Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE II
LES MÉTHODES D’ÉTUDE DE LA PSYCHOLOGIE.
Pour se constituer, la psychologie recourut successivement à plusieurs méthodes. Nous n’aurons pas à les utiliser dans l’étude des opinions et des croyances. Leur simple résumé montrera qu’elles ne pouvaient fournir que bien peu d’éléments d’information à nos recherches.
Méthode d’introspection. — La plus ancienne méthode psychologique, la seule pratiquée pendant longtemps, fut celle dite de l’introspection. Enfermé dans son cabinet d’études et ignorant volontairement le monde extérieur, le penseur réfléchissait sur lui-même et avec les résultats de ses méditations fabriquait de gros livres. Ils ne trouvent plus de lecteurs aujourd’hui.
Le dernier siècle vit naître des méthodes plus scientifiques sans doute, mais non pas plus fécondes. En voici l’énumération.
Méthode psychophysique. — A ses débuts, cette méthode qui introduisait des mesures physiques en psychologie semblait posséder un grand avenir, mais on découvrit rapidement combien son champ était limité. Ces mesures ne portaient que sur des phénomènes élémentaires : vitesse de l’agent nerveux, temps nécessaire pour les mouvements réflexes, relation logarithmique entre l’excitation et la sensation, etc. Il s’agissait, en réalité, d’opérations physiologiques dont la psychologie ne put tirer qu’un très faible parti.
Méthode des localisations cérébrales. — Elle consistait à chercher l’altération des fonctions psychologiques correspondantes à certaines lésions nerveuses artificiellement provoquées. On crut pouvoir établir ainsi une foule de localisations. Elles sont presque entièrement abandonnées aujourd’hui, même celles qui parurent d’abord les mieux établies, telles que les centres du langage et de l’écriture.
Méthode des tests et des questionnaires. — Cette méthode obtint longtemps un grand succès et les laboratoires, dits de psychologie, sont encore remplis des instruments destinés à mesurer toutes les opérations supposées être en relation avec l’intelligence. On édita même quantité de questionnaires auxquels voulurent bien se soumettre quelques hommes illustres. Celui publié sur Henri Poincaré, par un des derniers adeptes de cette méthode, suffirait à montrer quel minime appoint la psychologie en peut tirer. Elle est actuellement complètement délaissée.
Méthode basée sur l’étude des altérations pathologiques de l’intelligence. — Cette méthode, la dernière, est certainement celle qui a fourni le plus de documents sur l’activité psychologique inconsciente, le mysticisme, l’imitation, les désagrégations de la personnalité, etc. Quoique très restreinte, elle a été féconde.
Bien que nouvelle dans son application, la psychologie pathologique ne demeura pas ignorée des grands dramaturges comme Shakespeare. Leur puissant génie d’observation les amenèrent à découvrir des phénomènes que la science ne devait préciser que plus tard. Lady Macbeth est une hallucinée, Othello un hystéro-épileptique, Hamlet un alcoolique hanté par des phobies, le roi Lear un maniaque mélancolique, victime de folie intermittente. Il faut reconnaître d’ailleurs que si tous ces illustres personnages avaient été des sujets normaux au lieu de posséder une psychologie altérée et instable, la littérature et l’art n’auraient pas eu à s’occuper d’eux.
Méthode basée sur la psychologie comparée. — Très récente encore, cette méthode s’est bornée jusqu’ici à l’étude des instincts et de certaines réactions élémentaires qualifiées de tropismes. Elle paraît cependant devoir constituer une des méthodes de l’avenir.
Pour comprendre les phénomènes psychiques des êtres supérieurs, il faut étudier d’abord ceux des créatures les plus inférieures. Cette évidence n’apparaît pourtant pas encore aux psychologues qui prétendent établir une distinction irréductible entre la raison de l’homme et celle des êtres placés au-dessous de lui. La nature ne connaît pas de telles discontinuités et nous avons dépassé l’époque où Descartes considérait les animaux comme de purs automates.
Cette étude est d’ailleurs hérissée de difficultés. On constate chaque jour davantage que les sens des animaux et, par suite, leurs sensations, diffèrent des nôtres. Les éléments qu’ils associent, la façon dont ils les associent, doivent aussi sans doute être distincts.
La psychologie des animaux, même supérieurs, est encore à ses débuts. Pour les comprendre, il faut les regarder de très près, et c’est une peine qu’on ne prend guère.
