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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE III
LA BALANCE DES MOTIFS.

§ 1. — La balance mentale. L’action.

Les impulsions contraires des diverses logiques qui nous mènent font hésiter souvent sur la conduite à suivre. Les cas les plus simples comportent un choix entre plusieurs solutions. Il faut bien choisir, puisque les nécessités de la vie obligent à agir. Comment s’effectue notre détermination ?

Un exemple expliquera facilement son mécanisme.

Plaçons au hasard des objets quelconques sur les plateaux d’une balance. L’opération achevée, l’aiguille traduisant leurs mouvements s’infléchit d’un côté, si les plateaux sont inégalement chargés, et reste verticale s’ils le sont également.

En dehors des balances matérielles, existent des balances mentales dont le mécanisme est analogue. Les poids sont nos motifs d’action. L’aiguille représente l’acte que la fixation du plateau dans sa position d’équilibre fait accomplir.

Ces mobiles d’action peuvent être quelquefois des raisons, mais aux mobiles conscients d’ordre intellectuel, s’ajoutent le plus souvent les mobiles inconscients déjà décrits et qui pèsent lourdement dans l’un des plateaux.

En dernière analyse, les motifs sont des énergies en lutte. Les plus fortes l’emportent.

Lorsque les énergies contraires sont à peu près de même intensité, les plateaux oscillent longtemps avant de se fixer à une position définitive. Caractères incertains, hésitants. Quand les énergies en conflit sont très inégales, un des plateaux trouve de suite son équilibre. Caractères décidés passant rapidement à la résolution et à l’action.

§ 2. — Rôle de la volonté dans la balance des motifs.

Les poids de la balance mentale sont souvent à notre disposition, c’est-à-dire que nous pouvons en ajouter ou en retrancher. Les héros intrépides qui, pour la première fois, franchirent les Alpes et la Manche à travers les airs, éliminèrent certainement des plateaux de la balance, les nombreux motifs rationnels capables de les arrêter dans la dangereuse entreprise qu’aucun être humain n’avait tentée avant eux.

Notre volonté, cependant, ne se charge pas toujours de placer les poids dans la balance des motifs. Les éléments de la vie affective ou mystique s’y introduisent tout seuls. C’est ce qui arrive dans certains actes instantanés résultant d’une émotion intense, se jeter à l’eau l’hiver, par exemple, pour en retirer un inconnu. Si la réflexion s’était exercée, son action aurait certainement contre-balancé celle des éléments affectifs et l’inclinaison de l’aiguille eût changé de côté. Voilà pourquoi si les grands héroïsmes spontanés sont fréquents, on observe beaucoup plus rarement de petits actes d’héroïsme journaliers, tels que se priver des jouissances de la vie, pour soigner un parent infirme. C’est très justement, que les académies chargées de distribuer des prix de vertu, les accordent de préférence aux petits héroïsmes continus.

La volonté consciente peut donc influencer les plateaux de la balance des motifs, mais lorsque cette volonté est inconsciente, comme dans les croyances, son rôle est à peu près nul. La logique mystique opère alors en dehors de nous, au besoin malgré nous et contre nous.

Nous sommes moins désarmés quand la logique affective intervient seule, car si les sentiments ne sont pas trop forts, l’intelligence peut disposer de quelques-uns des poids qui représentent les motifs.

Notre faible puissance contre les impulsions de la logique affective ne doit pas être beaucoup regrettée. Sans doute elles ont souvent des conséquences désastreuses, mais parfois aussi deviennent génératrices d’actes très utiles à l’humanité.

Quand l’homme sait associer ses impulsions affectives et mystiques aux découvertes que seule la logique rationnelle peut accomplir, il parvient, comme dans le cas des valeureux aviateurs cités plus haut, à reculer les bornes du possible.

Dans la balance des motifs, où s’établit la genèse des opinions, des croyances et des actes, se trouvent, on le voit, beaucoup de mobiles indépendants de notre volonté. S’ils l’étaient toujours, on pourrait dire, et plusieurs écoles de philosophie l’enseignent encore, qu’un fatalisme rigide nous gouverne.

Le fatalisme, en effet, domina une longue période de l’histoire humaine. Impuissants à se conduire eux-mêmes, les êtres obéissaient aux lois fatales de logiques étrangères à la raison.

§ 3. — Comment la logique rationnelle peut agir sur la balance des motifs.

