Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
LIVRE VIII
LA VIE DES CROYANCES
CHAPITRE I
CARACTÈRES FONDAMENTAUX D’UNE CROYANCE.
§ 1. — La croyance comme besoin irréductible de la vie mentale.
Dans le premier chapitre de cet ouvrage nous avons défini la croyance, montré qu’elle est un simple acte de foi, expliqué en quoi elle diffère de la connaissance et sommairement esquissé son rôle. Ces indications, dont le but était de déterminer la nature des problèmes à résoudre, se sont précisées par l’examen des diverses formes de logiques et des facteurs de nos opinions. Nous allons maintenant les compléter en étudiant la vie des croyances.
Les éléments constitutifs de notre existence se rattachent, nous le savons, à trois groupes : vie organique, vie affective, vie intellectuelle.
Le besoin de croire appartient à la vie affective. Aussi irréductible que la faim ou l’amour, il est souvent aussi impérieux.
Constituant un besoin invincible de notre nature affective, la croyance ne peut, pas plus qu’un sentiment quelconque, être volontaire et rationnelle. L’intelligence ne la crée ni ne la gouverne.
Quels que soient la race, le temps considéré, le degré d’ignorance ou de culture, l’homme a toujours manifesté la même soif de croire. La croyance semble un aliment mental, aussi nécessaire à la vie de l’esprit que les aliments matériels à l’entretien du corps. Le civilisé ne saurait s’en passer plus que le sauvage.
Le doute universel de Descartes est une fiction de l’esprit. On traverse quelquefois le scepticisme, on n’y séjourne guère. Le philosophe ne croit pas aux mêmes choses qu’un ignorant, mais il en admet d’aussi peu démontrées.
La différence entre la croyance et la connaissance a été nettement marquée dès les débuts de cet ouvrage. On a vu que la première est un acte de foi, élaboré dans l’inconscient, et n’exigeant aucune preuve, alors que la seconde représente une création de la vie consciente édifiée sur l’expérience et l’observation.
La connaissance instruit, et il n’y a pas de civilisation sans elle, mais c’est surtout la croyance qui fait agir. S’il fallait attendre de connaître avant d’agir, l’inaction serait longue.
Pendant des siècles, les croyances furent les seuls guides de l’humanité. Elles lui fournirent, avec des explications faciles pour tous les problèmes, un guide journalier de la conduite. Provisoires ou éphémères, les croyances constituèrent toujours les grands mobiles d’action des hommes.
Les croyances religieuses n’en forment qu’une partie. Le besoin de foi ne fut nullement enfanté par les religions, c’est lui, au contraire, qui les engendra. Les divinités ne font que fournir un objet à notre désir de croire. Dès qu’il se détourne d’elles, l’homme se rejette sur une foi quelconque : chimères politiques, sortilèges ou fétiches.
§ 2. — L’intolérance des croyances.
Un des caractères généraux les plus constants des croyances est leur intolérance. Elle est d’autant plus intransigeante que la croyance est plus forte. Les hommes dominés par une certitude ne peuvent tolérer ceux qui ne l’acceptent pas.
Vérifiée à tous les âges, cette loi continue à s’exercer encore. On sait à quel degré de fureur religieuse arrivent les croyants : athées ou dévots. Les guerres de religion, l’Inquisition, la Saint-Barthélemy, la révocation de l’édit de Nantes, la Terreur, les persécutions actuelles contre le clergé, etc., en sont des exemples.
Les rares exceptions à cette loi sont d’une interprétation facile. Si les Romains acceptèrent les divinités de tous les peuples étrangers, c’est qu’elles formaient pour eux une hiérarchie d’êtres puissants qu’on devait tâcher de se concilier par l’adoration.
Bien qu’animé de principes différents le Bouddhisme triomphant ne fut pas davantage persécuteur. Enseignant l’indifférence au désir et considérant les dieux et les êtres comme de vaines illusions sans importance, il n’avait aucune raison d’être intolérant.
Ces exceptions s’expliquent donc d’elles-mêmes et ne contredisent nullement la règle générale qu’une croyance est nécessairement intolérante.
Les croyances politiques le sont au moins autant que les croyances religieuses. On sait avec quelle ardeur les hommes de la Convention : Hébertistes, Dantonistes, Robespierristes, etc., convaincus chacun de posséder la vérité pure, supprimaient les ennemis supposés de leur foi.
