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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE V
COMMENT MEURENT LES CROYANCES.

§ 1. — La phase critique des croyances et leur dissolution.

Exact au sens historique, le titre de ce chapitre l’est beaucoup moins au sens philosophique. Semblables à l’énergie de la physique moderne, les croyances se transforment quelquefois, mais ne périssent jamais. Elles changent de nom cependant et c’est ce phénomène qui peut être considéré comme leur mort.

Donc, après avoir lentement vieilli, les dogmes subissent la loi commune. Ils s’estompent et s’éteignent. Leur disparition, ou plutôt en réalité leur transformation, se manifeste d’abord par une phase critique, souvent génératrice de bouleversements.

Les physiciens montrent que lorsqu’un corps se trouve dans le voisinage de son point critique, une insignifiante variation de température le fait brusquement passer de l’état gazeux à l’état liquide, ou inversement.

Ce point critique s’observe également dans beaucoup de phénomènes sociaux. Un pays importateur d’or ou de certaines marchandises peut, par exemple, devenir soudainement exportateur, sous des influences très légères.

Ce phénomène, si général en physique et en économie politique, se manifeste aussi dans la vie des croyances. Après des oscillations diverses et une usure prolongée, elles arrivent parfois à un point critique et peuvent être alors transformées brusquement.

Cette phase, où scepticisme et foi voisinent, se produit lorsque le temps ou d’autres motifs ont ébranlé les croyances, avant que celles qui les remplaceront soient encore nettement formulées.

Les derniers défenseurs des dogmes effrités s’y rattachent désespérément sans trop y croire. Ils semblent redouter « cet incurable ennui, dont parle Bossuet, qui fait le fond de la vie des hommes depuis qu’ils ont perdu le goût de Dieu ».

En fait, ils ne l’ont jamais perdu, des dieux nouveaux venant toujours remplacer ceux qui sont morts ou vont mourir.

Mais ce passage d’une divinité à une autre ne s’opère pas sans beaucoup de difficultés. On put le constater, par exemple, au déclin du paganisme.

Nous traversons précisément un de ces âges d’instabilité où les peuples se trouvent tiraillés entre les influences des divinités anciennes et celles en voie de formation. Notre époque constitue un des points critiques de l’histoire des croyances.

En attendant l’adoption d’une grande foi nouvelle, l’âme populaire flotte entre de petits dogmes momentanés, sans durée, mais non pas sans force. Défendus par des groupes, des comités, des partis, ils exercent souvent un pouvoir considérable.

L’action des clubs sous la Révolution, des ligues maçonniques dans la bourgeoisie, des syndicats dans la classe ouvrière, des comités électoraux dans les villes, en fournissent des exemples.

Quoique parfois assez éphémères, ces petites croyances engendrent pendant leur durée une foi robuste. Sur elles se trouve concentré l’irrésistible besoin de croire dont nous avons précédemment montré la puissance.

Elles ne peuvent remplacer définitivement cependant les croyances générales. Alors que les chapelles de groupes sont en rivalité incessante, les grands dogmes ont le pouvoir de faire s’évanouir l’intérêt individuel devant l’intérêt collectif.

Il est visible que nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Les impératifs catégoriques généraux de jadis sont devenus de petits impératifs de sectes, n’ayant de commun qu’une haine intense contre l’ordre de choses établi. Les tables de la loi ne sont plus les mêmes pour toutes les tribus d’Israël.

§ 2. — Transformation des croyances religieuses en croyances politiques.

Examiné sommairement, l’âge moderne semble avoir transposé toutes les échelles de valeur. En réalité, il a surtout modifié leurs noms.

Les fidèles des vieux cultes se lamentent du peu de foi des générations nouvelles. Jamais peut-être, cependant, les foules n’ont manifesté un besoin de croyance plus profond qu’à notre époque. En devenant foi politique, la foi religieuse a bien peu changé. La croyance au miracle, la mystique adoration de puissances surnaturelles est restée identique. La providence Étatiste a hérité de l’antique providence divine.

Une croyance ordinaire est un acte de foi. Appliqué à un être supérieur ou à une divinité, il se complique du besoin de soumission et d’adoration. Croire et adorer sont souvent synonymes.

Le croyant tend donc toujours à diviniser l’objet de son adoration. Marat, dont le cadavre devait être jeté peu de temps après à l’égout, fut déifié au lendemain de sa mort, et des litanies pieuses composées en son honneur. Napoléon représentait pour ses soldats un dieu invincible. Les reliques des victimes des répressions anarchistes sont adorées par leurs fidèles.

