Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE II
LES PROGRÈS DE L’INFLUENCE DES OPINIONS
COLLECTIVES ET LEURS CONSÉQUENCES.
§ 1. — Les caractéristiques des opinions populaires.
L’action de plus en plus considérable des foules dans la vie politique donne une grande importance à l’étude des opinions populaires. Interprétées par une légion d’avocats, de professeurs, qui les transposent et en dissimulent la mobilité, l’incohérence et le simplisme, elles restent assez mal connues. Aujourd’hui, le peuple souverain est aussi adulé que le furent jadis les pires despotes. Ses passions basses, ses appétits bruyants, ses plus inintelligentes aspirations suscitent des admirateurs. Pour les politiciens, serviteurs de la plèbe, les faits n’existent pas, les réalités n’ont aucune valeur, la nature doit se plier à toutes les fantaisies du nombre.
L’âme populaire, déjà étudiée par nous dans d’autres ouvrages, a pour principale caractéristique d’être entièrement dominée par des éléments affectifs et mystiques. Aucun argument rationnel ne pouvant refréner chez elle les impulsions créées par ces derniers, elle y obéit immédiatement.
Le côté mystique de l’âme des foules est souvent plus développé encore que son côté affectif. Il en résulte un besoin intense d’adorer quelque chose : dieu, fétiche, personnage ou doctrine.
Ce besoin s’épanche aujourd’hui vers la foi socialiste, religion nouvelle dont le pouvoir surnaturel doit régénérer les hommes.
Le mysticisme populaire fut observé d’ailleurs à tous les âges. Quand il ne se manifesta pas dans les croyances religieuses, il régna dans les conceptions politiques. L’histoire de la Révolution le montre à chaque page.
Le point le plus essentiel peut-être de la psychologie des foules est, je le répète, l’impuissance de la raison sur elles. Les idées capables d’influencer les multitudes ne sont pas des idées rationnelles, mais des sentiments exprimés sous forme d’idées.
De telles vérités devraient être banales depuis longtemps. Cependant la conduite des politiciens de race latine montre qu’ils ne les comprennent pas encore. Ils ne se dégageront de l’anarchie qu’après les avoir comprises.
§ 2. — Comment, sous la mobilité des opinions populaires, persiste une certaine fixité.
Parmi les caractéristiques des opinions populaires, on en rencontre deux, la mobilité et la stabilité, d’aspect contradictoire.
La mobilité paraît leur loi, et elle l’est en effet, mais semblable aux vagues de l’océan surmontant des eaux tranquilles, cette mobilité de surface cache des éléments très stables. On les découvre sous toutes les variations dont notre histoire offre depuis un siècle le tableau.
Derrière la mobilité constante de la foule, derrière ses fureurs, ses enthousiasmes, ses violences et ses haines génératrices de tant de bouleversements, persistent des instincts conservateurs tenaces. Les foules latines les plus révolutionnaires restent très conservatrices, très traditionalistes. C’est pourquoi les régimes brisés par elles sont bientôt restaurés sous de nouveaux noms.
Cette double tendance, révolutionnaire dans les actes, conservatrice dans les sentiments, échappe généralement aux meneurs de foules. Aussi ne les entraînent-ils jamais bien longtemps dans le même sens.
Sur les opinions politiques journalières, et surtout sur les sentiments pour les personnes, on fait osciller facilement l’âme populaire. Sur sa mentalité fondamentale, le temps seul peut agir.
Un des exemples montrant le mieux à la fois l’incompréhension générale de l’âme populaire, et la fixité cachée sous sa mobilité, est fourni par une récente expérience du Gouvernement anglais. Le Parlement élu après dissolution ne lui ayant pas donné, à propos de la réforme de la Chambre des Lords, une majorité suffisante, il crut, par une campagne énergique, pouvoir obtenir des foules anglaises les députés dont il avait besoin, et la Chambre fut de nouveau dissoute. Malgré la plus violente pression, les mêmes députés furent renommés. Avant la dissolution, la majorité gouvernementale était de 124 voix. Après les nouvelles élections, de 126 voix. Tout cet effort énorme aboutissait à un insignifiant déplacement de deux voix.
