Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE II
LES VARIATIONS DE LA SENSIBILITÉ COMME ÉLÉMENTS
DE LA VIE INDIVIDUELLE ET SOCIALE.
§ 1. — Limites des variations de la sensibilité au plaisir et à la douleur.
L’introduction du quantitatif dans l’étude des phénomènes physiques est la première étape de leurs progrès. Tant que nous n’avions pas de thermomètre pour mesurer la température, il fallait se contenter d’appréciations individuelles variables d’un sujet à l’autre.
Les progrès réalisés dans le domaine du rationnel ne l’ont pas encore été dans celui de l’affectif. Nous ignorons le thermomètre capable de mesurer exactement les variations de la sensibilité ou la grandeur d’un sentiment.
Il semble pourtant, malgré les apparences, que notre sensibilité au plaisir et à la douleur ne puisse osciller que dans d’assez étroites limites. Cette assertion n’est pas d’ailleurs une simple hypothèse dénuée de preuves.
Elle a pour soutiens, outre des observations psychologiques faiblement contestables, les expériences des physiologistes. Ces dernières ont montré que les sensations ne peuvent grandir indéfiniment, et possèdent une limite supérieure au-dessus de laquelle l’augmentation d’une excitation reste sans effet. Il y a aussi une limite inférieure au-dessous de laquelle l’excitation n’est plus produite.
Dans le champ où les excitations sont perceptibles, la sensation ne croît pas proportionnellement à l’intensité de l’excitation qui la provoque. Pour que la sensation augmente en progression arithmétique, il faut que l’excitation croisse en proportion géométrique.
D’après Fechner, la sensation grandit suivant le logarithme de l’excitation. Ainsi, pour doubler la sensation produite par une excitation, celle d’un instrument de musique, par exemple, il faudrait décupler le nombre des instruments ; pour la tripler, on devrait centupler ce nombre.
Soit un orchestre de dix exécutants jouant du même instrument. Pour doubler l’intensité sonore, il faudra élever à cent (chiffre dont le logarithme est 2) le nombre des instruments. Pour tripler la même sensation, il faudrait le porter à mille (dont le logarithme est 3).
Appliquées au plaisir et à la douleur, ces notions montrent que l’excitation doit être considérablement augmentée pour accroître un peu l’effet produit.
Les chiffres précédents ne sauraient évidemment avoir rien d’absolu et ils n’indiquent que le sens général du phénomène. Dans un sentiment entrent des éléments beaucoup plus complexes que dans une sensation. Notre seul but a été de montrer combien est limitée l’étendue des oscillations possibles de notre sensibilité au plaisir et à la douleur.
Et comment pourrait-il en être autrement ? Les organismes subissent avec lenteur toutes les adaptations, mais sont incapables de supporter de brusques variations. Aussi possèdent-ils des agents régulateurs destinés à éviter ces variations. A l’état normal, la température du corps ne varie que de quelques dixièmes de degré, si intense que soit le froid ou la chaleur extérieure. Des oscillations atteignant 2 ou 3 degrés ne s’observent que dans des maladies graves et ne se maintiennent jamais longtemps sans entraîner la mort. Chaque organisme possède un niveau d’équilibre dont il ne peut guère s’écarter.
Il est aussi une autre loi, celle de la non-accumulation des sensations, qui joue, dans notre vie sensitive, un rôle considérable, bien que souvent oublié.
On sait que certains corps, telle une plaque photographique, jouissent de la propriété d’accumuler les petites impressions successives qui les frappent. Des impressions faibles, mais suffisamment répétées, produisent sur eux, à la longue, le même résultat qu’une impression forte, mais courte. La plaque photographique peut, avec une pose suffisante, reproduire des étoiles à jamais invisibles pour l’œil, précisément parce que la rétine ne possède pas la propriété d’accumuler les petites impressions.
