Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
LIVRE VII
LA PROPAGATION DES OPINIONS
ET DES CROYANCES
CHAPITRE I
L’AFFIRMATION, LA RÉPÉTITION, L’EXEMPLE
ET LE PRESTIGE.
§ 1. — L’affirmation et la répétition.
Le rôle des facteurs énumérés dans ce chapitre ayant déjà été étudié dans plusieurs de mes ouvrages, je me bornerai à résumer brièvement leur action.
L’affirmation et la répétition sont des agents fort puissants de création et de propagation d’opinions. L’éducation est en partie basée sur eux. Les politiciens et les meneurs de toute nature en font un usage journalier. Affirmer, puis répéter, représente même le fond principal de leurs discours.
L’affirmation n’a pas besoin de s’appuyer sur une preuve rationnelle quelconque, elle doit seulement être brève, énergique et impressionnante. On peut considérer comme type de ces trois qualités, le manifeste suivant, reproduit récemment dans plusieurs journaux.
Qui produit le blé, c’est-à-dire le pain pour tous ? Le paysan ! Qui fait venir l’avoine, l’orge, toutes les céréales ? Le paysan ! Qui élève le bétail pour procurer la viande ? Le paysan ! Qui élève le mouton pour procurer la laine ? Le paysan ! Qui produit le vin, le cidre, etc. ? Le paysan ! Qui nourrit le gibier ? Le paysan !
Et pourtant, qui mange le meilleur pain, la meilleure viande ? Qui porte les plus beaux habits ? Qui boit le bordeaux et le champagne ? Qui profite du gibier ? Le bourgeois !
Qui s’amuse et se repose à volonté ? Qui prend tous ses plaisirs ? Qui fait des voyages d’agrément ? Qui se met à l’ombre l’été, à côté d’un bon feu l’hiver ? Le bourgeois !
Qui se nourrit mal ? Qui boit rarement du vin ? Qui travaille sans discontinuer ? Qui se brûle l’été et se gèle l’hiver ? Qui a bien des misères et bien des peines ? Le paysan !
Suffisamment répétée, l’affirmation finit par créer d’abord une opinion et plus tard une croyance.
La répétition est le complément nécessaire de l’affirmation. Répéter souvent un mot, une idée, une formule, c’est les transformer fatalement en croyance. Du fondateur de religion au marchand de nouveautés, firent usage de la répétition tous les hommes se proposant d’en persuader d’autres.
Son pouvoir est tel qu’on finit soi-même par croire aux paroles répétées, et par accepter les opinions qu’habituellement on exprime. Prié par le Sénat de prendre des mesures pour la défense de la République, le grand Pompée ne cessait de répéter que César n’attaquerait pas Rome et, remarque Montesquieu, « parce qu’il l’avait dit tant de fois, il le redisait toujours ». La conviction formée dans son esprit par ces répétitions, l’empêcha d’avoir recours aux moyens qui lui auraient permis de protéger Rome et conserver sa tête, au moins pendant quelque temps.
L’histoire politique est pleine de convictions formées ainsi par répétitions. Avant 1870, nos généraux et nos hommes d’État ne cessaient de répéter que les armées allemandes étaient très inférieures aux nôtres. A force de le répéter, ils le crurent fermement. On sait ce qu’il nous en coûta.
Le politicien ayant adopté des opinions, simplement parce qu’elles lui sont utiles finit, à force de les soutenir, par y croire assez pour ne plus pouvoir ensuite s’en débarrasser facilement, lorsqu’il devient profitable d’en changer. L’habitude de louer la vertu eût peut-être fini par rendre Tartufe un homme vertueux.
Les convictions fortes peuvent ainsi sortir de convictions faibles ou même simplement simulées. « Faites tout comme si vous croyiez, disait Pascal, cela vous fera croire. »
Le rôle de l’affirmation et de la répétition dans la formation des opinions et des croyances ne saurait être exagéré. Il est à la base de leur existence. Si les résultats obtenus par nos orateurs politiques actuels sont parfois bien médiocres, c’est qu’ils manquent un peu trop d’un élément dont nous montrerons plus loin la force : le prestige.
