← Retour

Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

16px
100%

CHAPITRE II
LA LOGIQUE BIOLOGIQUE.

§ 1. — Rôle de la logique biologique.

Les phénomènes vitaux les plus simples en apparence, tels ceux observés chez les êtres vivants constitués par une seule cellule, sont toujours d’une extrême complication. Leurs manifestations dépendent d’enchaînements rigoureux analogues à ceux auxquels on donne le nom de logique, quand ils s’appliquent à des éléments intellectuels. Nul motif de ne pas les désigner par le même terme.

La logique biologique régit tous les phénomènes de la vie organique. Les actes accomplis par les diverses cellules du corps, en dehors de toute participation consciente, n’ont aucun caractère de fatalité mécanique et varient suivant les nécessités journalières. Ils semblent guidés par une raison particulière très différente de la nôtre et souvent beaucoup plus sûre. Pour le montrer, il suffira de rappeler ce que j’ai écrit à ce sujet, dans mon livre sur l’Évolution de la Matière :

« Les édifices atomiques qu’arrivent à fabriquer des cellules microscopiques comprennent non seulement les plus savantes opérations de nos laboratoires : éthérification, oxydation, réduction, polymérisation, etc., mais beaucoup d’autres plus difficiles que nous ne saurions imiter. Par des moyens insoupçonnés, les cellules vitales construisent ces composés compliqués et variés : albuminoïdes, cellulose, graisses, amidon, etc., nécessaires à l’entretien de la vie. Elles savent décomposer les corps les plus stables comme le chlorure de sodium, extraire l’azote des sels ammoniacaux, le phosphore des phosphates, etc.

« Toutes ces œuvres si précises, si admirablement adaptées à un but, sont dirigées par des forces dont nous n’avons aucune idée et qui agissent exactement comme si elles possédaient une clairvoyance bien supérieure à notre raison. L’œuvre qu’elles accomplissent à chaque instant de l’existence, plane très au-dessus de ce que peut réaliser la science la plus avancée.

« Le savant capable de résoudre avec son intelligence les problèmes résolus à toute heure par les humbles cellules d’une infime créature, serait tellement supérieur aux autres hommes qu’on pourrait le considérer comme un dieu. »

Les actes de la vie biologique montrent la nécessité où ils se trouvent de varier sans cesse. Qu’un corps inutile ou dangereux soit introduit dans l’organisme, il sera neutralisé ou rejeté. L’élément utile est, au contraire, expédié à des organes différents et subit des transformations physiques très savantes. Ces milliers de petites opérations partielles s’enchevêtrent sans se nuire, parce qu’elles sont orientées avec une précision parfaite. Dès que la rigoureuse logique directrice des centres nerveux s’arrête, c’est la mort.

Ces centres nerveux constituent donc ce que l’on pourrait appeler des centres de raisonnement biologique. Ils dirigent la vie et la protègent en créant suivant les circonstances des éléments de défense variés. Comme le dit très justement le Dr Bonnier : « Mieux qu’aucun physiologiste, aucun médecin, ils savent ce qui convient à l’organe malade. Réveiller leur torpeur quand elle se produit est le seul rôle possible de la science la plus avancée ».

Lorsqu’une cellule évolue vers une certaine forme, lorsque l’animal régénère entièrement un organe amputé, avec nerfs, muscles et vaisseaux, nous constatons que la logique biologique crée pour ces accidents imprévus, une série de phénomènes qu’aucun effort de la logique rationnelle ne saurait imiter ni même comprendre.

C’est encore la logique biologique qui enseigne à l’oiseau le mécanisme du vol et comment il doit le modifier suivant les circonstances. De longs siècles furent nécessaires à l’homme pour que sa logique rationnelle lui permît de l’imiter un peu.

Cette précision des actes vitaux, leur adaptation journalière à des conditions constamment changeantes, leur aptitude à défendre l’organisme contre les atteintes imprévues du monde extérieur, nous ont fait considérer l’expression, logique biologique, comme nécessaire[4].