Ce qui est vrai pour l’œil l’est également pour les formes diverses de notre sensibilité. D’une façon générale, mais comportant cependant des exceptions, elle ne peut accumuler les impressions. Ces dernières, disséminées dans le temps, ne s’additionnent pas.
Supposons, pour fixer les idées, qu’un accident de chemin de fer fasse périr trois cents personnes. Notre sensibilité sera très vivement affectée. Les colonnes des journaux abonderont en détails terrifiants. Les souverains échangeront des télégrammes de condoléances.
Imaginons au contraire la mort de ces trois cents personnes produite par une série de petits accidents répartis dans l’espace d’une année. Notre sensibilité n’ayant pas accumulé les émotions légères produites par chaque accident, l’effet final sera à peu près nul.
Il est heureux qu’il en soit ainsi. Si l’organisme se trouvait construit de façon à accumuler les petites douleurs, la vie deviendrait vite insupportable.
§ 2. — Les oscillations de la sensibilité individuelle et leur rôle dans la vie sociale.
Nous venons de voir que les variations possibles de la sensibilité n’ont ni grande étendue, ni longue durée. Mais l’observation journalière montre que, dans ces limites restreintes, elle oscille perpétuellement. Santé, maladie, milieu, événements, etc., la modifient sans cesse. Elle peut être comparée au lac dont un vent léger ride la surface, sans soulever des vagues bien hautes.
Ces variations constantes expliquent pourquoi nos goûts, nos idées et nos opinions changent fréquemment. Elles s’exagèrent encore lorsque les coutumes et croyances ancestrales qui limitent les oscillations de la sensibilité tendent à s’évanouir. L’instabilité devient alors la règle.
Certains facteurs des opinions peuvent également limiter les oscillations de la sensibilité. Telle la contagion mentale, créatrice de modes capables de stabiliser un peu notre mobilité. Les sensibilités collectives, momentanément fixées, se traduisent alors en œuvres diverses qui sont le miroir d’une époque.
Très affinée par certaines excitations répétées, la sensibilité finit par s’intellectualiser un peu. L’esprit complète ce que devait autrefois préciser une accumulation de détails. Comparez, par exemple, les lourds dessins de Daumier à ces sobres esquisses modernes, où n’a été gardé que le trait saillant des personnages, laissant à l’œil le soin de les compléter. De même, en littérature, les longues descriptions de paysages sont remplacées aujourd’hui par quelques lignes brèves, mais évocatrices.
En s’affinant, la sensibilité s’émousse aussi. La musique simple de Lulli, qui charmait nos pères, nous ennuie. La plupart des opéras, d’il y a seulement cinquante ans, paraissent démodés. L’harmonie a de plus en plus dominé la mélodie, et il faut maintenant, pour exciter des sensibilités fatiguées, certaines dissonances que les anciens compositeurs auraient considérées comme des fautes.
Les œuvres d’une époque, artistiques et littéraires surtout, permettent seules de connaître la sensibilité de cette époque et ses variations.
C’est précisément parce qu’elles sont la véritable expression de la sensibilité d’une époque, que les œuvres d’art sont datées facilement. Pour la même raison elles sont beaucoup plus instructives que de méthodiques livres d’histoire. L’historien juge le passé avec sa sensibilité moderne. Son interprétation, forcément fausse, nous apprend peu. Le moindre conte, roman, tableau, monument de l’époque considérée est d’un enseignement autrement exact et intéressant.
Les sensibilités ne se transposent ni dans l’espace, ni dans le temps. Une œuvre architecturale formée d’un mélange d’éléments d’époques éloignées ou provenant de races différentes nous choquera nécessairement, parce qu’issue de sensibilités dissemblables de la nôtre.
Si, par suite de l’évolution de notre espèce, notre sensibilité se transformait, toutes les œuvres du passé, les plus admirées aujourd’hui : le Parthénon, les cathédrales gothiques, les grands poèmes, les peintures célèbres seraient regardées comme des productions indignes de fixer l’attention.
