Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
LIVRE V
LES OPINIONS ET LES CROYANCES
INDIVIDUELLES
CHAPITRE I
LES FACTEURS INTERNES DES OPINIONS
ET DES CROYANCES.
(Le caractère, l’idéal, les besoins, l’intérêt, les passions, etc.).
§ 1. — Influence des divers facteurs des opinions et des croyances.
Le journal anglais Commentator écrivait récemment, à propos de la psychologie politique : « Il naîtra peut-être, un jour, un livre merveilleux sur l’art de persuader. Si on suppose que la psychologie arrive à être une science aussi avancée que la géométrie et la mécanique, il sera possible de prédire les effets d’un argument sur l’esprit de l’homme aussi sûrement que nous pouvons prédire maintenant une éclipse de lune. Une psychologie développée à ce point possédera une série de règles permettant de convertir un individu à une opinion quelconque. Le mécanisme d’un esprit sera alors comparable à une machine à écrire, où il suffit d’appuyer sur un levier pour voir sortir immédiatement la lettre demandée. Une science aussi puissante, et, par conséquent, aussi dangereuse, deviendrait nécessairement un monopole du gouvernement ».
On peut admettre théoriquement l’existence de cette science future, dont les grands hommes d’État et les meneurs connaissent déjà quelques fragments, mais le pouvoir de la créer complètement appartiendra sûrement à une humanité d’intelligence fort supérieure à la nôtre.
La raison en est évidente. Un des problèmes les plus difficiles de l’astronomie, et dont elle n’a pu donner encore qu’une solution partielle, est celui dit des trois corps, impliquant la détermination des trajectoires de trois mobiles agissant simultanément les uns sur les autres. Or, les éléments psychologiques pouvant entrer dans une détermination sont non seulement en nombre bien plus considérable, mais encore leur action varie suivant la sensibilité de chacun.
Si les prévisions de la conduite des êtres ne sont pas cependant toujours impossibles, c’est que dans l’agrégat complexe des sentiments formant le caractère, se trouvent souvent des éléments prépondérants qui orientent les autres. Tels l’avarice, l’égoïsme, l’amour-propre, l’orgueil, etc. Les hommes ainsi dominés sont les plus faciles à manier, car on sait sur quelle touche affective il faut frapper. Un individu bien équilibré et n’offrant aucune note dominante, est, au contraire, peu aisé à pénétrer et à conduire.
Tous les facteurs que nous énumérerons n’entrent pas dans la genèse d’une opinion. Tel agissant sur l’un restera sans action sur l’autre. Ce qui passionne un peuple laissera indifférent le peuple voisin.
En fait, la formation de la plupart des opinions comprend assez peu de facteurs. La race, le milieu et la contagion pour les grandes croyances, les impressions et l’intérêt personnel pour les opinions journalières suffisent. Nous sommes obligés cependant d’en étudier d’autres et de les mettre presque sur le même plan, parce que si tous n’agissent pas toujours, il n’en est aucun qui ne puisse, à un moment donné, intervenir.
§ 2. — Le caractère.
Sur le fond commun des caractères de races se superposent les caractères variables des individus. Leur rôle dans la genèse des opinions et des croyances est considérable. Le philosophe le plus sage n’échappe pas à leur influence. Ses doctrines optimistes ou pessimistes résultent de son caractère, beaucoup plus que de son intelligence. W. James assure donc, avec raison, que « l’histoire de la philosophie est, dans une grande mesure, celle du conflit des tempéraments humains. Cette différence particulière des tempéraments, ajoute-t-il, est toujours entrée en ligne de compte dans le domaine de la littérature, de l’art, du gouvernement et des mœurs, tout autant que dans celui de la philosophie. S’agit-il des mœurs : nous y rencontrons, d’une part, les gens qui font des façons, et de l’autre ceux qui n’en font pas. S’agit-il du gouvernement : il y a les autoritaires, et il y a les anarchistes. En littérature, il y a les puristes ou les gens épris du style académique, et il y a les réalistes ».
Pénétrés de cette influence du caractère individuel sur les opinions, nous concevrons aisément pourquoi certains hommes sont conservateurs et d’autres révolutionnaires.
Ces derniers tendent toujours à se révolter, uniquement par tempérament, contre ce qui les entoure, quel que soit l’ordre des choses établi. Ils se recrutent généralement chez des caractères dont la stabilité ancestrale a été dissociée par des influences diverses. Ils ne sont plus, par conséquent, adaptés à leur milieu. Beaucoup d’entre eux appartiennent à la grande famille des dégénérés qui relèvent surtout du domaine de la pathologie. Devenus inadaptés à l’état social, ils lui sont nécessairement aussi hostiles que le sauvage plié de force à une civilisation.