Une croyance ne devient vraiment populaire qu’une l’ois concrétisée sous forme d’êtres ou d’objets à vénérer. On le vit clairement pendant la Révolution. Une de ses premières préoccupations fut de trouver une divinité pour remplacer les anciennes. La déesse Raison d’abord choisie, eut son culte à Notre-Dame avec des cérémonies très voisines de celles qui s’y célébraient depuis des siècles.

Cette époque, je ne saurais trop le répéter, ne peut être comprise qu’en saisissant le rôle joué alors par le mysticisme du peuple et de ses meneurs. Robespierre, incarnation typique de l’étroite mentalité religieuse de son temps, se croyait un apôtre ayant reçu du ciel la mission d’établir le règne de la vertu. Très déiste, très conservateur et grand-prêtre infaillible d’une théocratie nouvelle, il jugeait un devoir sacré d’immoler impitoyablement « les ennemis de la vertu », et, comme jadis les pontifes de l’Inquisition, n’épargnait personne. Ses discours faisaient sans cesse appel à l’être suprême. Son séide Couthon invoquait aussi à chaque instant le Très-Haut.

Les tribunaux révolutionnaires eurent une parenté étroite avec ceux de l’Inquisition. Ils n’adoraient pas tout à fait les mêmes dieux, mais nourrissaient les mêmes haines et poursuivaient un même but : la suppression des infidèles.

J’ai trop montré dans de précédents ouvrages l’évolution du socialisme vers une forme religieuse pour y revenir longuement ici. S’il possédait quelque divinité précise à adorer, son succès serait beaucoup plus rapide.

Ses apôtres sentent d’instinct cette nécessité, mais n’osant pas offrir à l’adoration populaire la tête du principal théoricien de la doctrine, le juif Karl Marx, ils ont dû se rejeter vers la déesse Raison. J’ai reproduit, dans ma Psychologie politique, un passage du journal socialiste l’Humanité nous apprenant qu’à la séance d’inauguration d’une école socialiste, le jeune professeur à la Sorbonne chargé de la première leçon « adressa, comme il convenait, une invocation à la déesse Raison ».

Malheureusement, les divinités abstraites n’ont jamais séduit les foules et c’est pourquoi la religion socialiste possède des dogmes, mais attend encore son Dieu.

Il ne saurait être attendu bien longtemps. Les dieux naissent toujours quand le besoin s’en fait sentir.

La force de la croyance nouvelle tient surtout, je l’ai souvent répété, à ce qu’elle est héritière des conceptions chrétiennes. Les dogmes socialistes ont emprunté aux premiers chrétiens, avec leur mysticisme, le besoin d’égalité, l’altruisme et la haine des richesses. La parenté des deux doctrines est telle qu’en Belgique le catholicisme devient l’allié résolu du socialisme. Il favorise ouvertement les grèves et encourage la lutte des classes.

Les apôtres de la foi socialiste ont également le ton enflammé et prophétique des premiers défenseurs du christianisme. Je ne parle pas seulement des publications de vulgaires sectaires, mais de celles d’hommes instruits. J’ai eu occasion de citer, dans mon dernier livre, des fragments caractéristiques d’un écrit de cette nature, publié par un professeur au Collège de France, converti comme jadis Polyeucte, à la foi nouvelle et désireux de détruire les faux dieux. Leur lecture montre bien que le savant lui-même ne peut pénétrer dans le cycle de la croyance sans voir s’évanouir sa modération et son esprit critique. Descendu de plusieurs degrés dans l’échelle mentale, il perd le sens des réalités. Absurdités, violences, impossibilités ne sauraient le choquer puisqu’il cesse de les voir.

Inutile de récriminer. La croyance est un maître irrésistible et son attrait s’exerce dès qu’on approche de sa sphère d’action.

Tenaces ou transitoires, les croyances représentèrent toujours, je le répète encore, les grands facteurs de la vie des nations. On ne gouverne pas un peuple avec des idées vraies, mais avec des croyances tenues pour vraies. Pilate, aujourd’hui, ne poserait sans doute plus la question, à laquelle aucun philosophe n’a jamais définitivement répondu. Il dirait que la vérité étant ce qu’on croit, toute croyance établie constitue une vérité. Vérité provisoire sans doute, mais c’est avec des vérités de cet ordre que le monde fut toujours conduit.

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