Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
LIVRE VI
LES OPINIONS ET LES CROYANCES
COLLECTIVES
CHAPITRE I
LES OPINIONS FORMÉES SOUS DES INFLUENCES
COLLECTIVES.
(La race, le milieu, la coutume, les groupes sociaux, etc.)
§ 1. — Influence de la race sur les croyances.
Les influences collectives ont une part prépondérante dans la genèse d’un grand nombre d’opinions et constituent leurs véritables régulateurs.
L’immense majorité des hommes ne possède guère que des opinions collectives. Les plus indépendants eux-mêmes professent généralement celles des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Nous l’avons dit déjà, et allons le montrer plus clairement encore, par l’examen successif du rôle des influences collectives dans la genèse de nos opinions et de nos croyances : race, milieu, coutume, groupe social, etc.
Examinons d’abord l’influence de la race.
Des observations plusieurs fois séculaires prouvent que les peuples chargés d’un long passé présentent une grande communauté d’opinions et de croyances sur certains sujets fondamentaux. Elle résulte de la formation d’une âme nationale. Cette âme étant variable d’un peuple à un autre, les mêmes événements éveilleront chez chacun d’eux des réactions différentes.
Il n’existe plus guère aujourd’hui de races pures au sens anthropologique de ce terme, mais lorsque des peuples de même origine ou d’origines diverses, sans être trop éloignées, ont été soumis pendant plusieurs siècles aux mêmes croyances, aux mêmes institutions, aux mêmes lois, et parlent la même langue, ils constituent ce que j’ai appelé ailleurs une race historique. Cette race possède alors en morale, en religion, en politique et sur une foule de sujets, un ensemble d’idées, de sentiments communs, tellement fixés dans les âmes, que tout le monde les accepte sans les discuter.
L’âme d’un peuple n’est donc pas une conception métaphysique, mais une réalité très vivante. Elle est formée d’une stratification atavique, de traditions, d’idées, de modes de penser, de préjugés même. De leur solidité dépend la force d’une nation.
Des hommes simplement réunis par une conquête violente constituent un agrégat transitoire, non cimenté et facilement dissociable parce qu’ils ne possèdent pas encore une âme nationale.
Tant qu’elle n’aura pas été acquise ils resteront une poussière de barbares. Détruire les influences du passé dans l’âme d’un peuple eut toujours pour résultat invariable de le ramener à la barbarie.
Les divergences d’opinions chez un peuple, possédant une âme nationale très forte, portent seulement sur des sujets peu importants. Devant un grand intérêt en jeu, l’accord devient unanime. Les Anglais en donnèrent un frappant exemple dans la guerre du Transvaal. Les défaites humiliantes et répétées des troupes britanniques, vaincues par de simples paysans boers, fournissaient aux journaux de l’opposition une excellente occasion d’attaquer le ministère. Aucun n’y songea. L’âme nationale ne l’aurait pas permis.
Cette âme collective de la race ne se manifeste d’ailleurs que lorsqu’il s’agit d’intérêts généraux considérables. Elle n’entrave nullement l’existence d’âmes individuelles très vivaces, de même qu’en histoire naturelle, les caractères distincts de chaque espèce ne les empêchent pas de posséder également ceux du genre auquel ils appartiennent.
Nous verrons que les éléments constituants des races primitives, n’étant pas encore différenciés, n’ont qu’une âme collective. C’est seulement chez des races très évoluées que les caractères individuels se superposent aux caractères collectifs.
Il a été remarqué plus haut que la formation d’une âme commune était possible seulement chez des peuples d’origines peu dissemblables. S’ils l’étaient trop, aucune fusion ne pourrait s’opérer. Ne possédant pas la même âme, chaque individu est impressionné différemment par les choses extérieures, et il ne saurait, par conséquent, exister d’opinions communes sur aucun sujet. Les Tchèques et les Hongrois en Autriche, les Irlandais en Angleterre, etc., illustrent l’exactitude de cette loi. La prétention d’imposer nos codes aux indigènes de nos colonies prouve qu’elle est peu comprise.
Les croisements de races très différentes modifient les influences ancestrales, mais ils enlèvent en même temps aux individus toute stabilité mentale. Un peuple de métis est ingouvernable. L’anarchie où vivent les républiques latines de l’Amérique en est la preuve.
L’héritage mental du passé se stabilisant à mesure qu’un peuple vieillit, ce qui était une force pour lui, finit à la longue par constituer une faiblesse. Son adaptation à des progrès nouveaux devenant de plus en plus difficile, sa pensée et ses opinions sont de moins en moins libres. Il y a lutte journalière entre le conscient que la raison gouverne, et les impulsions ancestrales qui lui échappent. Les révolutions violentes par lesquelles les peuples essaient quelquefois alors de se soustraire au joug opprimant d’un passé trop lourd, sont sans action durable. Elles peuvent détruire les choses, mais modifient très peu les âmes. C’est ainsi que les opinions et les croyances de la vieille France pèsent d’un irrésistible poids sur la nouvelle. Les façades seules ont changé.
§ 2. — Influence du milieu social et des groupes sociaux.
