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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE IV
LES JOURNAUX ET LES LIVRES.

§ 1. — Influence des livres et des journaux.

Les journaux et les livres exercent sur la naissance et la propagation des opinions une influence immense, quoique inférieure à celle des discours.

Les livres agissent beaucoup moins que les journaux, la foule ne les lisant guère. Certains cependant furent assez puissants par leur influence suggestive pour provoquer la mort de milliers d’hommes. Telles les œuvres de Rousseau, véritable bible des chefs de la Terreur, telle encore La case de l’Oncle Tom, qui contribua beaucoup à la sanglante guerre de Sécession en Amérique.

D’autres ouvrages comme Robinson Crusoé et les romans de Jules Verne exercèrent une grande influence sur les opinions de la jeunesse et déterminèrent beaucoup de carrières.

Cette puissance des livres était surtout considérable quand on en lisait peu. La lecture de la bible au temps de Cromwell créa en Angleterre un nombre immense de fanatiques. On sait qu’à l’époque où fut écrit Don Quichotte, les romans de chevalerie exerçaient une action si pernicieuse sur toutes les cervelles que les souverains espagnols avaient fini par en interdire la vente.

Aujourd’hui, l’influence des journaux est bien supérieure à la puissance des livres. Incalculables sont les personnes n’ayant jamais eu d’autres opinions que celles de leur journal.

La suggestion des feuilles quotidiennes se manifeste jusque dans beaucoup de grands événements modernes. Il est assez généralement reconnu maintenant que la guerre des États-Unis avec l’Espagne fut l’œuvre de quelques journalistes. Si, par une hypothèse dont la réalisation n’est peut-être pas impossible, un banquier assez riche achetait tous les journaux d’un pays, il en serait le vrai maître et provoquerait à volonté la paix ou la guerre. On voit déjà les financiers acheter la totalité des bulletins de la Bourse de tous les journaux, dans le but de lancer les affaires destinées à drainer sérieusement l’épargne à leur profit.

Aucun gouvernement n’ignorant cette puissance souveraine de la presse, le rêve de chaque politicien est de posséder un journal répandu. Les chanceliers de l’Empire allemand popularisèrent la plupart de leurs entreprises avec des journaux entretenus par eux et destinés à suggestionner l’opinion.

La crédulité des lecteurs à l’égard des assertions de leur journal est prodigieuse. Toute annonce prometteuse trouve un public pour y croire. Les mêmes tromperies peuvent se répéter indéfiniment avec le même succès, tant subsiste, dans beaucoup d’âmes, une foi mystique en l’inespérable. Il y a quelque temps, on arrêta un escroc offrant dans ses annonces de prêter sans garantie de l’argent à n’importe qui. Tenir une telle promesse eût évidemment entraîné pour lui une ruine rapide. Cependant, en quelques mois, avec les simples versements des frais d’enquête réclamés, il gagna plus de cinquante mille francs sans avoir bien entendu prêté un centime. Un pareil fait serait trop banal pour être intéressant si les perquisitions du juge d’instruction n’avaient dévoilé parmi les dupes nombre d’hommes, que leur culture supérieure ou leur profession, aurait dû mettre à l’abri d’une pareille crédulité. Y figuraient en effet : des percepteurs, des officiers supérieurs, des commissaires de police, des avocats, des notaires, des juges de paix, des conseillers de préfecture et même un juge d’instruction ! Rien ne démontre mieux la puissance suggestive des journaux.

§ 2. — La persuasion par la publicité.

Pour déterminer avec plus de précision et au moyen d’exemples concrets l’influence énorme des journaux sur la genèse des opinions, il ne sera pas inutile d’entrer dans quelques détails relatifs au maniement des annonces.

Cette étude, qui commence à peine à tenter les psychologues, met en évidence des procédés certains pour agir sur l’opinion. Nous y retrouverons d’ailleurs les grands facteurs déjà décrits dans cet ouvrage.

La publicité, sous forme d’annonces, est un des principaux moyens de persuasion collective de l’âge moderne. Son action sur les ventes commerciales éclaire le mécanisme qui détermine l’opinion de l’acheteur.

Les Américains, ayant réussi à dégager nettement quelques-unes des règles psychologiques de la publicité, sont devenus maîtres en cette matière. On évalue à près de 500 millions par an les sommes retirées par les grands journaux des États-Unis de leur publicité. Un des plus répandus touche à lui seul 15 millions par an.

