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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE II
LES FACTEURS EXTERNES DES OPINIONS ET DES CROYANCES.
(La suggestion, les premières impressions, le besoin d’explications, les mots et les images, les illusions, la nécessité, etc.)

§ 1. — La suggestion.

La grande majorité de nos opinions et de nos croyances, politiques, religieuses et sociales sont le résultat de suggestions.

« Ce terme suggestion, écrit James, désigne le pouvoir qu’exercent les idées sur les croyances et la conduite. »

Cette définition semble peu correcte. La suggestion est, en réalité, le pouvoir de persuasion exercé non seulement par des idées, mais par une cause quelconque : affirmation, prestige, etc. Les idées seules et surtout le raisonnement ont, au contraire, une vertu suggestive très faible.

Convaincre n’est nullement suggérer. Une suggestion fait obéir. Un raisonnement peut persuader, mais n’oblige pas à céder.

Les modes de suggestion sont très variés : milieu, livres, journaux, discours, action individuelle, etc. La parole représente un des plus actifs. Parler c’est déjà suggérer, affirmer c’est suggérer davantage, répéter l’affirmation avec passion, c’est porter à son maximum l’action suggestive.

Les effets de la suggestion sont d’une intensité fort variable. Elle s’étend depuis l’action légère du vendeur, cherchant à nous faire acquérir une marchandise, jusqu’à celle exercée par l’hypnotiseur sur le névropathe, obéissant aveuglément à toutes ses volontés. En politique, l’hypnotiseur s’appelle meneur. Son influence est considérable.

Les effets d’une suggestion dépendent de l’état mental du sujet qui la reçoit. Sous une influence passionnelle intense : haine, amour, etc., rétrécissant le champ de sa conscience, il sera très suggestionnable et ses opinions se transformeront facilement.

L’esprit le plus éminent n’est pas soustrait à la suggestion. Jules Lemaître, dans ses conférences sur Fénelon, nous a montré l’illustre prélat dominé par une névropathe, Mme Guyon, qui, l’ayant pris d’abord pour directeur, devint rapidement sa directrice. Elle réussit à lui faire admettre l’exactitude de ses rêveries sur l’absurde dogme du quiétisme professant l’indifférence au salut et aux actes. Fénelon fut si complètement suggestionné qu’il n’hésita pas à soumettre cette doctrine à un congrès d’évêques présidé par Bossuet. Ce dernier découvrit bien vite la suggestion exercée sur l’illustre prélat. « Je me retirai, dit-il, étonné de voir un si bel esprit dans l’admiration d’une femme dont les lumières étaient si courtes, le mérite si léger, les illusions si palpables, et qui faisait la prophétesse. » Les personnes au courant de l’histoire contemporaine n’éprouveront pas le même étonnement. Des affaires retentissantes (Humbert, Dupray de la Mahérie, etc.) ont prouvé que des banquiers habiles, des avocats et des hommes d’affaires retors pouvaient être suggestionnés au point d’abandonner leur fortune entre les mains de vulgaires escrocs, n’ayant pour eux que leur puissance fascinatrice.

Cette fascination est une irrésistible forme de suggestion. On la subit comme l’oiseau celle du serpent. Il est incontestable que certains êtres, d’ailleurs fort rares, possèdent un pouvoir de fascination s’exerçant même sur les animaux, comme ont pu l’observer toutes les personnes s’occupant de dressage. Plusieurs crimes eurent pour origine cette action fascinatrice. La fameuse comtesse Tarnowska suggérait sans difficulté des meurtres à ses adorateurs. Sa puissance était telle qu’on dut sans cesse changer les carabiniers qui l’accompagnaient et les gardes de sa prison.

Des exemples analogues peuvent être rapprochés de faits présentés par certains médiums ou des fakirs suggérant à ceux qui les entourent la croyance en des phénomènes ne possédant aucune existence. Des savants illustres furent ainsi victimes des suggestions exercées par le célèbre médium Eusapia, ainsi que je le montrerai dans une autre partie de cet ouvrage.

Le rôle des foules devenant de plus en plus prépondérant et ces foules n’étant guère influençables que par suggestion, l’influence des meneurs s’accroît chaque jour. Un gouvernement prétendu populaire, n’est en réalité qu’une oligarchie de meneurs dont l’influence tyrannique se manifeste à tout instant. Ils ordonnent des grèves, obligent les ministres à leur obéir et imposent des lois absurdes.