L’armée des révolutionnaires se recrute surtout, aujourd’hui, dans cette foule de dégénérés, dont l’alcoolisme, la syphilis, le paludisme, le saturnisme, etc., peuplent les grandes cités. C’est un résidu dont les progrès de la civilisation grossissent chaque jour le nombre. Un des plus redoutables problèmes de l’avenir sera de soustraire les sociétés aux furieuses attaques de cette armée d’inadaptés.
Leur rôle dans l’histoire fut parfois considérable, car leur faculté de persuasion s’exerce puissamment sur l’âme des peuples. Des demi-aliénés comme Pierre l’Ermite et Luther ont bouleversé le monde.
§ 3. — L’idéal.
L’idéal d’un peuple détermine un grand nombre de ses opinions et de ses croyances. Il représente la synthèse de ses aspirations communes, de ses besoins et de ses désirs. Cette synthèse est déterminée par sa race, son passé et bien d’autres facteurs dont je n’ai pas à m’occuper maintenant. J’ai montré ailleurs sa force et fait voir qu’il ne peut être ébranlé sans que le soient aussi les fondements de l’édifice social soutenu par lui. Si tant d’hommes sont hésitants aujourd’hui dans leurs opinions, leurs croyances et obéissent aux impulsions les plus contraires, c’est qu’avec une intelligence parfois très haute, ils n’ont plus qu’un idéal très faible.
La puissance des fanatiques tient précisément à ce qu’ils obéissent rigoureusement à leur idéal dangereux. On peut l’observer aujourd’hui pour l’idéal socialiste, le seul qui séduise encore les multitudes. Il pèse sur toute notre vie nationale et engendre une foule de lois destructives de sa prospérité.
Un idéal n’est donc nullement une conception théorique, dont on puisse négliger l’action. Devenu général, il exerce une influence prépondérante dans les moindres détails de la vie. Ceux-là mêmes qui ignorent son influence la subissent.
Croyances religieuses, morales ou politiques n’acquièrent de pouvoir qu’après s’être concrétisées dans un idéal universellement accepté. Quand ce dernier s’adapte aux nécessités et aux possibilités du moment, il détermine la grandeur d’une nation. Contraire au cours naturel des choses, il provoque sa décadence.
§ 4. — Les besoins.
Les besoins figurent parmi les grands générateurs de nos opinions, de notre conduite et de toute l’évolution sociale. La faim est le plus puissant d’entre eux. Elle conduisit nos lointains ancêtres des primitives cavernes à l’aurore de la civilisation et la très immense majorité des hommes ne travaille que pour la satisfaire. C’est elle qui, chassant les barbares de leurs steppes, les précipita sur Rome et changea le cours de l’histoire. De nos jours, son rôle n’est pas moindre. On a dit, avec raison, que le socialisme est une question d’estomac.
Les progrès de la civilisation ajoutent sans cesse des besoins nouveaux à la liste déjà longue des anciens. Besoins de se nourrir, de se reproduire et de se vêtir, besoins religieux, besoins moraux, besoins esthétiques et bien d’autres, sont tous des expressions des nécessités biologiques et affectives, qui nous mènent et que maintiennent les deux grands facteurs irréductibles de l’activité des êtres, le plaisir et la douleur.
Créer des besoins nouveaux dans les foules, c’est susciter des opinions nouvelles. Les hommes d’État éminents savent provoquer des besoins utiles à leur pays. Celui de l’unité de l’Allemagne, et plus tard d’une puissante marine de guerre furent des besoins artificiellement imposés.
L’évolution scientifique de l’industrie engendre chaque jour des besoins nouveaux devenus bientôt, comme les chemins de fer et le téléphone, des nécessités indispensables. Malheureusement ces besoins ont grandi plus vite que les moyens de les satisfaire. Ils représentent une des sources du mécontentement qui développe le socialisme.