Nous apprendrions vite à les deviner, cependant, par un examen attentif. J’ai jadis consacré plusieurs années à leur observation. Les résultats en ont été exposés dans un mémoire sur la psychologie du cheval, publié dans la Revue philosophique. J’en déduisis des règles nouvelles pour son dressage. Ces recherches me furent très utiles pour la rédaction de mon livre sur la Psychologie de l’éducation.
Méthode adoptée dans cet ouvrage pour l’étude des opinions et des croyances. — L’énumération précédente permet de pressentir qu’aucune des méthodes psychologiques classiques, ni les enquêtes, ni la psychophysique, ni les localisations, ni la psychopathologie même ne peuvent rien apprendre de la genèse et de l’évolution des opinions et des croyances. Nous devions donc recourir à d’autres méthodes.
Après avoir étudié le terrain réceptif des croyances : intelligence, sentiments, subconscience, etc., nous avons analysé les diverses croyances religieuses, politiques, morales, etc., et examiné le rôle de chacun de leurs facteurs déterminants. L’histoire pour le passé, les faits de chaque jour pour le présent, fournissent les éléments de cette étude.
Mais la généralité des grandes croyances appartiennent au passé. Le point le plus frappant de leur histoire, est l’absurdité évidente des dogmes au point de vue de la raison pure. Nous expliquerons leur adoption en montrant que dans le champ de la croyance, l’homme le plus éclairé, le savant le mieux familiarisé avec les méthodes rigoureuses de laboratoire, perd tout esprit critique et admet sans difficulté des miracles merveilleux. L’étude des phénomènes occultistes fournira sur ce point des démonstrations catégoriques. Nous verrons des physiciens illustres prétendre avoir dédoublé des êtres vivants et vécu avec des fantômes matérialisés, un professeur de physiologie célèbre évoquer les morts et s’entretenir avec eux, un autre, non moins éminent, assurer avoir vu un guerrier casqué sortir du corps d’une jeune fille avec des organes complets, comme le prouvait l’état de sa circulation et l’examen des produits de sa respiration.
Tous ces phénomènes et d’autres de même ordre nous prouveront que la raison est impuissante contre les croyances les plus erronées.
Mais pourquoi l’esprit qui pénètre dans le champ de la croyance y manifeste-t-il, quelle que soit sa culture, une crédulité illimitée ?
Pour le découvrir, nous avons été conduits à élargir le problème et à rechercher l’origine des actes des divers êtres vivants, de l’animal le plus inférieur à l’homme.
Il nous est alors apparu clairement que les explications classiques n’étaient si insuffisantes ou si nulles que par l’obstination des auteurs à vouloir appliquer les méthodes de la logique rationnelle à des phénomènes qu’elle ne régit pas. Dans les opérations complexes de la vie, comme dans les réflexes inconscients, vraie source de notre activité, apparaissent des enchaînements particuliers indépendants de la raison et que ne sauraient définir des termes aussi imprécis que celui d’instinct.
Continuant à creuser ces questions, nous avons été amenés à reconnaître diverses formes de logiques, inférieures ou supérieures, suivant les cas, à la logique rationnelle, mais toujours différentes d’elle.
Et c’est ainsi qu’à la logique rationnelle, connue de tout temps, à la logique affective, étudiée depuis quelques années, nous avons ajouté plusieurs formes nouvelles de logiques qui peuvent se superposer ou entrer en conflit et donner à notre mentalité des impulsions différentes. Celle régissant le domaine de la connaissance n’a aucun rapport avec celle qui engendre les croyances. C’est pourquoi le savant le plus éclairé pourra manifester des opinions contradictoires, rationnelles ou irrationnelles, suivant qu’il sera dans le cycle de la connaissance ou dans celui de la croyance.
Ce n’est pas à la psychologie classique qu’il était possible de demander des explications sur toutes ces questions. Les plus éminents psychologues modernes, William James notamment, en sont réduits à constater : « la fragilité d’une science qui suinte la critique métaphysique à toutes ses articulations »… « Nous en sommes encore, écrit-il, à attendre la première lueur qui doit pénétrer l’obscurité des réalités psychologiques fondamentales ». Sans admettre tout à fait avec l’illustre penseur que les livres de psychologie contiennent uniquement : « une enfilade de faits grossièrement observés, quelques discussions querelleuses et bavardes de théories », il faut bien reconnaître après lui que la psychologie classique ne renferme pas : « une seule loi, une seule formule dont nous puissions déduire une conséquence, comme on déduit un effet de sa cause ».
C’est donc sur un terrain très encombré en apparence, très vierge en réalité, que nous allons tenter de construire une théorie de la formation et de l’évolution des opinions et des croyances.