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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE IV
COMMENT SE MAINTIENNENT ET SE TRANSFORMENT LES CROYANCES.

§ 1. — Comment se maintiennent les croyances.

Une vérité rationnelle est impersonnelle et les faits qui la soutiennent restent acquis pour toujours.

Étant au contraire personnelles et basées sur des conceptions sentimentales ou mystiques, les croyances sont soumises à tous les facteurs susceptibles d’impressionner la sensibilité. Elles devraient donc, semble-t-il, se modifier sans cesse.

Leurs parties essentielles se maintiennent cependant, mais à la condition d’être constamment entretenues. Quelle que soit sa force au moment de son triomphe, une croyance qui n’est pas continuellement défendue se désagrège bientôt. L’histoire est jonchée des débris de croyances n’ayant eu, pour cette raison, qu’une existence éphémère.

La codification des croyances en dogmes constitue un élément de durée que ne saurait suffire. L’écriture ralentit seulement l’action destructive du temps.

Une croyance quelconque, religieuse, politique, morale ou sociale se maintient surtout par la contagion mentale et des suggestions répétées. Images, statues, reliques, pèlerinages, cérémonies, chants, musique, prédications, etc., sont les éléments nécessaires de cette contagion et de ces suggestions.

Confiné dans un désert, privé de tout symbole, le croyant le plus convaincu verrait rapidement sa foi s’affaiblir. Si des anachorètes et des missionnaires la conservent cependant, c’est qu’ils relisent sans cesse leurs livres religieux et surtout s’astreignent à une foule de rites et de prières. L’obligation pour le prêtre de réciter chaque jour son bréviaire fut imaginée par des psychologues, connaissant bien la vertu suggestive de la répétition.

Aucune foi n’est durable si on la dépouille des éléments fixes qui lui servent de soutien. Un Dieu sans temples, sans images, sans statues, perdrait bientôt ses adorateurs. Les iconoclastes étaient guidés par un instinct très sûr en brisant les statues et les temples des divinités qu’ils voulaient détruire.

Les hommes de la Révolution, cherchant à annuler l’influence du passé, avaient également raison, à leur point de vue, de saccager les églises, les statues et les châteaux. Mais cette destruction ne fut pas assez prolongée pour agir sur des sentiments fixés par une hérédité séculaire. Leur durée est plus longue que celle des pierres qui les symbolisent.

§ 2. — Comment évoluent les croyances.

Une croyance maintenue par le mécanisme que nous venons de dire n’est pas, pour cela, immobilisée définitivement. Elle évolue, au contraire, quoique ses sectateurs la supposent invariable. Leur illusion tient à ce que les livres sacrés prétendant fixer les contours d’un dogme sont conservés avec respect, alors même que la pratique s’en écarte chaque jour.

Une croyance quelconque, politique, religieuse, artistique ou morale n’a de réellement fixe que son nom. Elle est un organisme en voie d’évolution incessante. J’ai déjà expliqué dans les Lois psychologiques de l’évolution des peuples, comment se transforment les institutions, les langues, les croyances et les arts. J’ai fait voir aussi que ces éléments ne passent jamais d’un peuple à l’autre sans subir des modifications considérables.

Donc, malgré la stabilité apparente des croyances formulées en dogmes, elles sont cependant obligées d’évoluer pour s’adapter aux variations de mentalité de leurs sectateurs et des milieux où ils se meuvent.

Ces transformations sont lentes, mais quand elles ont été longtemps accumulées, on constate qu’il n’existe plus guère de parenté entre les livres écrits à l’époque de la fondation d’une croyance et sa pratique actuelle. Le brahmanisme, par exemple, n’a plus que des rapports très vagues avec les livres védiques qui l’ont inspiré. De même pour le bouddhisme.

Les lois régissant l’évolution des croyances sont loin d’être nettement déterminées. On peut cependant formuler, je crois, les indications suivantes :

1o Plusieurs croyances conciliables mises en présence tendent à se fusionner, ou au moins à se superposer. Ainsi en arriva-t-il pour les dieux et les croyances du monde païen.