Le milieu social exerce sur nos opinions et notre conduite une action intense. Il engendre à notre insu des inférences inconscientes qui nous dominent constamment. Les livres, les journaux, les discussions, les événements d’une époque créent une ambiance qui, bien qu’invisible, nous oriente. Elle contient les germes de conceptions artistiques, littéraires, scientifiques ou philosophiques que le génie condense quelquefois en synthèses lumineuses.
Les opinions suscitées par le milieu social sont tellement fortes, que l’individu obligé de quitter ce milieu est également forcé de changer d’opinions. Un parfait socialiste révolutionnaire devient aisément un conservateur étroit dès son arrivée au pouvoir. On sait avec quelle facilité Napoléon transforma en ducs, chambellans et barons, les farouches conventionnels qui n’avaient pas encore eu le temps de se couper réciproquement la tête.
Le milieu social agit d’une façon générale, mais ce qui agit surtout c’est le groupe auquel nous appartenons.
D’opinions et de croyances individuelles, déduites de nos propres observations et de nos raisonnements, nous en avons généralement fort peu. La plupart des hommes ne possèdent que celles du groupe : caste, classe, secte, parti, profession auxquels ils appartiennent et les adoptent en bloc.
Chaque classe d’un peuple : ouvriers, magistrats, politiciens, professent donc les opinions fondamentales de leur groupe professionnel. Elles sont le critérium de leurs jugements. Ils tiennent les choses pour vraies ou fausses suivant qu’elles sont conformes ou non aux opinions de ce groupe. Chacun forme une sorte de tribu fermée, possédant des opinions communes si acceptées qu’elles ne se discutent même pas. Qui n’adopte pas les idées de son groupe n’y saurait vivre.
L’évolution actuelle vers le socialisme et le syndicalisme augmente tous ces groupes, notamment ceux par lesquels l’État administre ses monopoles. Ils se jalousent férocement, et rien n’existe de commun entre eux qu’une cascade d’inimitiés et de mépris. Aucune solidarité ne les reliant, il en résulte une désorganisation progressive des services chaque jour plus nombreux assumés par l’État. C’est une des causes profondes, quoique des moins signalées, de la décadence des monopoles Étatistes, et notamment, de notre marine de guerre. J’en ai fourni les preuves, dans un précédent ouvrage, et montré que le simple passage d’un monopole entre les mains de l’État est un désastre pour les finances.
Les dissentiments d’opinions entre les groupes fonctionnarisés qui, sous le bénéfice de l’anonymat, sont les vrais maîtres du pays, apparaissent peu au public. Les opinions des groupements ouvriers sont au contraire trop bruyantes pour passer inaperçues. Leurs haines à l’égard des autres classes tendent à devenir de puissants facteurs de l’évolution politique actuelle.
S’imaginant, sur l’affirmation de leurs meneurs, être les créateurs uniques de la richesse, ils ne soupçonnent aucunement le rôle du capital et de l’intelligence. Se considérant beaucoup plus les compatriotes des ouvriers étrangers que des bourgeois français, ils sont devenus internationalistes et anti-militaristes. Leur vraie patrie est le groupe des gens de leur métier, à quelque nation qu’ils appartiennent.
§ 3. — Influence de la coutume.
La coutume, forme de l’habitude, fait la force des sociétés et des individus. Elle les dispense d’avoir à réfléchir sur chaque cas qui se présente pour se former une opinion.
Le milieu, la contagion et l’éducation maintiennent en nous la coutume. Les lois ne font que la sanctionner et sont puissantes seulement quand elles fixent une coutume déjà existante.
Le rôle de la coutume, dont j’ai déjà parlé dans un autre chapitre à propos de l’habitude, a été fort bien étudié depuis longtemps, notamment par Montaigne, et il suffira de reproduire ce qu’écrivait ce philosophe :
C’est, à la vérité, une violente et traistresse maistresse d’eschole que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son auctorité : mais, par ce doulx et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons plus la liberté de haulser seulement les yeulx.
… Mais on descouvre bien mieulx ses effects aux estranges impressions qu’elle faict en nos âmes, où elle ne trouve pas tant de résistance… Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume ; chacun, ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçeues autour de luy, ne s’en peult desprendre sans remors, ny s’y appliquer sans applaudissement. Quand ceulx de Crète vouloient, au temps passé, mauldire quelqu’un, ils prioient les dieux de l’engager en quelque coustume… les communes imaginations que nous trouvons en crédit autour de nous, et infuses en nostre âme par la semence de nos pères, il semble que ce soyent les générales et naturelles : par où il advient que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croit hors les gonds de la raison ; Dieu sçait combien desraisonnablement le plus souvent !… C’est par l’entremise de la coustume que chascun est content du lieu où nature l’a planté ; et les sauvages d’Escosse n’ont que faire de la Touraine, ny les Scythes, de la Thessalie… l’usage nous desrobe le vray visage des choses…
Nous allons examiner maintenant les caractéristiques spéciales, la valeur et l’influence des opinions collectives dont nous venons d’indiquer la genèse.