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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE V
LES COURANTS ET LES EXPLOSIONS D’OPINIONS.

§ 1. — Les courants d’opinions et leur création.

En dehors des opinions particulières à chaque groupe social, il existe à certains moments des tendances générales, communes à la plupart des groupes. Provoquées par les livres, les journaux, les discours, l’enseignement, etc., elles constituent ce qu’on appelle des courants d’opinions.

Ils ne se manifestent avec force que dans les cas exceptionnels et deviennent alors très puissants.

Ces courants, rarement soutenus par des éléments rationnels, sont presque toujours d’origine affective ou mystique. Ils naissent et se propagent sous les mêmes influences : suggestion produite par une impression forte ou une accumulation rapide de petites impressions, puis contagion mentale.

A mesure que se désagrègent les étais du passé et par conséquent notre stabilité mentale héréditaire, la puissance des courants d’opinions grandit chaque jour. Nous en avons subi beaucoup depuis un siècle : bonapartisme, boulangisme, dreyfusisme, nationalisme, et bien d’autres.

Il faut souvent de grands événements pour les déterminer. La bataille d’Iéna chez les Allemands, la guerre de 1870 chez les Français, furent nécessaires pour créer des courants d’opinions, capables d’imposer le service militaire obligatoire universel. Un courant d’opinions analogue, résultant de succès maritimes éclatants, pouvait seul permettre au gouvernement japonais d’accroître de plus d’un milliard par an les dépenses de sa marine de guerre.

L’homme d’État supérieur sait enfanter ou orienter les courants d’opinions nécessaires. L’homme d’État médiocre se borne à les suivre.

Les tyrans les plus redoutés ne furent jamais assez forts pour lutter longtemps contre des courants d’opinions. Juvénal remarque que Domitien put abattre impunément des personnages illustres, mais « qu’il périt lorsque les savetiers commencèrent à avoir peur de lui ».

Napoléon lui-même redoutait les courants d’opinions. « L’opinion publique, disait-il, à Sainte-Hélène, est une puissance invincible, mystérieuse, à laquelle rien ne résiste ; rien n’est plus mobile, plus vague et plus fort ; et toute capricieuse qu’elle est, elle est cependant juste, beaucoup plus souvent qu’on ne pense. »

Les grands hommes d’État consacrèrent toujours beaucoup de soins à créer ou à détourner les courants d’opinions. Bismarck mit de longues années à constituer le mouvement populaire capable de préparer la guerre qui devait engendrer l’unité allemande, l’unité de langue n’ayant pas suffi à l’établir. J’ai déjà fait remarquer ailleurs que ce fut par une action continue sur l’opinion au moyen des journaux[9], brochures et discours, que les hommes d’État allemands l’amenèrent à accepter les sacrifices énormes, nécessités par la création d’une grande marine de guerre. Les principales réformes anglaises depuis un siècle, tel l’établissement du libre-échange, furent obtenues en déchaînant des courants d’opinions.

[9] L’office des affaires étrangères d’Allemagne a un crédit annuel de 1.300.000 francs pour agir sur les grands journaux européens.

Parmi les facteurs générateurs de ces courants, il faut citer surtout les journaux quotidiens, les brochures, les discours, les conférences, les congrès. L’extension du socialisme en France et en Allemagne a été provoquée par de pareils moyens. Ils agissent surtout quand ils ont pour soutiens des besoins nouveaux, des sentiments nouveaux, des aspirations nouvelles.

Les courants d’opinions politiques plus importants que tous les autres, en raison de leur répercussion sur les évènements, ne sont pas les seuls à considérer.

Les mouvements d’opinions déterminent aussi la pensée d’une époque. Les arts, la littérature, les sciences même subissent leur action. A la base de ces mouvements, se trouvent invariablement le prestige de certaines théories ou de certains hommes, puis cet élément fondamental de la propagation des croyances auquel il faut revenir toujours : la contagion mentale.