L’éloquence parlementaire, écrit un ancien député M. Gérard Varet, n’est ni une critique de témoignage comme au Palais, ni une dissertation comme à la Sorbonne. La foule répugne invinciblement à l’effort de la réflexion, au souci de démontrer et de prouver : elle veut l’affirmation tranchante, le dogme impérieux et décisif. Et ce dogme elle le veut dans le sens de ses désirs, sourde aux critiques, avide de flatterie, ivre du sentiment de son irresponsabilité. L’orateur qui la connaît va droit en elle, aux sentiments élémentaires, aux instincts primitifs : orgueil, colère, envie, espérance. Il crie les misères imméritées, les iniquités, les réparations, invoque les ambitions messianiques, les rêves paradisiaques. Une harangue de tribuns, c’est un torrent de lyrisme, c’est une imprécation ou un hymne.
§ 2. — L’exemple.
L’exemple est une forme puissante de la suggestion, mais pour agir réellement il doit être impressionnant. Dans l’éducation, un seul exemple frappant est plus retenu que de faibles exemples longtemps multipliés.
J’ai eu occasion de vérifier ce principe en dressant des chevaux difficiles. Une impression forte quoique unique, telle qu’une certaine application très douloureuse de l’éperon, agit beaucoup plus rapidement que de faibles actions, souvent répétées.
Cette influence des exemples frappant vivement l’imagination, se manifesta nettement aux dernières grandes manœuvres militaires de 1910.
Les aéroplanes y répétèrent leurs opérations habituelles sans autre exercice nouveau que le port d’une dépêche, mais cet exemple de l’utilité supposée de l’aéroplane en temps de guerre, détermina de suite le gouvernement à créer solennellement un corps d’aviateurs et le ministre de la guerre à déclarer que l’aviation constituait une nouvelle arme à ajouter aux trois autres : l’infanterie, l’artillerie et la cavalerie.
En politique, la suggestion de l’exemple sur la formation et la propagation des opinions est décisive. Le succès de certains candidats socialistes a dirigé une foule de jeunes professeurs vers les pires formes de la doctrine. M. Bourdeau l’a fort bien montré dans les lignes suivantes :
Tandis qu’en Allemagne la jeunesse universitaire, la jeunesse bourgeoise, intelligente et lettrée, jadis attirées vers le socialisme, s’en éloignent aujourd’hui et reviennent à des sentiments de patriotisme exclusif et exalté, si bien que la social-démocratie allemande ne fait pour ainsi dire plus de recrues parmi elles ; en France au contraire, c’est une mode de s’enrôler parmi les étudiants collectivistes et internationalistes. L’exemple vient de haut, des agrégés de philosophie, des normaliens. L’École Normale se transforme en une pépinière du socialisme.
§ 3. — Le prestige.
Les traités de logique décrivent minutieusement les divers éléments de formation d’un jugement. Ils ont oublié cependant la contagion et le prestige. Or, ce sont précisément ceux qui déterminent la très immense majorité de nos opinions.
Devant consacrer un chapitre à la contagion mentale, je n’étudierai maintenant que le prestige. Cette étude sera sommaire, ayant déjà traité le sujet dans d’autres ouvrages.
Sans doute, on nous enseigne au collège que le principe d’autorité, partie fondamentale du prestige, a été remplacé par l’expérience et l’observation, mais la fausseté d’une telle assertion est facile à montrer.
Même en laissant de côté les opinions religieuses, politiques et morales, où le raisonnement n’intervient guère, pour ne tenir compte que des opinions scientifiques, on constate qu’elles ont, bien souvent, pour seule base l’autorité de celui qui les énonce et se propagent par simple contagion.
Il ne saurait d’ailleurs en être autrement. La plus grande partie des expériences et observations scientifiques étant trop compliquées pour être répétées, force est de croire sur parole le savant qui les énonce. L’autorité du maître est souveraine aujourd’hui, tout comme au temps où régnait Aristote. Elle devient même de plus en plus omnipotente à mesure que la science se spécialise davantage.
La généralité des opinions que l’éducation nous inculque ayant uniquement l’autorité pour base, nous nous habituons facilement à admettre, sans difficulté, une opinion défendue par un personnage auréolé de prestige.
Sur les sujets techniques de notre profession, nous sommes capables de jugements assez sûrs. Pour tout le reste, nous n’essayons même pas de raisonner, préférant admettre, les yeux fermés, les opinions qu’un personnage ou un groupe doué de prestige nous impose.
