Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE IV
LA LOGIQUE MYSTIQUE.
§ 1. — Les caractéristiques de la logique mystique.
La logique rationnelle est une logique consciente qui apprend à raisonner, délibérer, faire des démonstrations et des découvertes.
La logique des sentiments est une logique inconsciente, source habituelle de notre conduite et dont les enchaînements échappent le plus souvent à l’action de l’intelligence.
La logique mystique, dont nous allons nous occuper maintenant, correspond à une étape supérieure de la vie mentale. Les animaux ne la connaissent pas, alors qu’ils possèdent un grand nombre de nos sentiments.
Inférieure à la logique rationnelle, phase d’évolution plus élevée encore, la logique mystique a joué cependant un rôle prépondérant dans l’histoire des peuples par les croyances qu’elle engendra. Elle est l’origine d’interprétations, étrangères à la raison, sans doute, mais qui constituèrent de puissants mobiles d’action. Si la logique rationnelle avait remplacé jadis la logique mystique, le cours de l’histoire eût changé.
Ainsi que la logique affective, la logique mystique accepte les contradictions, mais n’est pas inconsciente comme la première et implique souvent une délibération.
Le critérium qui nous a servi à classer les diverses formes de la logique, l’action, montre nettement la distinction entre la logique mystique et la logique affective. Cette dernière, en effet, inspire souvent des actes contraires à nos intérêts les plus évidents, que ne dicterait jamais la logique des sentiments. L’histoire politique des peuples en contient de nombreux exemples, et leur histoire religieuse davantage encore.
Sans doute, dans des cas analogues à ceux auxquels je fais allusion et où l’on voit s’évanouir des états affectifs aussi forts que la pudeur et l’amour maternel, il est possible d’objecter que cet évanouissement peut résulter de la simple substitution d’un sentiment à un autre. Mais quelle est alors la cause de cette substitution ?
Il ne faut assurément pas la chercher dans la logique rationnelle, car aucune raison ne conseillerait des actes semblables. Il faut la chercher moins encore dans la logique affective. On doit donc forcément invoquer un mécanisme psychologique différent. C’est ce mécanisme qui constitue la logique mystique.
En examinant son rôle dans l’histoire de la civilisation, nous verrons apparaître plus clairement encore les divergences qui la séparent de la logique affective.
Dans la logique mystique, les causes naturelles — les seules acceptées par la logique rationnelle — sont remplacées par les volontés capricieuses d’êtres ou de forces supérieures intervenant dans tous nos actes et qu’il faut redouter et se concilier.
La logique mystique régna exclusivement dans la phase primitive de l’humanité, et malgré les progrès de la logique rationnelle, son influence est très vivante encore.
Le pouvoir de la logique mystique s’observe surtout chez des esprits qu’on a justement qualifiés de mystiques, terme qui nous a servi à définir leur logique.
La mentalité mystique se révèle par l’attribution à un être, à un objet déterminé ou à une puissance ignorée, d’un pouvoir magique indépendant de toute action rationnelle.
Les conséquences de cette mentalité varieront suivant les esprits. Pour les uns elle servira de soutien à des croyances religieuses définies, aux contours précisés sous forme de divinités. Pour d’autres, les forces supérieures demeureront vagues mais également puissantes. L’esprit mystique se manifestera alors par une superstition quelconque. Un athée peut être aussi mystique qu’un parfait dévot. Il l’est même souvent davantage.
On fait preuve d’esprit mystique en attribuant à une amulette, un nombre, une eau miraculeuse, un pèlerinage, une relique, certaines propriétés surnaturelles. Il se manifeste encore en supposant à telle ou telle institution politique ou sociale le pouvoir de transformer les hommes.
Le mysticisme change sans cesse de forme, mais il garde pour fond immuable le rôle attribué à des pouvoirs mystérieux. Le temps qui fait varier l’objet du mysticisme le laisse intangible.
Indifférent à toute critique, le mysticisme engendre chez ses adeptes une crédulité illimitée. Beaucoup d’hommes qui se qualifient de libres penseurs parce qu’ils rejettent les dogmes religieux, croient fermement aux pressentiments, aux présages, à la puissance magique de la corde de pendu ou du nombre treize. Pour eux, le monde est peuplé de choses portant bonheur ou malheur. Pas de joueurs dont la conviction sur ce point ne soit solidement établie.