Les écrivains, les penseurs, les philosophes et malheureusement aussi les politiciens, contribuent, chacun dans leur sphère, à créer les courants d’opinions qui orientent la civilisation d’une époque.

Le rôle de créateur et directeur de mouvements d’opinions appartient aux hommes d’État dans toutes les questions intéressant la vie extérieure d’un pays. Leur tâche est fort difficile. Ils doivent avoir en effet une mentalité assez développée pour que la logique rationnelle leur serve de guide et cependant agir sur les hommes par des influences affectives et mystiques étrangères à la raison, mais seules capables de les entraîner.

Ces grands éléments moraux qu’il faut savoir manier, resteront longtemps encore les plus puissants facteurs aptes à diriger les peuples. Ils ne créent pas les navires et les canons, mais, comme l’a dit l’amiral Togo : « Ils sont l’âme des navires et des canons ».

Les influences irrationnelles provoquant les mouvements d’opinions changent sans cesse, suivant la lumière variable qui baigne les choses. On doit savoir les deviner si l’on veut les dominer et ne pas oublier qu’une opinion quelconque universellement acceptée constituera toujours pour la foule une vérité.

§ 2. — Les explosions d’opinions.

Une explosion d’opinions est une orientation instantanée et violente d’émotions dans le même sens.

Des événements espacés sur une longue période de temps amènent rarement de telles explosions. Il faut pour les déterminer l’influence d’événements sensationnels brusques, ou l’action de certains mots, émis par des personnages influents, capables de déclancher des groupes entiers de sentiments.

Les grands héros de l’histoire : Pierre l’Ermite, Jeanne d’Arc, Mahomet, Luther, Napoléon, etc., ne furent pas les seuls promoteurs de ces explosions dont quelques-unes ébranlèrent le monde. Sur une moindre échelle, chaque jour on en voit naître : l’exécution de Ferrer, soulevant Paris, par exemple, ou un phénomène imprévu comme la première traversée de la Manche par un aviateur, qui frappa vivement l’Europe entière.

Les assemblées politiques sont très sujettes aux explosions d’opinions. « On ne peut comprendre, écrit Émile Ollivier, quand on n’a pas siégé dans les assemblées, ces mouvements instantanés qui aux jours de crise déplacent la majorité et la rejettent de l’avis qu’elle paraissait avoir adopté avec passion à l’avis diamétralement opposé : toutes les assemblées sont peuple. »

J’ai déjà rappelé comment, en retranchant certains mots dans la fameuse dépêche d’Ems, Bismarck provoqua en France une explosion d’opinions qui détermina la guerre. J’ai montré également comment une brusque explosion d’opinions renversa le ministère Clemenceau.

Les explosions d’opinions peuvent être localisées à un groupe social, mais elles n’ont alors d’influence que si ce groupe est assez fort. On se souvient de la révolte récente d’une partie de la Champagne entraînant l’incendie de plusieurs grandes maisons de fabricants auxquels les vignerons reprochaient d’acheter au loin leurs produits. Elle fut possible seulement parce que les révoltés se sentaient très nombreux et connaissaient la faiblesse du gouvernement.

La plupart des révolutions modernes éclatent sous forme d’explosion. Sans parler de celle du 4 Septembre, manifestation facilement explicable par la nouvelle de nos désastres, il en est d’autres comme le renversement de la monarchie portugaise, les émeutes de Berlin, l’insurrection de Barcelone, la révolution turque, etc., qui se déchaînèrent brusquement sous des influences fort légères. Sans doute, des causes parfois profondes les préparèrent, mais l’étincelle qui les alluma et se propagea comme une traînée de poudre fut sans motifs immédiats importants.

Ce caractère instantané de toutes les révolutions populaires est frappant. La très immense majorité des foules y prenant part agissent par contagion mentale, sans avoir aucune idée des motifs qui les font s’insurger. L’histoire de beaucoup de révolutions peut être écrite en une seule page, toujours la même. Elle se résume dans le bref récit de celle de 1830, à la suite des ordonnances de Charles X, raconté par M. Georges Cain.