2o Si les croyances sont très différentes, la plus forte — ce qui signifie souvent la plus simple — tend à éliminer les autres. L’islamisme convertit pour cette raison non seulement les tribus sauvages de l’Afrique, mais des peuples très civilisés de l’Inde.

3o Une croyance triomphante finit toujours par se diviser en sectes ne conservant chacune que les éléments fondamentaux de la croyance mère.

Sur cette dernière loi seule il est utile d’insister maintenant. Elle suffit en effet à montrer le mécanisme de l’évolution des croyances.

Leur division en sectes s’est observée toujours au lendemain même du triomphe des grandes religions telles que le Christianisme et l’Islamisme. La première étant la plus compliquée, enfanta le plus grand nombre de sectes et de schismes : Manichéens, Ariens, Nestoriens, Pélagiens, etc., ne cessèrent de se disputer furieusement durant des siècles. Ces luttes recommencèrent plus violentes encore avec la Réforme. Le protestantisme, à peine formulé, se ramifia bientôt, lui aussi, en sectes nombreuses : anglicans, luthériens, calvinistes, libéraux, etc.

Chacune des sectes issues d’une grande croyance étant naturellement avide de dominer à son tour, devient vite aussi intolérante que la religion d’où elle est sortie. Considérer la Réforme ainsi qu’on le fait si souvent, comme un triomphe de la libre pensée, est ne rien comprendre à la nature d’une croyance. Le protestantisme fut d’abord plus rigide que le catholicisme, et s’il évolua ensuite vers des formes parfois un peu libérales, il n’en est pas moins resté très intolérant. Luther et ses successeurs professaient des doctrines fort arrêtées, dépouillées de tout esprit philosophique et imprégnées d’une intransigeance farouche. Calvin ayant divisé les hommes en élus et réprouvés, considérait que les premiers n’ont aucun ménagement à garder envers les derniers. Devenu maître de Genève, il fit peser sur la ville la plus effroyable tyrannie et organisa un tribunal aussi sanguinaire que le Saint-Office. Son contradicteur Michel Servet fut brûlé à petit feu.

A l’époque de la Saint-Barthélemy, aboutissement de toutes ces querelles en France, les protestants furent les massacrés, mais dans tous les pays où ils étaient les plus forts ils devinrent massacreurs. Des deux côtés l’intolérance était la même.

La perpétuelle subdivision des croyances tient à ce que chacun en adopte les éléments qui l’impressionnent avec force et n’est pas influencé par les autres. Certains fidèles possédant des tempéraments d’apôtres essaient bientôt de former une petite église. S’ils y réussissent, un schisme ou une hérésie se trouve fondé et bientôt la contagion mentale intervient pour le propager.

La division d’une croyance en sectes fut toujours favorisée par l’imprécision extrême des livres sacrés. Chaque théologien peut dès lors les interpréter à son gré.

Il est utile de parcourir des ouvrages, comme ceux consacrés aux discussions sur la grâce, entre Thomistes et Congruistes, Jansénistes et Jésuites, etc., pourvoir à quel degré d’aberration peuvent descendre des mentalités illusionnées par la foi.

Les esprits les plus éminents eux-mêmes semblent frappés de vertige dès qu’ils pénètrent dans le champ de la croyance. On peut en donner comme exemple les Méditations du célèbre Malebranche. Le succès de ce livre fut tel au moment de sa publication, en 1684, que 4.000 exemplaires furent vendus en une semaine.

On y apprend, d’ailleurs, de bien stupéfiantes choses. Suivant lui, « Dieu sent, pense et agit en nous, il remue même notre bras lorsque nous nous en servons contre ses ordres. Ce n’est pas ma volonté qui soulève mon bras, mais Dieu qui le remue à l’occasion de ma volonté. L’homme ne peut se détacher de Dieu, qui lui permet cependant un peu de liberté. Quand nous faisons le bien, c’est Dieu qui le fait en nous. L’homme n’est pas responsable de ses bonnes actions, mais de ses mauvaises. S’il y a du mal dans le monde, c’est que Dieu a un peu négligé son ouvrage ; il le fallait d’ailleurs, puisqu’il est la demeure des pécheurs. »

De telles affirmations semblent aujourd’hui enfantines. N’oublions pas, cependant, que des conceptions analogues ébranlèrent le monde.