Nul besoin d’une psychologie bien savante pour prédire ce résultat. Comment supposer, qu’ayant agi une première fois sur l’opinion populaire par tous les moyens à la disposition du gouvernement, on pourrait à quelques mois de distance obtenir des résultats différents ? Les ministres le supposaient sans doute en se basant sur la mobilité bien connue des foules, mais ils oubliaient leur fixité sur certaines questions fondamentales. Or, c’était justement sur ces points essentiels que les électeurs devaient voter. Ils correspondaient à des tendances traditionnelles irréductibles des diverses fractions du peuple anglais.
L’âme collective ne peut être dirigée qu’en la pénétrant. J’ai bien des fois montré à quel point la plupart de nos hommes d’État en ignorent le mécanisme. La loi récente sur les retraites ouvrières l’a une fois de plus montré. Ils comprennent encore moins l’âme collective d’autres peuples, comme le prouvent les idées d’assimilation imposées à nos colonies.
§ 3. — La puissance de l’opinion populaire avant l’âge moderne.
L’action des opinions populaires devenue prépondérante aujourd’hui, s’est également exercée aux divers temps de l’histoire. On ne l’aperçoit pas toujours, parce que la chronique des nations n’a guère été, pendant longtemps, que celle des souverains. Tous les actes de leurs règnes semblaient des créations de leurs volontés.
Bien qu’oubliées des livres, les influences populaires furent cependant considérables. Quand après avoir terminé l’histoire des rois on s’occupera de celle des peuples, il apparaîtra clairement que les foules furent les vraies créatrices d’événements mémorables : croisades, guerres de religion, massacre de la Saint-Barthélemy, révocation de l’édit de Nantes, Restauration monarchique et napoléonienne, etc. Aucun despote n’aurait jamais eu la puissance d’ordonner la Saint-Barthélemy, et, malgré son absolu pouvoir, Louis XIV n’aurait pu révoquer l’édit de Nantes.
Sans vouloir entrer ici dans les détails et en me bornant comme exemple au dernier des événements que je viens de citer, je ferai remarquer que Louis XIV ne l’ordonna que poussé par la volonté générale.
« Il n’y eut rien de plus populaire, écrit justement Faguet, que la révocation de l’édit de Nantes ; ce fut une mesure de souveraineté nationale, ce fut une mesure d’oppression de la minorité par la majorité, ce fut une mesure éminemment démocratique. »
La plupart des événements créés par les foules sont généralement ceux qui jouèrent le plus funeste rôle dans l’histoire. Les catastrophes d’origine populaire furent heureusement peu nombreuses, grâce à l’action des élites qui, si faible aujourd’hui, réussissait alors, le plus souvent, à limiter les caprices et les fureurs du nombre.
§ 4. — Les progrès actuels des influences collectives dans la genèse des opinions et leurs conséquences.
L’action grandissante du pouvoir des foules étant un des facteurs inévitables de la vie moderne, il faut savoir le subir. Pascal s’y résignait déjà : « Pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce parce qu’ils ont plus de raison ? Non, mais plus de force ».
Et par le fait seul que la puissance a été conférée au nombre, ou tout au moins à ceux qui conduisent le nombre, que le nombre est persuadé qu’étant tout il peut tout, il s’ensuit que les flatteurs de ce pouvoir nouveau se multiplient chaque jour pour le servir. Législateurs et ministres sont devenus ses esclaves.
Les hommes politiques sont bien petits aujourd’hui devant les mugissements populaires. Les plus pondérés cèdent en tremblant. Ils n’hésiteront jamais, comme on le vit avec stupeur à Brest, à signer des manifestes en faveur d’un anarchiste antipatriote, candidat au Parlement, si de bas comités électoraux le leur ordonnent.