Les industriels américains consacrent beaucoup d’argent aux annonces parce qu’ils en ont expérimentalement constaté l’influence. M. Arren, auteur d’un livre sur cette matière, cite un simple marchand de stylographes dépensant annuellement 500.000 francs de publicité, et il assure que le fabricant d’un certain savon a sacrifié, en quarante ans, 60 millions de francs aux annonces.

Toutes ces dépenses ont pour but, naturellement, de créer chez le client une conviction capable de le transformer en acheteur. L’affirmation et la répétition sont les facteurs principaux de la genèse de cette conviction. L’affirmation seule ne suffit pas, et c’est pourquoi une marque nouvelle n’est adoptée qu’au bout d’un certain temps. L’annonce doit être répétée souvent. Alors seulement le nom du produit se présente spontanément à l’esprit, le jour où l’on en a besoin.

Il est indispensable aussi de varier l’aspect de l’annonce, autrement son action s’émousserait par l’usage. Les projections lumineuses, d’abord très efficaces, ont fini par être sans résultats.

La simple répétition d’une formule brève n’est utile que pour un produit déjà connu. Elle agit alors par une sorte d’obsession, mais pour un produit nouveau, on sera nécessairement obligé d’énumérer toutes ses qualités.

S’il s’agit d’une innovation complète qui forcerait le client à changer ses habitudes, la simple répétition de l’annonce est elle-même insuffisante, le mécanisme de la répétition étant moins fort que celui de l’habitude. Il deviendra utile alors de distribuer des échantillons du produit. Tel est le cas de la publicité médicale qui se fait surtout par l’envoi d’échantillons aux docteurs.

A ce procédé de la vue directe de l’objet, se rattachent les expositions des magasins, et la collaboration de mannequins envoyés par les grands couturiers sur les champs de courses, revêtus des plus riches modèles de la saison.

La difficulté de lutter contre l’habitude, qui combat l’influence psychologique de l’annonce, est très bien illustrée par l’histoire de l’adaptation des pneumatiques aux voitures. Les loueurs ayant refusé leur achat, l’inventeur en distribua gratuitement à une petite compagnie. Le succès fut si rapide que non seulement cette compagnie fit fortune, mais que, devant les réclamations des clients, toutes les autres se virent obligées de munir à grands frais leurs véhicules des caoutchoucs dédaignés d’abord.

Le rêve des faiseurs d’annonces est d’obtenir que les clients conservent leur nom et leur adresse. Pour y parvenir ils les impriment sur des objets usuels : papier buvard, porte-allumettes, couvertures de livres, de journaux, de revues, etc. Les Américains considèrent qu’un des meilleurs moyens d’arriver à ce résultat est d’envoyer aux acheteurs éventuels des catalogues artistiquement illustrés et contenant parfois même un roman signé d’un nom connu. Ce procédé, excellent mais fort coûteux, commence à peine à être employé en France.

Une des règles constantes de la publicité est qu’un produit, si ancien et connu soit-il, voit sa vente diminuer dès que cesse la publicité le concernant. La faiblesse de la mémoire affective, déjà signalée dans cet ouvrage, en est sans doute la cause.

L’illustration joue un grand rôle dans la publicité. Nous avons parlé plus haut de l’action exercée par les affiches illustrées lors des dernières élections anglaises et dans le recrutement des volontaires pour notre cavalerie.

La méthode comparative par l’image est d’un usage encore meilleur. S’il s’agit par exemple d’une eau prétendant faire repousser les cheveux, le client est montré d’un côté chauve, et de l’autre muni d’une chevelure abondante après emploi du produit.

Les financiers lanceurs d’affaires utilisent les mêmes procédés de publicité que les industriels, mais souvent sur une bien plus grande échelle. Parfois même, la bienveillance de la totalité des journaux est achetée. Pour le tout petit nombre de ceux dont il est impossible d’obtenir des éloges, on se procure au moins leur silence. Cette double opération a toujours été pratiquée pour les nombreuses émissions des emprunts russes.


Dégageant des observations précédentes les éléments psychologiques qui les déterminent, nous les trouverons ramenées aux facteurs déjà étudiés comme jouant un rôle fondamental dans la genèse des opinions : affirmation, répétition, prestige, suggestion et contagion.

Les détails dans lesquels nous sommes entrés sur la psychologie de l’annonce peuvent sembler un peu spéciaux. Ils contiennent en réalité les éléments essentiels de ce grand art de persuader, d’où dérive la domination des individus et des peuples et la fondation des croyances.

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