Ces aberrations théologiques n’appartiennent pas exclusivement à un passé disparu, mais encore au présent et bien probablement aussi à l’avenir. Les croyances politiques actuelles, qui nous rongent, sont d’un ordre aussi inférieur et seront placées par nos descendants au même niveau que les précédentes. Les vues très courtes de leurs défenseurs sont souvent soutenues par une foi identique à celle des théologiens, dont ils sont les continuateurs. Des impulsions sentimentales et mystiques, seules, les guident, et de ce fait les rendent redoutables. Un pays peut vivre malgré eux mais non pas grâce à eux.

Les croyants de tous les âges ont prétendu rationaliser leur foi, sans comprendre que sa force tenait justement à ce qu’aucun raisonnement n’exerçait de prise sur elle. La seule action possible de la raison sur la croyance religieuse est de lui faire considérer comme de simples symboles les récits des livres saints, en contradiction trop flagrante avec la science moderne. Moins enfermés que les catholiques dans des dogmes rigides, beaucoup de protestants y sont assez facilement parvenus. On sait au contraire que la tentative, dite moderniste, de certains théologiens catholiques a complètement échoué. Les vrais croyants ne doivent pas le regretter. Rien n’est absurde pour la foi et quand un ensemble de croyances forme un bloc, il n’y faut pas trop toucher.

La désagrégation d’une croyance en sectes rivales, perpétuellement aux prises, ne saurait se produire dans les religions polythéistes. Elles aussi ont évolué, mais par simple annexion puis fusion de dieux nouveaux, tous considérés comme très puissants et par conséquent respectés. Voilà pourquoi les guerres de religion qui ont ravagé l’Europe demeurèrent à peu près inconnues dans l’antiquité païenne.

Ce fut donc un grand bienfait pour les peuples d’avoir débuté par le polythéisme. Je considère, contrairement à une opinion assez universelle, qu’ils auraient beaucoup gagné à y demeurer. Loin de favoriser le progrès, le monothéisme les retarda par les luttes sanglantes dont il remplit le monde. Il ralentit pendant des siècles l’évolution des arts, de la philosophie et des lettres, développés par les Grecs polythéistes à un point qui les fait regarder comme nos maîtres.

On ne peut mettre davantage à l’actif du monothéisme l’unité de sentiments qu’il finit par créer, à force de guerres, de bûchers et de proscriptions. Le culte de la patrie avait suffi pour doter les Romains polythéistes, à l’époque de leur grandeur, d’une communauté de sentiments qui ne fut jamais dépassée.

Si, suivant le dire de tant d’historiens, et de demi-philosophes comme Renan, le monothéisme avait constitué une supériorité, il faudrait mettre au-dessus de toutes les autres religions l’Islamisme, la seule à peu près monothéiste.

Je dis à peu près, car les religions réellement monothéistes n’existèrent que dans les livres. Le Christianisme, par exemple, s’annexa vite des légions d’anges, de saints, de démons, correspondant exactement aux divinités secondaires du monde antique et vénérés ou redoutés comme elles.

Cette multiplicité de dieux secondaires dans les croyances monothéistes et la division rapide de ces dernières en sectes, montrent bien que le monothéisme est un concept théorique, ne correspondant guère à nos besoins affectifs et mystiques.


Les changements de croyances indiqués dans ce chapitre présentent une grande importance historique en raison du rôle qu’ils ont joué ; mais au point de vue philosophique, leur récit est sans intérêt. La croyance constitue l’aliment réclamé par notre besoin de croire. L’aliment a changé et changera encore, mais le besoin restera indestructible tant que la nature humaine n’aura pas été transformée.

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