Leur pouvoir de suggestion est assez grand pour forcer les foules à une obéissance servile. A la dernière fête annuelle du personnel de la Compagnie d’Orléans, son directeur fit remarquer que ses employés s’étaient mis en grève au moment précis où il venait d’accepter toutes leurs demandes d’amélioration. « Cependant, ajoute-t-il, la grève eut nécessairement une cause. Oui, elle eut une cause : elle fut l’œuvre d’un petit noyau d’agitateurs dont le procédé, toujours le même, consiste à remplacer l’argument par la menace, par l’injure et par l’outrage. »

L’action de ces meneurs n’avait rien de dissimulé, puisque dans ce même discours sont reproduits des passages de leurs articles. Une psychologie plus sûre eût fait comprendre au directeur l’action suggestive de ces entraîneurs et il l’aurait paralysée en les expulsant de sa Compagnie. L’exemple est non seulement un frein énergique, mais encore un moyen de suggestion puissant. Étant d’ordre affectif, la suggestion ne peut être combattue que par la suggestion. Céder aux meneurs comme on le fait sans cesse, fortifie leur influence.

§ 2. — Les premières impressions.

Les premières impressions sont celles ressenties tout d’abord en présence d’un être, d’un événement, d’un objet inconnus.

L’élaboration d’un jugement étant lente et pénible, on se contente généralement des premières impressions, c’est-à-dire des suggestions de l’intuition pure.

Les femmes, les enfants, les primitifs et beaucoup d’hommes très civilisés même, se fient entièrement à leurs premières impressions.

Dans certains éléments de la vie sociale, les impressions s’associent quelquefois à des raisonnements. Mais il en est d’autres, les sujets artistiques et littéraires notamment, où nos premières impressions restent à peu près les seuls guides. Et comme elles dépendent d’une sensibilité toujours variable, les concepts dérivés d’elles se transforment facilement. On les voit, en effet, différer avec les époques, les individus et les races. Les premières impressions produites par les mêmes choses sur un baron féodal, un pasteur calviniste, un lettré, un homme du peuple, un savant, etc., ne peuvent évidemment avoir rien de commun.

Sur les questions de science pure, qui échappent généralement au domaine de l’affectif, ces divergences s’observent peu, parce que les jugements ne se forment pas sous l’influence des impressions premières. Canalisée par d’indiscutables évidences notre sensibilité est alors obligée d’accepter ce qui parfois la choque le plus.

Nos premières impressions sont parfois subitement détruites par des impressions contraires, mais il arrive aussi qu’elles soient assez fortes pour ne disparaître que lentement par simple usure. Les jugements fondés sur elles persistent alors très longtemps.

Les impressions premières devraient être considérées comme de vagues indications, toujours à vérifier. S’y abandonner sans examen, ainsi qu’on le fait trop souvent, condamne à traverser la vie dans l’erreur. Elles n’ont, en effet, pour soutiens que des sympathies et des antipathies instinctives que n’éclaire aucune raison.

Et c’est pourtant sur d’aussi fragiles bases que s’édifient le plus souvent nos conceptions du juste et de l’injuste, du bien et du mal, de la vérité et de l’erreur.

§ 3. — Le besoin d’explications.

Aussi irréductible que le besoin de croire, le besoin d’explications accompagne l’homme du berceau à la tombe. Il a contribué à créer ses dieux et détermine journellement la genèse d’un grand nombre d’opinions.

Ce besoin intense se satisfait aisément. Les plus rudimentaires réponses suffisent. La facilité avec laquelle il est contenté fut l’origine d’un grand nombre d’erreurs.

Toujours avide de certitudes définitives l’esprit humain conserve longtemps les opinions fausses fondées sur le besoin d’explications et considère comme ennemis de son repos ceux qui les combattent.

Le principal inconvénient des opinions, basées sur des explications erronées, est que les tenant pour définitives on n’en cherche plus d’autres. S’imaginer connaître les raisons des choses est un moyen sûr de ne pas les découvrir. L’ignorance de notre ignorance a retardé les progrès des sciences pendant de longs siècles et les restreint d’ailleurs encore.