La foi du mystique étant sans bornes, aucune absurdité rationnelle ne peut le choquer. Il est imperméable à la raison, à l’observation et à l’expérience. L’insuccès de ses prévisions ne lui prouve rien, les puissances surnaturelles invoquées étant par définition capricieuses et ne subissant aucune loi.
A mesure que l’homme se civilise, l’esprit mystique, universel chez tous les sauvages, se circonscrit graduellement et se localise à certains sujets. Pour ces derniers, la mentalité du civilisé ne se distingue guère de celle du primitif, car aucun argument scientifique n’ébranle leur foi. Ce fait d’observation contribuera à nous faire saisir la genèse des croyances occultistes adoptées par certains savants éminents.
Les progrès de la raison seront sans doute impuissants à ébranler le mysticisme car il aura toujours pour refuge le domaine de l’au delà inabordable à la science. Les esprits curieux de cet au delà sont naturellement innombrables.
§ 2. — Le mysticisme comme base des croyances.
C’est dans le mysticisme que germent les croyances religieuses et toutes celles qui, sans porter ce nom, revêtent les mêmes formes, certaines croyances politiques notamment.
Les conséquences de la logique mystique s’observent surtout chez les sauvages. Dénués de toute notion de lois naturelles, ils vivent dans un monde peuplé d’esprits qu’on doit sans cesse conjurer. Derrière chaque réalité visible, ils supposent toujours une puissance invisible qui la détermine.
Chez l’homme civilisé, les croyances sont moins rudimentaires parce que la notion de lois nécessaires lui est imposée par toute son éducation. Il ne saurait les nier mais admet cependant que des prières peuvent déterminer les puissances surnaturelles à en arrêter l’action. La logique mystique et la logique rationnelle subsistent ainsi parfois simultanément dans le même esprit sans se pénétrer.
La crédulité du vrai croyant est généralement illimitée et aucun miracle ne pourrait le surprendre puisque la puissance du Dieu qu’il invoque est infinie. On voit dans la cathédrale d’Oviedo un coffret, qui, dit la notice distribuée aux visiteurs, fut instantanément transporté de Jérusalem à travers les airs. Il contient : « du lait de la mère de J.-C. ; les cheveux dont sainte Madeleine essuya les pieds du Sauveur, la verge avec laquelle Moïse divisa la mer Rouge, le portefeuille de saint Pierre, etc. »
Ce document, analogue à des milliers d’autres, montre à quel point le fétichisme mystique est toujours vivant. Si nous considérons qu’il reste indépendant de la qualité de son objet, nous mettrons dans la même famille le gri-gri du nègre, la relique enfermée dans le coffret d’or d’une majestueuse cathédrale et la corde de pendu. On doit les regarder avec une sympathie indulgente, d’abord parce qu’ils sont des créateurs d’espérance de bonheur, et ensuite parce qu’ils correspondent à certains besoins indestructibles de l’esprit.
En suivant l’action de la logique mystique à travers tous les éléments de l’existence sociale, nous la verrions s’exercer dans les arts, la littérature, la politique et même jusque dans l’art de guérir. L’époque littéraire, dite romantique, en est une manifestation. Les artistes n’ont guère que des convictions mystiques. Les méthodes de l’analyse rationnelle restent généralement ignorées d’eux.
Mais c’est en politique surtout qu’apparaît l’influence de l’esprit mystique. Radicaux, anticléricaux, francs-maçons, et tous les sectaires de nuances extrêmes, vivent en plein mysticisme. La classe ouvrière est dominée également par un mysticisme intense.
Les régions où la science a pu pénétrer demeurant très limitées alors que nos aspirations sont sans bornes, la logique mystique dominera sans doute l’humanité longtemps encore.
Créatrice des lois, des coutumes, des religions, elle fit surgir toutes les illusions qui guidèrent l’humanité jusqu’ici. Son pouvoir est assez grand pour transformer l’irréel en réel. Sous son action, des millions d’hommes connurent la joie, la douleur ou l’espérance. Tout idéal est sorti de son sein.
Logique mystique, logique sentimentale et logique rationnelle représentent trois formes de l’activité mentale irréductibles l’une à l’autre. Inutile, par conséquent, de les mettre en conflit.