En fait, la destinée, qu’on soit homme d’État, patron, artiste, écrivain ou savant, dépend surtout de la quantité de prestige possédée et, par conséquent, du degré de suggestion inconsciente qu’on peut créer. C’est la domination mentale qu’un homme exerce qui détermine son succès. Le parfait imbécile réussit cependant quelquefois, car, n’ayant pas conscience de son imbécillité, il n’hésite jamais à affirmer avec autorité, or l’affirmation énergique et répétée possède du prestige. Le plus vulgaire des camelots, affirmant fortement la supériorité imaginaire d’un produit, exerce du prestige sur la foule qui l’entoure.
En revenant sur ce sujet dans la partie de cet ouvrage consacrée à l’étude expérimentale des croyances, nous montrerons par des exemples frappants que, même chez des savants éminents, le prestige est souvent un des facteurs les plus sûrs d’une conviction. Pour les esprits ordinaires, il l’est toujours.
Créateur d’opinions et maître des volontés, le prestige est une puissance morale supérieure aux puissances matérielles. Les sociétés sont fondées sur lui beaucoup plus que sur la force. Revenu presque seul de l’île d’Elbe, Napoléon, grâce à son prestige, reconquit la France en quelques jours. Devant son auréole, les canons du roi restèrent silencieux et ses armées s’évanouirent.
Cette influence fut si colossale qu’elle s’exerçait même sur ses ennemis. Marie-Caroline, fille de Marie-Thérèse et femme d’un Bourbon, qui aurait dû exécrer cet ennemi redoutable pour elle, l’admirait comme un Dieu. Voici ce qu’elle en écrivait dans une lettre :
« C’est le plus grand homme que les siècles aient produit. Sa force, son énergie, son esprit de suite, son activité, son talent lui ont acquis mon admiration. Heureux le pays qui aurait un pareil souverain ! Chez celui-ci tout est grand… Je voudrais la chute de la République, mais la conservation de Buonaparte… S’il mourait, on devrait le réduire en poudre et en donner une dose à chaque souverain, deux à chacun de leurs ministres ! »
La part du prestige dans la puissance des souverains fut toujours immense. « Il faudrait, dit justement Pascal, avoir une raison bien épurée pour ne pas regarder comme un autre homme le grand seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires… »
Même à notre âge de nivellement démocratique, le prestige a conservé sa force et les rois modernes agissent sagement en ne le laissant pas effleurer.
« Tous ceux qui assistèrent aux funérailles du roi d’Angleterre, écrivait le correspondant d’un important journal, M. Nozière, furent frappés de la grande impression que fit sur la foule l’empereur d’Allemagne. Il s’avançait au milieu des souverains et il s’imposait à l’attention de tous. Guillaume a le sentiment d’être sur la terre le chevalier de Dieu. Quand il exprime cette idée, on ne peut s’empêcher de sourire. Mais cette conviction lui prête une majesté singulière et dont la foule demeure étonnée. C’est, actuellement, le monarque le plus dramatique. »
Le besoin d’adoration des foules les rend vite esclaves des individus exerçant sur elles du prestige. Elles adorèrent frénétiquement tous leurs dominateurs.
Ce n’est jamais en les flattant que l’on peut conserver son prestige. Elles recherchent des flatteurs mais les méprisent, bientôt. Longtemps encore se vérifiera l’antique adage :
Toute la discipline militaire est fondée sur le prestige des chefs. Une ignorance déconcertante de la psychologie des foules ayant fait complètement oublier aujourd’hui ce principe, on s’imagine remplacer la discipline par la persuasion. Il est recommandé aux officiers de n’être plus pour les soldats que des frères aînés, tâchant d’obtenir l’obéissance par des raisonnements. L’inférieur accepte très volontiers ces théories, mais méprise fort les chefs qui les pratiquent et ceux-ci perdent graduellement toute autorité. Que deviendra l’armée quand ils l’auront entièrement perdue ?
L’anarchie actuelle résulte en partie de ce que la mollesse des classes dirigeantes les a dépouillées de leur prestige. Les rois, les peuples, les individus, les institutions, tous les éléments de la vie sociale en un mot, sont condamnés à périr dès qu’ils n’exercent plus de prestige.
On peut facilement résumer en quelques lignes l’action des divers facteurs de propagation des opinions et des croyances énumérés dans ce chapitre. Sans le prestige aucune n’aurait pu naître, sans l’affirmation aucune n’aurait pu s’imposer, sans l’exemple et la répétition aucune n’aurait subsisté.