« L’explosion de colère qui souleva Paris fut terrible et instantanée. En quelques heures, les barricades sortirent de terre, les attroupements des protestataires armés se formèrent, les tambours battirent le rappel de la garde nationale, les ouvriers et les étudiants descendirent dans la rue, les élèves de l’École polytechnique forcèrent les portes et prirent le commandement des bandes d’insurgés ; tout Parisien se transformait en militant. Tous se battaient aux cris de : « A bas Charles X ! A bas Polignac ! A bas les ordonnances ! Vive la Charte ! » La presque totalité des combattants ignorant absolument, d’ailleurs, ce que comportait la Charte, et ce que contenaient les ordonnances ! »

On remarquera que les mouvements révolutionnaires s’étendent très vite par voie de contagion, bien au delà des classes pouvant y être intéressées. Les marins des cuirassés qui se révoltèrent pendant la révolution russe, par exemple, ne le firent évidemment que par contagion. Il leur était, en effet, fort indifférent que la Russie possédât un Parlement, ou que les paysans obtinssent le droit d’acheter des terres.

Une caractéristique de toutes les révolutions est donc de se propager rapidement à des classes qui, loin d’y avoir intérêt, n’ont souvent qu’à y perdre. Les bourgeois, devenus révolutionnaires socialistes par simple contagion, seraient assurés d’une ruine complète si le mouvement dont ils se font les apôtres venait à triompher.

Ces explosions d’opinions populaires, fort dangereuses parce que la raison est sans action sur elles, sont heureusement peu durables. Leur résister directement ne fait que les exciter. Parmi les facteurs divers des explosions de fureurs engendrées par l’affaire Dreyfus, un des plus actifs fut l’obstination de l’état-major à braver l’opinion en contestant l’évidence de certains documents. Une simple erreur judiciaire n’aurait pas produit plus d’effet que tant d’autres, commises quotidiennement, et bientôt on eût cessé d’y penser.

A côté d’événements aussi célèbres que ceux auxquels je viens de faire allusion, se constatent facilement dans la vie journalière une foule de petites explosions d’opinions, sans grande importance parce qu’elles s’appliquent à des faits minuscules, mais dont le mécanisme de propagation est toujours le même. Il suffit pour les engendrer de trouver certains mots capables de déclancher des groupes de sentiments. J’en fis moi-même l’expérience dans une circonstance très simple, mais cependant typique.

Pour des raisons d’économie, la direction des Domaines avait décidé, conformément à son droit strict, de mettre en vente la portion du parc de Saint-Cloud connue administrativement sous le nom de bois de Villeneuve-l’Étang. Vrai désastre pour la population de la banlieue dont les promenades se réduisent chaque jour. Comment l’empêcher ?

Les affiches officielles annonçant la vente étaient posées sur les murs, et le public, ignorant le nom administratif de cette partie du parc de Saint-Cloud, ne s’en émouvait aucunement.

Connaissant à ce moment les rapporteurs de la commission du budget, j’essayai de les intéresser à la question. Ils me donnèrent de bonnes paroles, mais les électeurs exigeaient d’eux trop de démarches pour leur laisser le loisir de se préoccuper d’une question d’intérêt général. Les jours passaient, et une semaine seulement séparait de la vente. Ayant appris alors que l’unique acquéreur sérieux était un juif allemand, je fis passer dans un grand journal une courte note intitulée : « Vente du parc de Saint-Cloud aux Allemands ». Formidable explosion ! Une nuée de reporters s’abattit sur la commune et les journaux publièrent de fulgurants articles. Violemment interpellé à la Chambre, le ministre compétent, qui ignorait d’ailleurs entièrement de quoi il s’agissait, déclara renoncer à la vente dans le présent et dans l’avenir. Pour obtenir ce résultat, trois mots avaient suffi. Ils faisaient partie de ces formules évocatrices, susceptibles d’orienter dans une même direction des sentiments individuels et de les transformer en une volonté collective unanime.

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