conscient que sous forme de résultats.

Notre vie psychique se composant d’une partie affective et d’une partie intellectuelle, comment ces deux sphères agissent-elles l’une sur l’autre ?

Nos représentations mentales peuvent être d’ordre affectif ou d’ordre intellectuel. Il est parfois possible de se représenter des sentiments disparus, mais beaucoup moins que les idées intellectuelles.

On sait que, d’après la théorie associationniste, les idées peuvent s’associer suivant deux procédés différents : 1o associations par ressemblance ; 2o associations par contiguïté.

Dans les associations par ressemblance, l’impression actuelle ravive les impressions antérieures analogues. Dans les associations par contiguïté, l’impression nouvelle en fait revivre d’autres éprouvées en même temps, mais sans analogie entre elles.

Les états affectifs paraissent s’associer entre eux comme les états intellectuels. Ils s’associent également à ces derniers, en sorte que l’apparition des uns peut évoquer celle des autres.

La différence entre les associations affectives et les associations intellectuelles est caractérisée par ce fait que les associations affectives se faisant le plus souvent d’une façon inconsciente, échappent à notre action.

Nous verrons bientôt comment, malgré leur distinction de nature, le moi affectif et le moi intellectuel peuvent, grâce aux associations qui viennent d’être indiquées, s’influencer.

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