Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE IV
LA RECTIFICATION DES OPINIONS PAR L’EXPÉRIENCE.
§ 1. — L’expérience dans la vie des peuples.
Nous venons de voir comment sur la plupart des sujets, autres que les questions scientifiques, la logique rationnelle ne donnant que des indications incertaines, on a dû se résigner à prendre pour guide l’opinion de la majorité ou celle d’un seul individu choisi pour maître. L’acceptation d’une opinion ne suffisant pas à la transformer en vérité, comment réussir à découvrir son exacte valeur ?
Elle n’est mise en évidence que par l’expérience, méthode de vérification lente et coûteuse, qui ne s’applique pas d’ailleurs à tous les sujets. Sur les croyances solidement constituées notamment, son impuissance est aussi grande que celle de la raison.
Sur les opinions collectives, certaines opinions politiques par exemple, elle finit par agir, mais à la condition d’être très frappante et très répétée.
La vie des peuples prouve la nécessité de ces répétitions frappantes. Des entassements de ruines et des torrents de sang sont parfois nécessaires pour que l’âme d’une race s’assimile certaines vérités expérimentales.
Souvent même n’en profite-t-elle pas bien longtemps, car en raison de la faible durée de la mémoire affective, les acquisitions expérimentales d’une génération servent peu à une autre.
Depuis les origines du monde toutes les nations constatent que l’anarchie se termine invariablement par la dictature, et cependant cette éternelle leçon ne leur profite guère. Des faits répétés montrent que les persécutions sont le meilleur moyen de favoriser l’extension d’une croyance religieuse, et pourtant ces persécutions continuent sans trêve. L’expérience enseigne encore que céder perpétuellement à des menaces populaires est se condamner à rendre tout gouvernement impossible et nous voyons néanmoins les politiciens oublier chaque jour cette évidence. L’expérience a montré également que, pour des raisons psychologiques très sûres, tout produit fabriqué par l’État dépasse toujours les prix de l’industrie privée, et malgré cette preuve les socialistes obligent l’État à monopoliser constamment quelque fabrication nouvelle.
Les expériences n’agissent rapidement, je l’ai dit plus haut, que si elles sont très frappantes. En voici un récent et remarquable exemple.
Tous les psychologues, tous les économistes, tous les commerçants avaient prédit que le rachat de l’Ouest et sa gérance par l’État constitueraient une opération fort coûteuse. Simplement coûteuse, le public s’en serait à peine aperçu, mais l’administration Étatiste de cette ligne produisit en quelques mois une telle accumulation d’épouvantables catastrophes et de morts horribles, que la leçon de l’expérience a été immédiatement comprise. Personne aujourd’hui n’oserait réclamer le rachat de nouvelles lignes.
§ 2. — Difficulté de saisir les facteurs générateurs de l’expérience.
Mais si des expériences aussi visibles que la précédente peuvent transformer l’opinion, il ne s’en suit pas que les facteurs générateurs de ces expériences soient facilement compris. En ce qui concerne par exemple les accidents dont je viens de parler, le ministre des Travaux Publics n’a nullement aperçu les causes secrètes d’une anarchie impossible à nier. Obligé de reconnaître que les nombreuses catastrophes dues à des collisions de trains provenaient surtout de l’indiscipline d’un personnel n’observant plus les règlements, il crut y remédier par la révocation du Directeur du réseau. Son successeur n’eut d’autre ressource, pour diminuer les accidents, que de réduire considérablement le nombre des trains et leur vitesse, moyen assurément peu glorieux, mais sûr.
Qu’aurait-il pu d’ailleurs contre des effets provoqués par des causes étrangères à son action ? Ni octroyer à l’administration de l’État une capacité industrielle qu’elle ne possède pas, ni davantage créer chez les employés, excités par d’ambitieux entraîneurs, la discipline, le zèle, le respect des règlements indispensables à leur profession.
Comment, écrivait le Temps, avoir un personnel de choix dans un réseau dont les politiciens d’arrondissement n’ont voté le rachat que pour y caser leurs protégés et s’y faire une clientèle ? Comment obtenir une stricte soumission de ces cheminots, dont toutes les incartades sont immédiatement excusées et couvertes par un groupe de députés démagogues ?
En attendant, concluait le même journal, l’État, qui patauge si misérablement sur son propre réseau, serait sage de laisser les compagnies exploiter les leurs en toute liberté et de ne point leur imposer des abus dont il a vu chez lui les désastreuses conséquences.
Vain espoir, l’État, c’est-à-dire les politiciens qui pèsent sur lui, ne cesse de persécuter les compagnies, de les accabler de charges et d’encourager l’indiscipline et les réclamations de leurs agents.
Mais la fatalité des choses dominant les discours, a donné une nouvelle leçon expérimentale qui finira sûrement par être comprise.
Il y a quelques années, j’avais prédit dans un article de revue que le résultat des despotiques interventions Étatistes serait de faire tomber rapidement la valeur des actions des compagnies, c’est-à-dire un des éléments les plus stables de la richesse publique parce qu’il est réparti dans le plus grand nombre de mains. Cette prédiction s’est réalisée rapidement. La plupart des actions ont subi une baisse énorme, atteignant pour le Lyon, près de 17 p. 100. Les actions de cette compagnie, cotées en février 1909 1.385 francs à la Bourse, tombaient à 1.150 francs en février 1911. Il faudra que la chute soit plus profonde encore et surtout que ses répercussions se manifestent nettement pour que cette leçon expérimentale profite.
Les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, ne nous étonnons pas de rencontrer dans notre marine militaire une anarchie identique à celle constatée plus haut dans le réseau de l’État.
Le récent travail du rapporteur du budget de la marine en fournit l’indiscutable preuve.