Avec la lente apparition de la logique rationnelle, une force nouvelle surgit dans le monde. Elle permit à l’homme d’agir souvent sur les plateaux, jadis inaccessibles pour lui, de la balance des motifs.

En étudiant, dans un précédent ouvrage, la dissociation des fatalités, nous avons montré comment, guidée par une volonté forte, la logique rationnelle devient le grand facteur de cette dissociation. Grâce à son pouvoir, l’homme peut influencer le cours des choses. Cessant d’être dominé exclusivement par les forces inconscientes qui le menaient jadis, il apprend chaque jour davantage à les maîtriser et à régir leur empire.

Et si la logique rationnelle soutenue par la volonté ne saurait encore fixer le destin, c’est que la plupart des facteurs des événements nous demeurent ignorés, et que beaucoup de nos actes portent des conséquences réalisables seulement dans un avenir toujours chargé d’imprévu.

Cet imprévu condamne à risquer, c’est-à-dire à introduire dans la balance des motifs, des poids de valeur inconnue. Les vrais maîtres du sort des peuples, les hommes de génie, dont chaque siècle vit surgir un si petit nombre, surent accumuler le plus de chances possible dans un des plateaux, et cependant beaucoup risquer. Bismarck, que nous avons plusieurs fois cité à cause de sa psychologie très instructive, illustre clairement cette nécessité du risque. Une idée maîtresse, l’unité de sa patrie le guidait, mais dans sa vie, que de risques courus, de chances contraires, d’obstacles entassés dont sa volonté eut à subir le choc ! Il fallait d’abord détruire la puissance militaire de l’Autriche, à laquelle un prestigieux passé conférait tant de force. La victoire de Sadowa, en 1866, fut très péniblement gagnée, et grâce seulement à l’incapacité excessive du général ennemi. Ce difficile triomphe obtenu, il fallut risquer de combattre Napoléon III dont les armées passaient pour invincibles, et qui l’eussent été peut-être si l’alliance probable de la France et de l’Autriche s’était réalisée. Un grand homme pouvait préparer toutes ces combinaisons, mais non en affirmer le succès. Un caractère hardi, une vaste intelligence, éclairée par les intuitions supérieures du génie, permettaient seuls d’affronter de tels risques. Il fallait les affronter, pourtant, puisque les innombrables facteurs qui nous encerclent, et dont l’ensemble constitue ce qu’on appelle le hasard, restent inaccessibles.

C’est la logique affective surtout qui encourage à risquer. Elle est le premier soutien d’une entreprise que la logique rationnelle doit guider aussi. De grands risques s’offraient dans la traversée de la Manche et des Alpes en aéroplane, mais la logique rationnelle étayait une volonté inspirée par l’espoir de la gloire, le plaisir de lutter contre des difficultés, et autres éléments d’origine exclusivement affective.

Icare qui, au dire de la légende, tenta un essai analogue avec sa seule volonté pour lui, périt victime de son effort. Il faut être solidement armé pour défier la nature et les dieux.

Les maîtres de l’histoire visible ou invisible, savants éminents, profonds penseurs, illustres capitaines, doivent leur grandeur à ce qu’ils surent utiliser, sans en négliger aucune, les formes diverses de logiques qui gouvernent l’homme et manier, grâce à elles, la balance des motifs où se règle l’avenir.

Ce n’est pas avec les foules, jouets aveugles de leurs instincts, que les civilisations progressent, mais par la petite élite qui sait penser pour elles et les orienter. En essayant de mettre la logique intellectuelle au service de la logique collective, pour justifier toutes ses impulsions, la terrible légion des politiciens n’a fait que créer une profonde anarchie.


Résumant ce chapitre et ceux qui le précèdent, nous dirons que les événements de l’histoire résultent de l’équilibre et du conflit des diverses logiques. Dans la balance des motifs où se pèsent nos destinées, toutes ont leur rôle. Que l’une d’elles vienne à prédominer et le sort des hommes est changé.

Trop de logique affective conduit à céder sans réflexion à des impulsions souvent funestes. Trop de logique mystique engendre les existences religieuses, dominées par l’égoïste préoccupation de leur salut, et sans utilité sociale. Trop de logique collective fait prédominer les éléments inférieurs d’un peuple et le ramène à la barbarie. Trop de logique rationnelle conduit au doute et à l’inaction.

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