Cette servilité fut du reste la loi de tous les âges. Qu’un peuple aspire à la liberté, ce qui lui arrive rarement, ou se rue vers la servitude, tendance beaucoup plus fréquente, il trouvera toujours des professeurs et des avocats pour donner une forme intellectuelle à ses impulsions, si dangereuses qu’elles puissent être.
Les opinions des foules dictent aujourd’hui aux législateurs les lois qu’ils doivent voter, et, comme ces lois correspondent à des fantaisies éphémères et non à des nécessités, leur résultat final est de désorganiser la vie industrielle, sociale et économique du pays. Quant aux gouvernants, ils se bornent à suivre les mouvements de l’opinion, se sentant impuissants à les diriger, et laissent ainsi s’accumuler des ruines.
On le constate maintenant chaque jour. La dernière grève des inscrits maritimes, qui faillit anéantir le commerce de l’Algérie, en a fourni un bien lamentable exemple.
Dès qu’une grève maritime se manifeste, la navigation étant réservée à la marine française, l’Algérie se trouve en état de blocus, et ses marchandises pourrissent dans ses ports. En 1904, les communications furent ainsi interrompues trois mois ; en 1907, un mois ; en 1909, deux mois. Pour remédier à ce blocus il suffisait de suspendre momentanément le monopole des pavillons, de façon à permettre aux bâtiments étrangers un commerce au moins provisoire entre la France et l’Algérie. Afin de se ménager la clientèle électorale des inscrits maritimes, on préféra faire perdre des millions à l’Algérie.
Devant cette passivité résignée, cette obéissance à leurs ordres, les foules deviennent chaque jour plus impérieuses. Les freins qui les maintenaient étant détruits, elles obligent parfois leurs représentants à légiférer au mépris de toute équité comme l’auraient fait des barons féodaux.
Il faudrait entrer dans trop de détails pour montrer comment se sont graduellement désagrégées les actions inhibitrices qui modéraient jadis les fantaisies et les fureurs des foules, et comment a été amené leur état de révolte permanente. Cet esprit de rébellion résulte avant tout de la notion, qu’il suffit de menacer et, au besoin, saccager, comme à Narbonne et en Champagne, pour être obéi.
Nombreux sont les faits mettant en évidence les phases de cette lente évolution de l’âme populaire, et montrant quels changements de mentalité parvinrent à ébranler des principes de droit séculaire, considérés comme indestructibles. Je me bornerai à citer comme exemple, la genèse d’une loi, d’aspect inoffensif et humanitaire à ses débuts, mais dont le résultat final fut la suspension momentanée de la vie nationale, par suite de la grève des cheminots.
Depuis longtemps, les compagnies payaient à leurs employés des retraites souvent supérieures à celles des fonctionnaires. D’après les chiffres donnés à la Chambre, alors que les ouvriers mineurs ont un maximum de pension de 360 francs, les instituteurs 1.100 francs, les professeurs de collège 1.385 francs, celles des chefs de gare et des mécaniciens peuvent atteindre et dépasser 3.500 francs. L’orateur qui donnait ces chiffres à la tribune ajoutait que ce n’est pas la situation des employés des compagnies qui demanderait à être améliorée.
Rien de plus évident, mais comme les cheminots peuvent devenir de bons agents électoraux, et d’ailleurs faisaient entendre, dans les journaux qu’ils inspirent, de violentes menaces, les législateurs crurent très simple d’user de leur souveraineté absolue pour leur donner satisfaction. Ils s’empressèrent donc de voter une énorme augmentation de retraites, payables naturellement par les actionnaires des compagnies. Peu de despotes auraient osé employer ce procédé et déclarer ainsi à des actionnaires : il me plaît de réduire vos maigres dividendes pour faire des pensions à une catégorie d’agents dont j’ai besoin. Obéissez et payez.