La soif d’explications est telle qu’on en a toujours trouvé pour les phénomènes les moins compréhensibles. L’esprit est plus satisfait d’admettre que Jupiter lance la foudre que de s’avouer ignorant des causes qui la font éclater. Plutôt que de confesser son ignorance de certains sujets, la science elle-même se contente souvent d’explications analogues.

§ 4. — Les mots, les formules et les images.

Les mots et les formules sont de grands générateurs d’opinions et de croyances. Puissances redoutables, ils ont fait périr plus d’hommes que les canons.

La force des mots tient à ce qu’ils évoquent les groupes de sentiments qui leur ont été longtemps associés. J’ai montré dans d’autres ouvrages leur rôle fondamental en politique[6].

[6] Dans un article du 29 janvier 1911, le journal Le Temps s’exprimait à ce propos de la façon suivante :

« Dans les ouvrages si profonds qu’il a consacrés à l’étude de la psychologie politique et sociale, le Dr Gustave Le Bon a signalé avec une sagacité rare l’influence qu’exerce sur les foules et sur les assemblées, parlementaires ou autres, la magie des mots. La Chambre vient de l’éprouver une fois de plus. Depuis quelques jours, elle s’est vue sous le charme d’un superbe projet de « décentralisation ». C’est à propos de l’organisation des retraites ouvrières et paysannes qu’a retenti, à la tribune, la grande formule évocatrice des idées de simplification administrative. »

La puissance évocatrice de certaines formules est considérable sur une assemblée. C’est avec des mots que les politiciens éveillent des sentiments. Président du conseil et paraissant alors tout-puissant, M. Clemenceau fut instantanément renversé par un mot qui réveilla, chez les membres du Parlement, les sentiments d’humiliation subis à l’époque de Fachoda. Son successeur faillit succomber pour la même cause. Une phrase très juste, mais malheureuse parce qu’elle était l’évocation d’inquiétantes images, provoqua dans l’auditoire des hurlements d’indignation devant lesquels il manqua d’être renversé.

Certains mots, comme le fit exactement observer à ce propos M. Barrès, ont une sonorité mystique. Jouissent de cette propriété les termes favoris des politiciens : capitalisme, prolétariat, etc.

Les mots sont de tels souverains des choses, que leur empire s’exerce parfois sur les hommes les plus réfléchis. En présence d’un phénomène incompréhensible, l’esprit se satisfait en inventant une formule. Ignorant tout du mystère de la vie, incapables de dire pourquoi le gland devient chêne, comment les êtres se transforment, les savants acceptent des formules tenant lieu d’explications. Les progrès des sciences obligent à en changer souvent. L’adaptation a remplacé le principe vital. L’inaccessible électron s’est substitué au non moins inaccessible atome. Ces mots plaqués sur de l’inconnu accordent une satisfaction suffisante à notre besoin d’explications.

Les mots évoquent des images mentales, mais les images figurées sont plus puissantes encore. J’ai montré, dans ma Psychologie politique, quelle action considérable avaient eue les affiches illustrées dans les dernières élections anglaises. Elles précisent les sentiments en arrêtant leurs contours. Les industriels et les éditeurs emploient chaque jour ce procédé pour frapper l’attention.

Les gouvernants eux-mêmes ont fini par utiliser le rôle psychologique des images dans la genèse des opinions. Devant l’abaissement rapide des engagements volontaires dans la cavalerie, un psychologue militaire avisé eut, il y a quelques années, l’idée de faire apposer partout des affiches illustrées en couleurs représentant des cavaliers élégants, accomplissant diverses sortes d’exercices. Au-dessous figurait l’énumération des avantages accordés aux engagés et rengagés. Les résultats furent tels que, dans plusieurs régiments, les colonels durent, faute de place, refuser les engagements.

§ 5. — Les illusions.

Tracer le rôle des illusions dans la genèse des opinions et des croyances serait refaire l’histoire de l’humanité.

De l’enfance à la mort, l’illusion nous enveloppe. Nous ne vivons que par elle et ne poursuivons qu’elle. Illusions de l’amour, de la haine, de l’ambition, de la gloire, toutes ces formes diverses d’un bonheur sans cesse espéré, maintiennent notre activité. Elles nous abusent sur nos sentiments aussi bien que sur ceux des autres, et nous voilent les duretés du sort.

