Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE III
POURQUOI LES OPINIONS DIFFÈRENT ET POURQUOI
LA RAISON NE RÉUSSIT PAS A LES RECTIFIER.
§ 1. — Différences de mentalités créant des différences d’opinions.
Sur tous les sujets où une démonstration scientifique rigoureuse est impossible, les divergences d’opinions surgissent innombrables. Basées principalement sur des éléments affectifs ou mystiques, elles dépendent uniquement de réactions individuelles que le milieu, le caractère, l’éducation, l’intérêt, etc., modifient sans cesse.
Mais ces variations laissent cependant subsister des orientations générales, poussant toujours les mêmes individus vers certains groupes d’opinions. D’où dérivent ces pôles d’orientation divers ?
On le découvre en constatant qu’un peuple n’est pas seulement formé d’individus, différenciés par l’éducation, le caractère, etc., mais surtout par des héritages ancestraux dissemblables.
A ses débuts une société se compose d’êtres peu différenciés. Ils n’ont guère d’autre mentalité que celle de leur tribu.
Les facteurs d’évolution et de sélection agissant bientôt, les individus se séparent graduellement. Alors que les uns progressent très vite, les autres avancent d’une marche inégale, et restent à des étapes différentes de la même route.
Il en résulte qu’à une certaine période de son évolution une société contient des représentants de toutes les phases qu’elle a successivement franchies. La mentalité de chacun d’eux ne dépassant pas celle de l’époque qu’ils synthétisent ne saurait s’adapter à une autre période.
En perfectionnant les hommes, la civilisation ne les a donc pas transformés également. Loin de marcher vers l’égalité comme nos illusions démocratiques actuelles tâchent de le persuader, ils tendent au contraire vers une inégalité croissante. L’égalité, qui fut la loi des premiers âges, ne saurait être celle du présent et moins encore de l’avenir.
Donc, par le seul fait de son ascension progressive, la civilisation a réalisé l’œuvre d’un magicien ressuscitant au même moment, sur le même sol, des hommes des cavernes, des seigneurs féodaux, des artistes de la Renaissance, des ouvriers et des savants modernes.
Que peuvent avoir de commun les éléments du peuple formé d’un mélange aussi hétérogène ? Ils arrivent rapidement, sans doute, à parler en apparence la même langue, mais les mots éveillent en eux des idées, des sentiments et par conséquent des opinions tout à fait dissemblables.
La tâche ardue des gouvernements modernes est de faire vivre, sans trop de désaccords, tous ces héritiers de mentalités si différentes et par conséquent si inégalement adaptées à leur milieu. Inutile de songer à les niveler. Ce n’est possible ni par les institutions ni par les lois, ni même par l’éducation.
Une des grandes erreurs de notre temps est de croire que l’éducation égalise les hommes. Elle les utilise mais ne les égalise jamais. Nombre de politiciens ou d’universitaires, chargés de diplômes, possèdent une mentalité de barbares et ne peuvent donc avoir pour guide dans la vie qu’une âme de barbare.
Sur ces mentalités très différentes agiront fort inégalement les rectificateurs d’opinions dont nous allons examiner maintenant la valeur.
§ 2. — Les éléments de rectification des opinions.
Les opinions n’ont pas généralement la fixité des croyances. Elles sont même souvent si mobiles que leur rectification semblerait facile. Or le contraire s’observe.
Les deux méthodes de rectification des opinions se présentant tout d’abord à l’esprit sont la raison et l’expérience.
Sur la croyance solidement constituée le rôle de la raison, nous le savons, est nul. Nous allons voir maintenant que si elle s’exerce parfois sur les opinions ordinaires, son action, sauf naturellement en matière scientifique, est bien faible. Nous constaterons également que la reconnaissance implicite de l’insuffisance de la raison pour éclairer nos jugements, a engendré les deux régimes politiques auxquels se ramènent tous les gouvernements des peuples, depuis les origines de l’histoire.
Mais si la raison est insuffisante à rectifier nos opinions, que reste-t-il alors pour discerner la vérité dans une foule de questions morales, politiques et sociales ?
Je montrerai dans le prochain chapitre que nous ne possédons qu’un seul moyen efficace : l’Expérience. Examinons d’abord le rôle attribué à la raison.
§ 3. — Rôle de la raison dans la formation des opinions et des décisions importantes.
Dans toutes les opinions scientifiques ou techniques l’action de la raison est prépondérante. L’erreur de la plupart des psychologues et des philosophes consiste à croire que son rôle est le même dans le domaine des opinions ordinaires.