Les sectateurs modernes de la déesse Raison sont aussi violents, aussi intolérants, aussi altérés de sacrifices que leurs prédécesseurs. La règle de tout vrai croyant sera toujours celle enseignée dans la Somme de saint Thomas : « L’hérésie est un péché pour lequel on mérite d’être exclu du monde par la mort. »
M. Georges Sorel prédit donc très justement que la première mesure du socialisme triomphant serait de massacrer sans pitié tous ses adversaires. Il n’aurait guère, d’ailleurs, d’autres moyens de se maintenir pendant quelque temps.
En matière de croyance, l’intolérance et les violences qui l’accompagnent ne sont pas des sentiments exclusivement populaires. Ils apparaissent aussi développés, sinon davantage, chez les gens instruits, et, en outre, sont plus durables. « J’ai parfois admiré, écrit Michelet, la férocité des lettrés, ils arrivent à des excès de fureur nerveuse que les hommes moins cultivés n’atteignent pas. »
§ 3. — L’indépendance des opinions. Rôle social de l’intolérance.
Examinée au seul point de vue de la raison, l’intolérance des croyances semble insupportable. Pratiquement, elle l’est assez peu, car le besoin d’indépendance permettant de se soustraire à une croyance commune est tout à fait exceptionnel. Les servitudes du milieu social circonscrivent étroitement les limites de l’indépendance sans qu’on s’en plaigne. Le plus souvent, on ne les aperçoit même pas. Pour devenir vraiment libre, il faudrait d’abord s’affranchir des influences du milieu en vivant isolé.
Notre maximum d’indépendance possible ne consiste guère qu’à opposer parfois un peu de résistance aux suggestions ambiantes. La grande masse n’en oppose aucune et suit les croyances, les opinions et les préjugés de son groupe. Elle y obéit, sans en avoir plus conscience que la feuille desséchée entraînée par le vent.
Chez une élite fort restreinte seulement s’observe la faculté de posséder quelquefois des opinions personnelles. Tous les progrès de la civilisation sont dus évidemment à ces esprits supérieurs, mais on ne peut souhaiter leur multiplication excessive. Impuissante à s’adapter de suite à des progrès trop rapides et trop profonds, une société tomberait vite dans l’anarchie. La stabilité nécessaire à son existence est précisément établie grâce au groupe compact des esprits lents et médiocres, gouvernés par des influences de traditions et de milieu.
Il est donc utile pour une société qu’elle se compose d’une majorité d’hommes moyens, désireux d’agir comme tout le monde et conservant pour guides les opinions et les croyances générales. Très utile aussi que les opinions générales soient peu tolérantes, la peur du jugement des autres constituant une des bases les plus sûres de notre morale.
La médiocrité d’esprit peut donc être bienfaisante pour un peuple, surtout associée à certaines qualités de caractère. L’Angleterre l’a instinctivement compris et c’est pourquoi, bien que ce pays soit un des plus libéraux de l’univers, la libre pensée y fut toujours assez mal vue.
§ 4. — Le paroxysme de la croyance. Les martyrs.
De l’opinion transitoire, simple ébauche de croyance, à la croyance complète, dominant tout l’entendement, s’échelonnent des étapes assez rarement franchies.
Elles le sont cependant à certaines époques. Alors, les impulsions mystiques et les sentiments qu’elles font naître deviennent si puissants que tous les freins sociaux, toutes les répressions des lois sont incapables de les enrayer. C’est Polyeucte brisant les idoles, c’est le martyr défiant ses bourreaux, le nihiliste jetant sa bombe dans une foule, avec le chimérique espoir de tuer un principe.
Quand la croyance arrive à cette phase d’intensité, aucune digue ne lui est opposable. Elle domine les intérêts les plus évidents, les sentiments les plus chers et transforme en vérités éclatantes de manifestes erreurs. Nul sacrifice ne coûte alors au croyant pour défendre ou propager sa foi. Semblable aux suggestionnés étudiés par la science moderne, il vit dans le domaine de l’hallucination pure.
De telles exaltations sont généralement préparées par des périodes d’anarchie durant lesquelles se désagrègent les vieilles croyances et, par conséquent, les sentiments étayés sur elles.
