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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE V
LA LOGIQUE INTELLECTUELLE.

§ 1. — Les éléments fondamentaux de la logique intellectuelle.

La logique intellectuelle a fait l’objet d’écrits innombrables d’utilité d’ailleurs médiocre. Si nous en parlons ici, c’est d’abord qu’elle joue quelquefois un certain rôle dans la genèse des opinions, et ensuite, pour bien préciser encore en quoi elle diffère des autres formes de logiques étudiées dans les précédents chapitres.

Commençons par indiquer quelques-uns des éléments sur lesquels est fondé l’exercice de la logique rationnelle : la volonté, l’attention et la réflexion.

La volonté. — Elle est la faculté de se déterminer à un acte et comprend généralement trois phases : délibération, détermination, exécution. Une détermination s’appelle volition ; une résolution se qualifie aussi de décision.

La volonté est à la fois d’origine affective et rationnelle. D’origine affective parce que tous les mobiles de nos actes ont un substratum affectif. D’origine rationnelle parce que, grâce à l’attention et à la réflexion, nous pouvons combiner dans l’esprit des représentations mentales capables de s’annuler.

Contrairement à ce qu’enseigne la psychologie, nous dirons que la volonté peut être consciente ou inconsciente. Les volontés inconscientes sont même les plus fortes. Les animaux n’en possèdent pas d’autres, et la plupart des hommes également.

Si l’on constate difficilement les formes inconscientes de la volonté, c’est que la raison intervenant après coup pour expliquer les actes accomplis, on s’imagine qu’elle les a dictés.

Descartes, suivi en cela par plusieurs philosophes modernes, faisait de la volonté une sorte d’entité opposée à l’intelligence et constituant le principe de nos croyances.

Croire, suivant lui, c’est donner ou refuser volontairement son assentiment à une idée proposée par l’intelligence. Cette théorie, très défendue encore, sera combattue dans cet ouvrage, où j’espère montrer que la croyance n’est presque jamais volontaire.

Aristote se rapprochait beaucoup plus que Descartes des idées exposées ici, lorsqu’il fondait sa psychologie sur la distinction entre les facultés sensitives et les facultés intellectuelles. De leur combinaison résultait pour lui la volonté. Elle serait ainsi un effet et non plus une cause.

Aristote, on le voit, opposait la sensibilité à l’intelligence alors que Descartes dressait devant elle la volonté.

Loin de représenter des subtilités vaines ces distinctions sont, au contraire, importantes. La théorie, toujours prédominante, que la croyance est volontaire et rationnelle repose sur des concepts analogues à ceux de Descartes.

L’attention. — L’attention est l’acte par lequel, sous l’action d’un excitant ou de la volonté, l’esprit se concentre sur un objet à l’exclusion des autres, ou sur la représentation mentale de cet objet, ou encore sur les idées qu’il fait naître.

L’attention permet d’éliminer des états de conscience étrangers et aussi d’isoler du chaos des choses le sujet qui nous intéresse.

Divers auteurs considèrent l’attention comme une forme de la volonté. Elle est sûrement sous la dépendance de la volonté, mais ne doit pas être identifiée avec elle.

L’attention ne saurait être confondue davantage avec l’intelligence. Elle n’est qu’un des éléments utilisés par cette dernière.

Les objets qui nous entourent impressionnent tous nos sens. Si nous les percevions également, comme le fait l’objectif photographique par exemple, le cerveau serait encombré d’images inutiles. Grâce à l’attention, nous ne percevons les choses, que proportionnellement à nos besoins, et pouvons concentrer sur un seul sujet toute notre capacité intellectuelle sans la disséminer au hasard.

Les animaux sont capables d’attention, mais cette faculté est chez eux toujours involontaire, alors que chez l’homme elle peut être volontaire.

De son développement résulte en grande partie notre puissance intellectuelle. L’enfant, le sauvage possèdent très peu d’attention volontaire. Plus l’homme est susceptible d’attention, et par conséquent de réflexion, plus sa force intellectuelle est considérable. Un Newton sans grande capacité d’attention n’est pas concevable. L’intuition géniale qui apparaît brusquement, a toujours été précédée d’une attention patiente et d’une longue réflexion.

La réflexion. — La naissance de la réflexion engendre chez l’homme la faculté de raisonner. Elle est constituée par l’aptitude à ramener dans l’esprit et fixer au moyen de l’attention les représentations mentales dérivées des sensations ou des mots qui en sont les signes. On peut alors les combiner, les comparer et former ainsi des jugements. Ils nous font connaître non pas les choses en elles-mêmes, mais leurs rapports, seul but accessible de la science.

L’aptitude à réfléchir implique toujours l’aptitude à l’attention. Capacité d’attention faible comporte faculté de réflexion médiocre.

La réflexion permet de raisonner convenablement, à condition que les logiques affective et mystique n’interviennent pas. Dès que les sujets sur lesquels on veut raisonner tombent dans le champ de la croyance, la réflexion perd son pouvoir critique.

§ 2. — Rôle de la logique rationnelle.

La logique rationnelle procède en associant par la réflexion, et suivant le mécanisme précédemment indiqué, des représentations mentales ou les mots qui les traduisent.

Elle fut considérée longtemps comme base de nos croyances. Nous admettons au contraire que la logique rationnelle n’en a engendré aucune. Son seul rôle possible est d’achever de les ébranler lorsqu’elles ont été usées par le temps.