Les chemins de fer, étant entreprises privées, sont liés par des contrats qu’un seul des contractants n’a pas le droit de briser. Cette vérité eût fait réfléchir des législateurs moins aveuglés par la théorie de la souveraineté de l’État représentant les foules. Il ne se trouva pourtant, au Sénat, qu’un seul sénateur, M. Raymond Poincaré, pour montrer le caractère odieux d’une intervention ayant pour but de dépouiller une classe de citoyens au profit d’une autre. « C’est, dit-il, le fait du Prince dans ce qu’il a de plus arbitraire. Nous légiférons pour l’avenir ; on nous demandera demain de légiférer, sinon pour le passé, du moins pour le présent… Où irons-nous, Messieurs, je me le demande ? Nous résisterons sans aucun doute, mais combien, le jour venu, serons-nous à résister ? »
Pas beaucoup, certes, car l’éminent homme d’État, après avoir fort bien montré les redoutables dangers du projet du Gouvernement, n’en a pas moins voté pour lui, contribuant ainsi à violer des principes de droit fondamentaux.
Encouragés par le succès de leurs menaces, les employés de chemins de fer exigèrent immédiatement des augmentations de traitement considérables. Les compagnies, ayant essayé de résister, il en résulta finalement la désastreuse grève des cheminots qui désorganisa tous nos réseaux.
Ce n’est là d’ailleurs qu’un commencement. Les ouvriers auxquels on propose des pensions de deux ou trois cents francs ne s’en contentent plus depuis qu’ils ont constaté que, par des violences, leurs collègues des chemins de fer en obtenaient deux ou trois mille. A la suite du vote du Sénat, les demandes de retraites proportionnelles commencèrent naturellement à pleuvoir : cantonniers, ouvriers des arsenaux, des mines, des tabacs réclamèrent énergiquement. Mais tout cela est l’avenir, un redoutable avenir, que les préoccupations électorales peuvent seules empêcher d’apercevoir. Quel sinistre aveuglement !
On a vu, par la révolte récente de plusieurs villes d’un département, révolte accompagnée de pillage et d’incendies, les progrès de la violence des classes populaires quand on refuse de leur obéir instantanément.
Le but poursuivi se dessine chaque jour plus nettement. Il consiste à tâcher de dépouiller ceux qui possèdent. Cet idéal, constamment prêché par les meneurs, est au fond de toutes les revendications.
En attendant, les législateurs sanctionnent servilement les mesures que la foule exige. Ils ont perdu le sens des possibilités et des réalités. Les plus dures expériences ne les éclairent pas. Ils s’imaginent marcher ainsi vers le progrès et la liberté, tandis que leurs votes nous mènent vers la servitude, la décadence et tous les despotismes qui en sont la suite.
§ 5. — Influence des collectivités dans la stabilisation de certains éléments sociaux.
Le rôle destructeur des opinions des foules, n’est qu’une des faces de leur action. Sous la mobilité populaire apparente, existe, nous l’avons dit, un esprit traditionaliste assez difficile à détruire. Grâce à lui les foules retournent facilement au passé.
Le côté conservateur de l’âme populaire s’observe surtout dans les groupes sociaux : classes, congrès, corporations, syndicats, académies, etc.
L’action de ces groupes homogènes est souvent fort différente de celle des foules hétérogènes dont nous nous sommes occupé plus haut. Ni destructive, ni créatrice elle stabilise, en raison de l’autorité du nombre, des opinions nouvelles créées par des élites et fixe ainsi pour quelque temps certains éléments importants des civilisations : langues, arts, modes, croyances, théories scientifiques même.
L’action individuelle est certainement capitale, et le génie, sa plus belle floraison, est toujours personnel ; cependant ses créations ne peuvent pleinement s’épanouir qu’après être devenues collectives. Sans les chercheurs solitaires, il n’y aurait jamais eu ni civilisation, ni progrès, mais l’œuvre individuelle n’acquiert toute sa puissance que par son absorption dans l’âme collective.