[4] L’adaptation constante à des éléments toujours variables, la précision des méthodes employées par les organes agissant sous l’influence de la logique biologique sont nettement marquées dans le tableau du Dr. S. Artault, que je résume un peu, de la lutte de l’organisme contre les microbes.

« Deux armées sont en présence : l’une dans son enceinte fortifiée (l’organisme), l’autre qui vient l’investir (bactéries, etc.). Dès que les premiers ouvrages de défense sont enlevés, et que l’ennemi a pénétré par quelque brèche dans la place, le général en chef (centre sympathique) commence par faire à ses troupes une distribution de stimulants (opsonines). Ainsi mises en appétit, les troupes (leucocytes) se portent sur le point attaqué ; c’est alors le combat corps à corps, la destruction des envahisseurs, dont les cadavres sont dévorés sur place (phagocytose). Le général organise alors la défense territoriale, en dispersant ses vétérans aguerris et avertis, qui réduisent à néant toute tentative nouvelle de cet ennemi connu (immunisation).

« Mais parfois la lutte se prolonge, les troupes locales plus ou moins fatiguées, se replient ou cantonnent sur place. Alors l’armée d’investissement restée aussi sur ses positions, leur envoie des bordées d’obus asphyxiants (toxines, antigènes). Le plus souvent, sous cette attaque insidieuse, les tissus ripostent par une décharge de produits qui anéantissent ou neutralisent les premiers (antitoxines, anticorps). »

La logique biologique règle la durée de l’individu et celle de l’espèce à laquelle il appartient. La vie individuelle est très éphémère ; celle de l’espèce beaucoup plus longue, mais non éternelle, puisqu’aucune des espèces géologiques dont nous retrouvons les débris, n’a subsisté jusqu’à nos jours. Elles furent précédées et suivies par d’autres, de durée également limitée.

Les espèces semblent disparaître lorsque, trop stabilisées par un lourd héritage ancestral, elles ne peuvent plus s’adapter aux variations de milieu. Cette histoire du monde végétal et animal fut aussi celle de bien des peuples.

L’enfance d’une espèce, d’un individu ou d’un peuple se caractérise par une plasticité excessive lui permettant de s’adapter à toutes les variations de milieu. Sa vieillesse s’accompagne au contraire d’une rigidité empêchant l’adaptation.

On comprend donc, facilement, que les transformations de milieu capables de faire évoluer un être aux débuts de son existence, le fassent périr à son déclin. Et ceci nous explique pourquoi les peuples trop vieux disparaissent lorsqu’ils ne peuvent plus changer.

Si la logique biologique se bornait à régler les fonctions de la vie, nous pourrions à la rigueur en négliger l’étude. Mais elle tient aussi sous son domaine d’importants facteurs des opinions, des croyances et par conséquent de la conduite.

Les sentiments ayant la vie pour soutien, on conçoit que la logique biologique non seulement influence la logique affective, mais puisse sembler parfois se confondre avec elle. Toutes deux n’en demeurent pas moins nettement séparées, la vie biologique étant simplement le terrain sur lequel la vie affective vient germer.

Il reste donc inexplicable que les psychologues ignorent la logique biologique. Elle est la plus importante de toutes les formes de logiques parce que la plus impérieuse. Quand elle commande, les autres obéissent.

§ 2. — La logique biologique et les instincts.

Les différences des logiques biologique et affective sont révélées encore par l’étude des phénomènes variés, confondus habituellement sous le nom d’instinct. Bergson a raison de séparer l’instinct de l’intelligence, mais il n’a que partiellement raison. Une foule d’instincts sont des habitudes intellectuelles ou affectives accumulées par l’hérédité. Pour les phénomènes biologiques, non seulement les plus simples comme la faim et l’amour, mais encore ceux fort compliqués observés chez les insectes, la séparation avec l’intelligence semble complète.