Les idéologues des divers partis ont toujours prétendu baser leurs opinions sur des raisons. Les conventionnels lui élevaient des statues et les rhéteurs modernes prétendent légiférer en son nom.
L’observation prouve malheureusement — il faut le répéter toujours — que la raison exerce aussi peu d’influence dans la vie des peuples que dans notre conduite journalière. Taine fait justement remarquer que « si nous avions besoin de croire que les crocodiles sont des dieux, demain sur la place du Carrousel on leur élèverait un temple ».
Non seulement on l’élèverait, mais le jour même surgirait une légion de professeurs et d’avocats subtils pour justifier cette déification par des arguments rationnels. La raison s’est constamment mise avec obéissance au service de nos impulsions affectives et mystiques les moins défendables.
En fait, les opinions journalières sont édifiées, non pas toujours contre la raison, mais indépendamment de toute raison. Nous fiant aux impulsions mystiques et affectives qui les engendrent, leur exactitude nous paraît certaine et nous ne tolérons pas qu’on la conteste. Il est visible cependant que si une raison sûre était le véritable facteur de nos opinions, il n’en existerait jamais qu’une seule sur chaque sujet.
Dans les matières scientifiques dont toutes les données sont connues, il en est toujours ainsi. Impossible de différer sur la formule d’une parabole, la loi de la gravitation, la trajectoire d’une planète. Les divergences apparaissent seulement dans les théories, parce qu’elles sont de simples interprétations et qu’alors la logique rationnelle se laisse parfois influencer par des éléments affectifs ou mystiques.
Dès que l’on s’écarte de la science pure, c’est-à-dire qu’on passe du domaine de la connaissance dans celui de la croyance, la divergence des opinions sur tous les sujets devient au contraire une loi constante. Elle se manifeste même sur ceux où la raison seule, semblerait-il, devrait parler, les décisions juridiques par exemple.
Nous allons utiliser ces cas typiques pour montrer combien il est difficile à la logique rationnelle de se soustraire aux influences affectives et mystiques.
Établissons d’abord une classification entre les hommes appelés à en juger d’autres.
Au plus bas échelon se trouvent les esprits dont l’opinion se forme uniquement sous l’action de la logique affective. Les échelons les plus élevés seront composés de mentalités presque exclusivement influençables par les arguments de la logique rationnelle.
A la première des catégories précédentes appartiennent les jurés de Cours d’assises. Par leur nombre, ils constituent des foules et en possèdent les caractères.
Les arguments rationnels exercent donc peu de prise sur eux. On oriente leurs convictions en agissant sur leurs sentiments. Une femme coupable d’un crime grave, mais entourée d’enfants en pleurs réclamant leur mère, est assurée de l’indulgence. La jolie femme qui, dans un accès de jalousie amoureuse, a tué son amant, en est plus assurée encore. Un jury anglais la ferait pendre, un jury français l’acquitte à peu près constamment. C’est même un de ces cas où l’influence de la race dans la genèse des opinions se manifeste nettement.
Un peu au-dessus de cette catégorie dominée par la sentimentalité pure, se trouvent les juges des tribunaux de première instance. Ils sont assez jeunes encore pour que les arguments d’ordre affectif puissent les émouvoir. Le prestige d’un avocat célèbre les impressionne toujours. On peut cependant les influencer aussi par des preuves rationnelles, mais seulement si ces dernières n’ont pas à lutter contre des intérêts personnels. L’espoir de l’avancement, les pressions politiques, exercent parfois une influence prépondérante sur leurs opinions. Ils rendent des jugements assez incertains puisque les magistrats de Cours d’appel en réforment près du tiers. Ils se trompent donc à peu près une fois sur trois.
Les magistrats de Cours d’appel forment un échelon supérieur de la classification précédente. Plus âgés et plus instruits, ils sont moins subordonnés à la logique affective qu’à la logique rationnelle.
Au sommet enfin apparaissent les juges de la Cour de cassation. Vieillis, un peu décrépits, n’ayant plus rien à espérer, dépouillés de toute sentimentalité, aussi indifférents à l’intérêt individuel qu’à la pitié, ils ignorent les cas particuliers et restent confinés dans le droit strict. Nul avocat n’essaierait d’invoquer un argument sentimental devant eux. La preuve rationnelle seule peut les toucher. Les méticuleuses précisions de la loi les dominent entièrement. Elle est devenue pour eux une sorte d’entité mystique, isolée des hommes. Cet excès de rationalisme n’est pas sans danger, car le droit, équitable au moment où il vient d’être fixé, cesse bientôt de l’être par suite de l’évolution sociale qui le dépasse rapidement. C’est alors qu’on doit savoir l’interpréter afin de préparer sa transformation, comme le font quelques magistrats dont les arrêts forment une jurisprudence, fille de nouvelles coutumes et mère de lois nouvelles. Le duel est ainsi passé de l’état de crime à celui de délit non poursuivi ; l’adultère entraînant jadis des années de prison pour les coupables et jugé par le code comme un crime si grave que le mari était excusé de tuer sa femme, a fini par être rangé avec les délits tellement secondaires, qu’un nouveau projet de loi propose de ne le punir que d’une insignifiante amende.