Les illusions intellectuelles sont relativement rares, les illusions affectives journalières. Elles s’accroissent de ce fait que nous persistons toujours à vouloir interpréter rationnellement des sentiments souvent encore ensevelis dans les ténèbres de l’inconscient. L’illusion affective persuade parfois que nous aimons des êtres et des choses en réalité indifférents. Elle laisse croire aussi à la perpétuité de sentiments que l’évolution de notre personnalité condamne à bientôt disparaître.

Toutes ces illusions font vivre et embellissent la route conduisant à l’abîme éternel. Ne regrettons pas qu’elles soient si rarement soumises à l’analyse. La raison ne réussit à les dissoudre qu’en paralysant du même coup d’importants mobiles d’action. Pour agir il ne faut pas trop savoir. La vie est pleine d’illusions nécessaires.

Les motifs de ne pas vouloir se multiplient avec les discussions des causes du vouloir. On flotte alors dans l’incohérence et l’hésitation. « Tout voir et tout comprendre, écrivait Mme de Staël, est une grande raison d’incertitude ». Une intelligence possédant le pouvoir, attribué aux dieux, d’embrasser d’un coup d’œil le présent et l’avenir, ne s’intéresserait plus à rien et ses mobiles d’action seraient paralysés pour toujours.

Ainsi envisagée, l’illusion apparaît comme le vrai soutien de l’existence des individus et des peuples, le seul sur lequel on puisse toujours compter. Les livres de philosophie l’oublient parfois un peu.

§ 6. — La nécessité.

Au-dessus des fantaisies des despotes ou des législateurs, légiférant sans trêve pour réformer la société, règne un maître souverain : la Nécessité. Insoucieuse de nos délibérations elle représente le destin antique auquel les dieux eux-mêmes devaient se soumettre.

Le désaccord entre les prescriptions de législateurs aveugles et les nécessités qui gouvernent les choses s’accentue chaque jour. La société française actuelle vit malgré ses lois et non par ses lois.

L’illusion du pouvoir absolu qu’ils s’imaginent posséder enlève aux législateurs le sens des possibilités. Il leur suffit qu’une chose paraisse juste, pour devenir possible.

Mais tôt ou tard la nécessité écarte de son bras de fer toutes les chimères. Dès que son action se fait sentir, les plus solides théories humanitaires s’évanouissent. On en trouvera un frappant exemple dans les mesures féroces édictées en Australie contre des grèves menaçant l’existence de ce pays et le conduisant à la ruine. Son gouvernement était cependant composé de socialistes avancés[7].

[7] « Voici, écrit le Petit Temps du 26 mars 1911, à quelles mesures draconiennes le gouvernement dut recourir : la grève et même l’excitation à la grève sous quelque forme que ce fût furent déclarées non plus délits, mais crimes passibles d’une amende de 2,500 francs et par-dessus le marché, de travaux forcés pour un an. La police reçut le droit de pénétrer partout où elle soupçonnait des conciliabules en faveur d’une grève criminelle ; elle put saisir tous les documents qui paraissaient la concerner, moyen facile de désorganiser les caisses de grève en s’emparant des comptes de leurs trésoriers ; on alla jusqu’à menacer d’impliquer dans les poursuites quiconque se risquait à souscrire un secours en faveur des familles de grévistes ; en quelques jours les agitateurs furent maîtrisés et les plus enragés d’entre eux en prison. »

La nécessité représente sans doute la synthèse des forces ignorées qui nous mènent et dont nous commençons seulement à savoir combattre quelques-unes.

Quoique très brève, l’énumération des facteurs d’opinions et de croyances précédemment exposée suffit à prouver combien sont lourdes les fatalités dont l’âme humaine est chargée.

La nature semble avoir voulu canaliser étroitement nos sentiments, nos pensées et par conséquent notre conduite. L’élite des penseurs parvenus dans le cours des âges à conquérir quelque liberté, en maîtrisant un peu les forces invisibles qui nous régissent, demeura toujours très restreinte. A en juger par son histoire il ne faut pas regretter, peut-être, que l’humanité ait possédé si peu d’indépendance.

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