L’étude de certaines formes d’instincts est extrêmement difficile. Pour y jeter quelque lumière il faut délaisser toutes les idées de la psychologie classique.

On doit admettre, en effet, que par des procédés inconnus mais indéniables puisque nous les constatons, les créatures les plus inférieures peuvent agir dans certains cas comme le ferait l’homme guidé par une raison très haute.

Et cette raison n’apparaît pas seulement chez des êtres relativement élevés, tels que les insectes, mais dans un organisme aussi primitif que celui de ces monocellulaires, sans sexe et sans forme, qui marquent l’aurore de la vie. Une amibe, c’est-à-dire un simple globule de protoplasma, voulant s’emparer d’une proie, exécute des actes adaptés au but à remplir, et variant suivant les circonstances, comme si cette ébauche d’être pouvait effectuer certains raisonnements. En constatant les soins minutieux pris par certains insectes pour protéger les œufs d’où sortiront des larves d’une forme très différente de la leur et que le plus souvent ils ne verront jamais, Darwin déclarait : « qu’il est infructueux de spéculer sur ce sujet ».

Les lois de la logique biologique demeurent incompréhensibles assurément, mais nous devons soigneusement en constater les effets pour montrer qu’ils ne sont nullement conditionnés par cette sorte de force aveugle à laquelle on applique le terme d’instinct.

Rien de plus clairvoyant, au contraire, que les enchaînements de la logique biologique. Son mécanisme reste ignoré, mais le sens de son effort est accessible. Il a toujours pour but de créer chez l’individu les moyens nécessaires soit à sa perpétuité, soit à son adaptation aux conditions extérieures.

Ces moyens sont d’une ingéniosité qui nous dépasse. De nombreux naturalistes, Blanchard, Fabre, etc., ont montré la perfection des actes des insectes, comme aussi leur discernement et leur aptitude à changer de conduite avec les circonstances. Ils savent, par exemple, modifier la qualité des matières alimentaires préparées pour leurs larves, suivant qu’elles doivent être mâles ou femelles. Certains insectes nullement carnivores, mais dont les larves ne peuvent se nourrir que de proies vivantes, les paralysent, de façon qu’elles puissent attendre sans se décomposer l’éclosion des êtres qui les dévoreront. Déterminer une paralysie semblable serait une opération difficile pour un anatomiste exercé. Elle n’embarrasse cependant jamais l’insecte. Il sait attaquer les seuls coléoptères dont les centres nerveux moteurs soient rapprochés jusqu’à se toucher, ce qui permet de provoquer la paralysie d’un seul coup d’aiguillon. Parmi le nombre immense des coléoptères, deux groupes seulement, les Charançons et les Buprestes, remplissent ces conditions. Fabre reconnaît qu’à l’instinct général de l’insecte le dirigeant dans les actes immuables de son espèce se superpose quelque chose « de conscient et de perfectible par l’expérience. N’osant appeler cette aptitude rudimentaire intelligence, titre trop élevé pour elle, je l’appellerai, dit-il, discernement. »

Ce que Fabre qualifie « discernement » produit des résultats qu’atteindrait bien difficilement le savant le plus habile. Aussi est-il obligé de conclure que : « l’insecte nous émerveille et nous épouvante par sa haute lucidité ».

De nombreux faits de même ordre observés chez les fourmis et les abeilles par un savant académicien, Gaston Bonnier, l’ont conduit à attribuer aux insectes une faculté appelée par lui le raisonnement collectif.

Il montre les abeilles obéissant rigoureusement aux injonctions décrétées par le « comité directeur de la ruche », et variables suivant les renseignements rapportés par les chercheuses, déléguées tous les matins dans les environs. Parti de la ruche avec tel ou tel ordre, l’insecte l’exécute ponctuellement. Si, par exemple, le comité l’envoie chercher de l’eau dans un bassin, vainement répandrait-on à côté des gouttes de sirop ou de miel, l’insecte n’y touchera pas. Ceux préposés à la récolte du nectar ne s’occuperont pas de recueillir le pollen, etc.