Ce n’est pas une vaine hypothèse. De Louis XIII au commencement du dernier siècle, le gothique ne fut-il pas considéré comme un art barbare, objet des malédictions des écrivains et des artistes, J.-J. Rousseau notamment ?
Une longue évolution ne serait même pas nécessaire pour amener les peuples à dédaigner ce qu’ils admirent aujourd’hui. Il suffirait que l’éducation persistât dans sa tendance actuelle spécialiste et technique et que continuât l’ascension rapide au pouvoir des multitudes. Toutes les formes de l’art ne représentent pour elles qu’un méprisable luxe. La Commune, expression assez fidèle de l’âme populaire, n’hésita pas à incendier les plus beaux monuments de Paris, tels que l’Hôtel de Ville et les Tuileries. Uniquement par hasard le Louvre, avec ses collections, échappèrent à ce vandalisme.
Quoi qu’il en soit de leur avenir, les œuvres du passé subsistent encore et, seules, nous font connaître sa véritable histoire.
Sans ces éléments d’information, fournis par la littérature et l’art, la sensibilité d’une époque resterait aussi inconnue que celle des habitants de Jupiter. Nous pourrions déterminer seulement son intellectualité, par l’étude des livres de science. Ces derniers sont en effet généralement indépendants de la sensibilité de leurs auteurs. Un roman est toujours daté, un traité de géométrie pure ne l’est pas. La vieille géométrie d’Euclide, encore enseignée, pourrait être signée par un mathématicien moderne. Son auteur la rédigea, en effet, avec des éléments uniquement rationnels et où sa sensibilité n’eut aucune part. L’intelligence sait mettre en évidence des vérités générales et éternelles. La sensibilité crée des vérités particulières et momentanées.
§ 3. — Les variations d’idéal et de croyances créées par les oscillations de la sensibilité collective.
Quelle que soit la race, ou le temps considéré, le but constant de l’activité humaine fut toujours la recherche du bonheur : il consiste, en dernière analyse, je le répète encore, à poursuivre le plaisir et fuir la douleur.
Sur cette conception fondamentale, les hommes tombèrent constamment d’accord, les divergences portent seulement sur l’idée qu’on se fait du bonheur et sur les moyens de le conquérir.
Ses formes sont diverses, mais le terme poursuivi identique. Rêves d’amour, de richesse, d’ambition ou de foi, sont les puissants facteurs d’illusions qu’emploie la nature pour nous conduire à ses fins.
Réalisation d’un désir présent ou simple espérance, le bonheur est toujours un phénomène subjectif. Dès que les contours du rêve sont un peu arrêtés dans l’esprit, nous le poursuivons avec ardeur.
Changer la conception du bonheur d’un individu ou d’un peuple, c’est-à-dire son idéal, c’est changer du même coup sa conception de la vie et, par suite, sa destinée. L’histoire n’est guère que le récit des efforts accomplis par l’homme pour édifier un idéal, puis le détruire, dès que, l’ayant atteint, il en découvre la vanité.
L’espoir de bonheur conçu par chaque peuple, et les croyances qui en sont la formule constituèrent toujours le levier de sa puissance. Son idéal naît, grandit et meurt avec lui et, quel qu’il soit, dote le peuple qui l’accepte d’une grande force. Cette force est telle que l’idéal agit, alors même qu’il promet peu de chose. On comprend le martyr, pour qui le bûcher représentait la porte du ciel ; mais quel profit un légionnaire romain, un soldat de Napoléon pouvaient-ils retirer de leurs chevauchées à travers le monde ? La mort ou des blessures. Leur idéal collectif était pourtant assez fort pour voiler toutes les souffrances. Se sentir les héros de ces grandes épopées était un idéal de bonheur, un paradis présent divinement enchanteur. Une nation sans idéal disparaît vite de l’histoire.