La mentalité des martyrs de tout ordre : politique, religieux ou social est identique. Hypnotisés par la fixité de leur rêve, ils se sacrifient avec joie pour assurer le triomphe de l’idée, sans même aucun espoir de récompense dans ce monde ou dans l’autre. L’histoire des nihilistes et des terroristes russes abonde en enseignements démonstratifs sur ce dernier point. Ce n’est pas toujours l’espoir du ciel qui fait les martyrs.
Le nombre de tels hallucinés n’est heureusement pas très considérable à chaque époque. Devenus trop nombreux, ils bouleversent le monde. Impuissantes, les persécutions ne font que rendre leur exemple contagieux.
L’étude des martyrs relève surtout du domaine de la pathologie mentale. Les hallucinés des croyances les plus variées présentent une telle analogie, qu’après en avoir examiné deux ou trois, on connaît tous les autres.
Les exemples que je vais citer ont simplement pour but de montrer que devant l’auto-suggestion de la foi, non seulement toutes les opinions se transforment, mais encore que s’évanouissent des sentiments aussi puissants que la crainte, la pudeur et l’amour maternel.
L’histoire des martyrs est pleine de faits justifiant ces assertions. Ils se ramènent comme type à l’exemple de Vivia Perpetua, vénérée par les chrétiens sous le nom de sainte Perpétue, et qui vivait sous le règne de Septime Sévère.
Fille d’un sénateur trois fois consul, président du Sénat de Carthage, la belle et riche patricienne, secrètement convertie au christianisme, préféra être exposée nue devant le peuple entier et dévorée vivante par les bêtes féroces que de faire le simulacre de brûler un peu d’encens sur l’autel du génie de l’Empereur.
Les croyants considèrent de tels actes comme preuves de la puissance de leurs Dieux. Pure illusion, évidemment, puisque les martyrs furent aussi nombreux dans toutes les religions et dans toutes les sectes politiques.
Comme exemples, entre des milliers d’autres, on peut citer ceux de la religion babyste, développée en Perse, il y a environ soixante ans.
Le souverain régnant alors s’imagina pouvoir éteindre cette foi nouvelle dans les supplices. Voici ce qu’il en advint :
« On vit s’avancer devant les bourreaux, rapporte Gobineau, des enfants et des femmes, les chairs ouvertes sur tout le corps, avec des mèches allumées, flambantes, fichées dans les blessures… Enfants et femmes s’avançaient en chantant un verset qui dit : « En vérité nous venons de Dieu et nous retournons à lui ! » Leurs voix s’élevaient éclatantes au-dessus du silence profond de la foule. Quand un des suppliciés tombait, on le faisait relever à coups de fouet ou de baïonnette… il se relevait, se mettait à danser et criait avec un surcroît d’enthousiasme : « En vérité nous sommes de Dieu et nous retournons à lui… » Quand on arriva au lieu de l’exécution, on proposa encore aux victimes la vie pour leur abjuration. Un bourreau imagina de dire à un père que s’il ne cédait pas, il couperait la gorge à ses deux fils sur sa poitrine. C’étaient deux petits garçons, dont l’aîné avait quatorze ans, et qui, rouges de leur propre sang, les chairs calcinées, écoutaient froidement le dialogue. Le père répondit, en se couchant par terre, qu’il était prêt, et l’aîné des enfants, réclamant avec emportement son droit d’aînesse, demanda à être égorgé le premier. On vit des babys venir se dénoncer eux-mêmes : un disciple du Bâb suspendu à ses côtés aux remparts de Tébriz n’avait qu’un mot à la bouche : « Maître, es-tu content de moi ? »
Les Skopsys en Russie, les Mormons en Amérique subirent de nos jours des persécutions analogues, sans vouloir renoncer à leur foi.
Ces faits et tous ceux du même ordre sont très instructifs. Ils prouvent la force de l’esprit mystique, capable de triompher de la douleur et de dominer des sentiments considérés comme la base même de l’existence. Que pourrait contre lui la raison ?
Aussi n’est-ce pas avec des arguments rationnels qu’on soulève les foules. Avec des croyances on les dominera toujours. Assez puissante pour lutter contre la nature et l’asservir quelquefois, la raison ne possède pas la force suffisante pour édifier des croyances ou triompher d’elles.
Destructrices quelquefois, créatrices souvent, irrésistibles toujours, les croyances constituent les plus formidables puissances de l’histoire, les vrais soutiens des civilisations. Les peuples ne survécurent jamais longtemps à la mort de leurs dieux.