« De 1891 à 1906, dit-il, l’Allemagne a dépensé pour sa marine 2.508 millions, tandis que la France en dépensait 3.809. Cependant, malgré cette différence de 1.300 millions, l’Allemagne était parvenue à former une flotte sensiblement supérieure à celle de la France. Ces chiffres condamnaient notre administration.
L’opinion publique restait indifférente. Pour l’émouvoir, et par contre-coup pour agiter la Chambre, il fallait plus que des mots : des accidents, des catastrophes, du sang ! Après le Sully, le Chanzy, la Nive, la Vienne, c’est le Farfadet et le Lutin qui coulent. Sur la Couronne, des canons éclatent, des servants sont éventrés ; à Toulon, une de nos plus belles unités, l’Iéna, entre en éruption comme un volcan. Après ce dernier et terrible revers, il ne devient plus possible d’accuser le hasard seul : une enquête s’imposait.
Stupéfaite et émue, l’opinion publique apprit que malgré les centaines de millions qui lui avaient été consacrés, la marine manquait non seulement de navires de guerre puissants, mais encore de canons, de munitions, d’approvisionnements et de bassins de radoub. Elle sut qu’après un seul combat, même très court, aucune place, aucun port ne pourrait ravitailler une escadre, ni en charbon, ni en projectiles.
Ce n’est pas l’argent qui nous a fait défaut. Nous en avons eu plus qu’il n’en fallait pour égaler l’Allemagne !
Ces constatations, conclut le rapporteur, sont accablantes[8]. »
[8] Extrait du rapport publié par le Temps du 25 février 1911.
Accablantes en effet. Malheureusement, il n’y a aucune chance d’espérer que les causes multiples ayant engendré de tels résultats : indiscipline croissante des ouvriers des arsenaux sous l’influence d’excitations journalières, désorganisation complète des services, produite par les ingérences politiques et les rivalités de fonctionnaires qui se jalousent, influences socialistes obligeant l’État à se charger de constructions que l’Allemagne confie à des industries privées etc., puissent disparaître.
Dans les cas précédents, les résultats des expériences se sont montrés rapidement. Mais il arrive parfois qu’ils se manifestent avec lenteur.
La destruction presque instantanée de la flotte russe par les grands cuirassés japonais et l’impuissance des torpilleurs ont été nécessaires pour faire comprendre la faute énorme commise il y a quelques années en abandonnant la construction des cuirassés pour les remplacer par une flotte de petits croiseurs et de torpilleurs reconnus inutiles maintenant. Des centaines de millions furent ainsi gaspillés. Notre pays resta sans défense, jusqu’au jour où l’erreur ayant été expérimentalement démontrée, il fallut se décider à entreprendre la construction d’une nouvelle flotte.
Si l’expérience est souvent indispensable pour vérifier la valeur des opinions, c’est que la plupart de ces dernières se forment en ne tenant compte que des éléments superficiels des choses. Dans le cas qui vient d’être cité, on pouvait, par des raisonnements subtils basés sur quelques apparences, prouver que les torpilleurs économiques détruiraient facilement les grands cuirassés ruineux. L’abandon de ces derniers semblait donc rationnel.
Les conséquences lointaines de mesures d’apparences rationnelles ne sont visibles qu’à des esprits pénétrants, et ce ne sont pas souvent eux qui gouvernent. J’ai montré dans ma Psychologie politique combien furent finalement nuisibles nombre de lois paraissant dictées par d’excellentes raisons. L’expérience prouva même que la plupart de ces lois draconiennes agissaient, généralement, d’une façon exactement contraire aux intérêts de ceux qu’elles voulaient protéger.
Comme type des résultats ainsi obtenus, un des plus curieux a été fourni récemment par la ville de Dijon. Les hasards de la cécité populaire y ayant fait élire une municipalité socialiste, ces braves gens s’imaginèrent favoriser les ouvriers en remplaçant l’octroi par de lourdes taxes frappant seulement les détenteurs supposés de la richesse. D’inévitables répercussions se manifestèrent en très peu de temps, et, loin de diminuer, le prix de la vie augmenta considérablement pour les travailleurs. Les socialistes apprirent ainsi expérimentalement, mais aux dépens de leurs administrés, que les lois économiques dédaignées, quand on ne les comprend pas, rendront toujours impossible l’établissement d’une taxe quelconque sur une classe unique de citoyens. Par voie d’incidence elle se répartit bientôt sur toutes les autres et ce n’est pas celui contre lequel a été voté l’impôt qui le paie.
Les leçons de l’expérience étant le plus souvent très nettes, pourquoi tant d’hommes politiques, auxquels l’intelligence ne manque pas toujours, les comprennent-ils si peu ?
C’est que, je l’ai dit déjà, l’expérience reste à peu près sans action sur la croyance. Or, les conceptions politiques des partis avancés n’étant plus des opinions, mais bien des croyances, ont pour soutien ces éléments mystiques et affectifs dont nous avons montré l’irrésistible force.
La raison, invoquée sans cesse par les politiciens, n’exerce pas plus d’influence sur eux que sur les dévots d’aucune foi. Des certitudes exclusivement mystiques ou sentimentales dictent leur conduite. Ils sont maîtres de leurs discours, mais non des invisibles suggestions qui les font naître.
Connaissant ainsi la genèse secrète d’opinions qui ne possèdent de rationnel que l’apparence, on ne saurait s’indigner contre l’incompréhension de leurs auteurs. Des vérités, éclatantes pour des esprits guidés par une logique rationnelle dégagée de tout élément étranger, resteront toujours inaccessibles aux hommes que la simple croyance conduit. Ils sont inaccessibles à la raison, à l’observation et à l’expérience.