Nous venons de montrer que même chez des hommes instruits, généralement impartiaux et étrangers aux passions, les opinions sur des sujets bien définis étaient souvent erronées. La raison s’est donc montrée insuffisante à les éclairer.
Si au lieu de ces hommes choisis, nous considérions des réunions, telles que les assemblées parlementaires, dont les membres sont le plus souvent dominés par des intérêts individuels, des théories préconçues et des passions politiques, nous constaterions que le rôle de la raison dans leurs décisions est à peu près nul. Les arguments rationnels proposés quelquefois, ils ne les entendent même pas. Les votes sont uniquement guidés par les intérêts de leur parti ou par ceux des électeurs qu’ils doivent ménager.
Sans doute la raison est constamment invoquée dans les assemblées parlementaires, mais elle est, en vérité, le plus mince des facteurs capables de les influencer. Les rares meneurs qui réussissent parfois à modifier le vote d’une réunion politique savent bien qu’ils n’agiront pas avec des raisons, mais uniquement en faisant vibrer des sentiments violents. Certaines formules mystiques habilement maniées sont d’un effet très sûr.
§ 4. — Rôle de la raison dans la formation des opinions journalières.
Nous venons de voir le faible rôle de la raison dans les décisions importantes prises par diverses catégories d’hommes choisis. Dans les opinions journalières, son action est bien moins efficace encore. On constate sans cesse en effet des opinions divergentes sur des sujets où la raison semblerait devoir conduire à des conclusions identiques.
Ces divergences se conçoivent parfaitement quand on connaît le rôle des éléments mystiques et affectifs dans la formation de nos opinions.
Les divergences d’opinion ne résultent pas, comme nous le supposons quelquefois, des inégalités d’instruction de ceux qui les manifestent. Elles se constatent, en effet, chez des individus d’intelligence et d’instruction voisines. On peut s’en convaincre en parcourant les réponses faites aux grandes enquêtes collectives ayant pour but d’éclairer certaines questions bien définies.
Parmi les innombrables exemples fournis par la lecture de leurs comptes rendus, j’en mentionnerai seulement un très typique, publié dans l’Année psychologique de M. Binet.
Voulant se renseigner sur les effets de la réduction du programme de l’histoire de la philosophie dans les lycées, il envoya un questionnaire à tous les professeurs chargés de cet enseignement. Les réponses furent nettement contradictoires, les uns déclarant désastreux ce que les autres affirmaient excellent. « Comment se fait-il, conclut M. Binet avec mélancolie, qu’une réforme qui désole un professeur paraisse excellente à un de ses collègues ? Quelle leçon pour eux sur la relativité des opinions humaines, même chez des personnes compétentes ! »
Des contradictions du même ordre se sont invariablement manifestées sur tous les sujets dans tous les temps. Pour arriver à l’action, l’homme dut cependant choisir entre ces opinions contraires. Comment opérer un tel choix, la raison étant impuissante à le déterminer ?
Deux méthodes seulement ont été découvertes jusqu’ici : accepter l’opinion de la majorité ou celle d’un seul choisi pour maître. De ces deux méthodes dérivent tous les régimes politiques.
Assurément, les quelques voix de majorité, ou même la majorité considérable obtenue par une opinion, ne la fera pas supérieure à l’opinion contraire. L’avis d’un seul, obligatoirement imposé, ne sera pas toujours non plus le meilleur. Le choix de l’une ou l’autre méthode est pourtant nécessaire pour sortir des indécisions entravant la volonté d’agir. Les philosophes eux-mêmes n’ont pu en découvrir d’autres.
Les opinions d’un esprit éminent sont généralement très supérieures à celles d’une collectivité, mais si l’esprit n’est pas éminent, ses décisions pourront être fort dangereuses. L’histoire de l’Allemagne et de la France depuis cinquante ans fournit de nombreuses preuves des avantages et des inconvénients de ces deux méthodes : la tyrannie individuelle et la tyrannie collective.