L’organisation sociale de ces petits êtres est rigoureusement réglée. Une ruche, dit le même auteur, « offre un exemple parfait de la constitution égalitaire du socialisme d’État. Ni amour, ni dévouement, ni pitié, ni charité ; tout est immolé à la société et à sa conservation par un travail incessant. Pas de gouvernement, pas de chefs, une discipline sans subordination. C’est l’idéal du collectivisme réalisé. »

Ces faits, multipliés par l’observation, embarrassent de plus en plus les adeptes de la vieille psychologie rationaliste. On avait autrefois, pour les interpréter, un mot précieux, l’instinct ; mais il faut bien constater que sous ce vocable usé s’abrite tout un ordre de phénomènes profondément inconnus.

Jadis, l’instinct était considéré comme une sorte de faculté immuable, accordée par la nature aux animaux au moment même de leur formation, pour les guider à travers les actes de la vie, comme le berger mène son troupeau. Descartes jugeait les animaux de simples automates et cet automatisme merveilleux lui paraissait très simple.

Les animaux ayant été mieux étudiés, il fallut reconnaître la variabilité de ces instincts prétendus immuables. L’abeille, par exemple, sait parfaitement transformer sa ruche dès que cela devient nécessaire. Dans une note intitulée Gradation et perfectionnement de l’instinct chez les guêpes solitaires d’Afrique, insérée dans les comptes rendus de l’Académie des sciences du 19 octobre 1908, M. Roubaud montre entre les espèces du genre synagris « des différences des plus remarquables, à ce point qu’on y peut suivre les étapes principales d’une évolution insoupçonnée de l’instinct des solitaires vers celui des guêpes sociales ». Les nids d’abord solitaires, avant de se rapprocher, représentent sans doute la forme primitive des colonies de guêpes sociales.

Les faits observés chez les insectes, se constatent également chez des animaux supérieurs. Ils sont capables d’actes qui impliqueraient une science élevée, si la logique rationnelle devait les dicter. Tel par exemple l’emmagasinement d’une provision de force vive pour s’élever dans l’air sans travail. Ce résultat est réalisé par beaucoup d’oiseaux : hirondelles, faucons, etc., qui, en poursuivant leurs proies, descendent d’une grande hauteur. Ils replient alors leurs ailes, se laissent tomber suivant une trajectoire parabolique et utilisent, pour remonter dans l’atmosphère, la force vive créée par leur chute. Elle est considérable, étant représentée par la moitié du produit de la masse par le carré de sa vitesse. L’oiseau sait aussi capter l’énergie qu’il trouve dans les courants d’air descendants, et s’adapter immédiatement par des mouvements appropriés aux changements brusques de direction du vent.

Le terme de logique biologique, que nous avons créé, ne saurait assurément constituer une explication, mais il a du moins l’avantage de montrer que tous les actes, prétendus instinctifs, des animaux doivent être soustraits à ce domaine des forces aveugles où l’on avait essayé de les enfouir jusqu’ici.

Renoncer aux explications purement mécaniques comme celles de Descartes, c’est comprendre en même temps qu’il existe une sphère immense de la vie psychique, complètement inexplorée, et dont nous entrevoyons à peine l’existence.


Les faits qui précèdent semblent un peu éloignés du but de cet ouvrage. Ils en constituent cependant une partie essentielle.

Lorsque nous étudierons les facteurs de nos opinions et de nos croyances, nous ne devrons pas oublier que sous la surface des choses se cache un monde de forces inaccessibles à notre raison, plus puissantes que cette raison et qui souvent la conduisent.

Restant dans le domaine des vérités abordables, nous résumerons ce chapitre, en disant que la logique biologique précéda toutes les autres et que la vie aurait été impossible sans elle. Si son action s’arrêtait, notre planète redeviendrait un morne désert, en proie aux forces aveugles de la nature, c’est-à-dire aux forces non organisées encore.

Chargement de la publicité...