Ils sont aussi le vrai motif des armements de plus en plus ruineux de l’Europe. Les besoins des peuples ayant considérablement grandi et la lutte pour l’existence devenant de plus en plus âpre, chacun a le secret espoir de s’enrichir aux dépens de ses voisins. Le Germain d’il y a cinquante ans, modeste mangeur de choucroute, était pacifique, parce que sans désirs. Ses besoins ayant soudain augmenté, il est devenu guerrier et menaçant. Sa population s’accroissant en outre rapidement et devant bientôt dépasser le chiffre que le pays peut nourrir, le moment approche où, sous un prétexte quelconque, et même sans d’autre prétexte que le droit du plus fort, l’Allemagne envahira, pour vivre, les nations voisines. Cette seule raison pouvait la décider aux écrasantes dépenses nécessaires pour accroître sa marine et son armée.
§ 5. — L’intérêt.
Il ne sera pas nécessaire d’insister sur le rôle de l’intérêt dans la formation de nos opinions. C’est un sujet sur lequel chacun est fixé.
La plupart des choses peuvent être considérées à des points de vue fort différents : intérêt général ou intérêt particulier notamment. Notre attention, concentrée naturellement sur le côté qui nous est profitable, empêche d’apercevoir les autres.
L’intérêt possède, comme la passion, le pouvoir de transformer en vérité ce qui lui est utile de croire. Il est donc souvent plus fort que la raison, même sur des questions où elle semblerait devoir être l’unique guide. En économie politique, par exemple, les convictions sont tellement inspirées par l’intérêt personnel qu’on peut généralement savoir d’avance, suivant la profession d’un individu, s’il est partisan ou non du libre échange.
Les variations d’opinions suivent naturellement les variations d’intérêt. En matière politique, l’intérêt personnel constitue le principal facteur. Tel ayant énergiquement combattu à un certain moment l’impôt sur le revenu, le défendra non moins énergiquement plus tard s’il espère devenir ministre. Les socialistes enrichis finissent généralement en conservateurs et les mécontents d’un parti quelconque se transforment facilement en socialistes.
L’intérêt sous toutes ses formes n’est pas seulement générateur d’opinions. Aiguillonné par des besoins trop intenses, il affaiblit vite la moralité. Le magistrat avide d’avancement, le chirurgien en présence d’une opération inutile mais fructueuse, l’avoué qu’enrichira des complications de procédure qu’il pourrait éviter, verront rapidement leur morale fléchir si des besoins impérieux de luxe stimulent leur intérêt. Ces besoins peuvent constituer, chez les natures supérieures, un élément d’activité et de progrès, mais chez des natures médiocres ils engendrent souvent, au contraire, une dégénérescence mentale accentuée.
L’intérêt moral est fréquemment un facteur d’opinions aussi puissant que l’intérêt matériel. L’amour-propre blessé, par exemple, fait naître des haines intenses et toutes les opinions qui en découlent. La haine des bourgeois de la Révolution contre la noblesse et leurs sanguinaires vengeances, provenaient surtout d’humiliations jadis éprouvées. Marat se vengeait de son ancienne situation sociale. Hébert, libelliste du Père Duchesne, qui fit couper tant de têtes, fut d’abord ardent royaliste. Ayant assez vécu pour être pourvus de places, ou de titres sous l’Empire, ils fussent devenus sans doute, comme tant de leurs émules, de fervents conservateurs.
§ 6. — Les passions.
Les sentiments fixes et à forme obsédante qualifiés de passions constituent, eux aussi, de puissants facteurs d’opinions, de croyances et, par conséquent, de conduite. Certaines passions contagieuses deviennent, pour cette raison, facilement collectives. Leur action est alors irrésistible. Elles précipitèrent bien des peuples les uns contre les autres aux divers âges de l’histoire.
Les passions peuvent exciter notre activité, mais elles altèrent le plus souvent la justesse des opinions, en empêchant de voir les choses comme elles sont et d’en comprendre la genèse. Si les livres d’histoire fourmillent d’erreurs, c’est que, le plus souvent, les passions en ont dicté le récit. On ne citerait guère, je crois, d’historien ayant impartialement raconté la Révolution.
Le rôle des passions est, nous le voyons, très considérable sur nos opinions et, par suite, sur la genèse des événements. Ce ne sont pas, malheureusement, les plus recommandables qui ont exercé le plus d’action. Kant a dû constater la grande force sociale des pires passions. La méchanceté serait, selon lui, un puissant levier du progrès humain. Il semble malheureusement bien certain que si les hommes avaient suivi les préceptes de l’Évangile « Aimez-vous les uns les autres », au lieu d’obéir à celui de la Nature qui leur dit de se détruire les uns les autres, l’humanité végéterait encore au fond des primitives cavernes.