Mais si le rôle de la logique rationnelle est nul dans la genèse de la croyance, il est capital au contraire dans la constitution de la connaissance. Tout l’édifice des sciences et le colossal développement, de l’industrie moderne qui en a été la conséquence, reposent sur elle.

On ne saurait donc exagérer sa puissance, mais il faut cependant savoir reconnaître aussi les limites qu’elle n’a pas dépassées encore. Les phénomènes de la vie et de la pensée lui demeurent toujours fermés. Son domaine est celui de la matière brute, c’est-à-dire momentanément stabilisée par la mort ou par le temps. Sur les phénomènes représentant un écoulement constant comme la vie, elle n’a projeté que de très incertaines lumières.

La science régnant visiblement sans rivale dans le domaine de la connaissance, on a cru longtemps que la logique intellectuelle d’où elle dérive servirait à expliquer la genèse et l’évolution des croyances. Cette erreur a persisté pendant des siècles et la psychologie commence à en sortir à peine.

L’observation aurait dû montrer cependant que les êtres agissent avant de raisonner et de comprendre, et, par conséquent, qu’ils sont guidés dans leurs actes par d’autres formes de logiques.

Pénétré de cette évidence, sur laquelle je reviens souvent parce qu’elle est fort neuve encore, on reconnaît que la logique rationnelle joue un rôle assez secondaire dans la vie des individus et des peuples.

Il n’est pas nécessaire de raisonner pour agir, et moins encore de comprendre. Le plus modeste insecte agit comme il le doit, sans se préoccuper de notre logique.

La compréhension et la raison sont des formes de l’activité des êtres tout à fait indépendantes de l’action. Elles ne font souvent que l’entraver en montrant trop ses dangers.

Grâce à leurs impulsions affectives et mystiques, les hommes les plus ordinaires peuvent agir sans rien soupçonner de la genèse de leurs actes. Inutile d’essayer sur eux des arguments d’ordre intellectuel. Leur faible faculté de compréhension les fait considérer avec un mépris catégorique tout ce qui les dépasse. Vouloir leur inculquer certaines idées rationnelles serait imiter l’enfant cherchant à introduire une orange dans un dé à coudre. Il faut savoir mesurer la capacité, généralement restreinte, du dé cérébral des individus et des peuples avant de chercher à y introduire quelques vérités rationnelles.

Le rôle de la logique rationnelle dans le gouvernement des peuples fut toujours très faible et ne se manifeste guère que dans les discours. Ce n’est pas, je le redis, la raison, mais le sentiment qui les émeut et par conséquent qui les mène. Pour mouvoir, il faut émouvoir.

Nous montrerons bientôt que, dans la lutte entre la logique rationnelle et la logique affective, la première est presque toujours vaincue. Les psychologues arrivent à le reconnaître de plus en plus : « Supposer, écrit Ribot, qu’une idée toute nue, toute sèche, qu’une conception abstraite sans accompagnement affectif, semblable à une notion géométrique, ait la moindre influence sur la conduite humaine est une absurdité psychologique. »

L’heure est lointaine où le monde sera conquis par le raisonnement philosophique. Il a toujours été, au contraire, jusqu’ici bouleversé par des croyances méprisées de la logique rationnelle, mais qu’elle reste impuissante à combattre.

§ 3. — Tardive apparition de la logique rationnelle. Elle n’est pas l’œuvre de la nature, mais a été créée contre la nature.

J’ai déjà fait observer que la logique rationnelle était apparue la dernière. Les autres formes de logiques suffirent à guider tous les êtres, des âges géologiques presque jusqu’à nos jours.

La logique rationnelle n’est nullement œuvre de la nature, mais de l’homme contre la nature. Grâce à cette création de son intelligence, il subit de moins en moins les forces qui l’enveloppent et réussit chaque jour davantage à les asservir. Ce fut là une capitale conquête.

Pour reconnaître que la logique rationnelle n’est pas un produit de la nature, mais une création de l’homme contre la nature, il faut observer que ses efforts consistent surtout à lutter contre les actions naturelles.

Totalement indifférente au sort de l’individu, la nature ne s’occupe que de celui de l’espèce. Devant elle tous les êtres sont égaux. L’existence du plus pernicieux microbe est entourée d’autant de soins que celle du plus grand génie.

Grâce à l’acquisition de la logique rationnelle, nous avons pu combattre les lois féroces de l’univers et arriver parfois à en triompher.

Le véritable but de la science est cette lutte constante contre les iniquités naturelles. Nous ne les subissons déjà plus que jusqu’aux limites précises où s’arrête notre connaissance. Le jour où les mécanismes des logiques biologique et affective seront connus, nous saurons les dominer entièrement. L’homme aura alors la puissance attribuée à ses anciens dieux.

La science n’en est pas évidemment encore là. Elle en reste même fort loin. Quoique circonscrivant un peu plus chaque jour le fatal pouvoir de la nature, nous sommes bien obligés de la subir en nous y adaptant.

Ce pouvoir immense est peut-être plus grand encore que la science ne le suppose. Nous subissons la nature, mais ne subirait-elle pas elle-même, suivant le mot attribué par Eschyle à Prométhée enchaîné sur son rocher, les nécessités qui règlent le destin et auxquelles les dieux eux-mêmes doivent obéir ? La Philosophie n’est pas assez avancée pour répondre à de telles questions.

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