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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE II
LES CERTITUDES DÉRIVÉES DES CROYANCES. NATURE DES PREUVES DONT SE CONTENTENT LES CROYANTS.

§ 1. — Les certitudes dérivées des croyances.

Une croyance forte inspire des certitudes que rien n’ébranle. De telles certitudes dérivent la plupart des grands événements historiques.

Mahomet avait la certitude que Dieu lui ordonnait de fonder une religion nouvelle destinée à régénérer le monde, et il réussit à le bouleverser. Pierre l’Ermite avait la certitude que Dieu voulait reprendre aux infidèles le tombeau du Christ, et pour le reconquérir, des millions d’hommes périrent misérablement. Luther avait la certitude que le pape était l’Antéchrist, qu’il n’existait pas de purgatoire, et, au nom de vérités de cet ordre, l’Europe fut mise à feu et à sang pendant plusieurs siècles. Les prêtres de l’Inquisition avaient la certitude que Dieu voulait voir brûler les hérétiques, et ils dépeuplèrent l’Espagne avec leurs bûchers. Charles IX et Louis XIV avaient la certitude que le créateur des mondes ne pouvait tolérer l’existence des protestants, et pour les exterminer, le premier eut recours à la Saint-Barthélemy et le second aux dragonnades.

La Convention avait la certitude qu’il fallait couper un grand nombre de têtes pour assurer le bonheur du genre humain, et, comme conséquence, elle provoqua des guerres et une dictature qui firent périr en Europe trois millions d’hommes.

De nos jours, des milliers de bourgeois pénétrés de la certitude que le socialisme régénérerait le monde, démolissent furieusement les dernières colonnes qui soutiennent la société dont ils vivent.

Un des effets les plus sûrs de la certitude dérivée d’une croyance, est de créer certains principes de morale plus ou moins provisoires, mais fort puissants, autour desquels se constitue une conscience nouvelle génératrice d’une nouvelle conduite.

L’histoire de la Révolution est pleine d’actes sanguinaires commis par des individus jadis pacifiques, mais se croyant obligés d’obéir aux impulsions de leur foi récente. Tels les massacreurs de Septembre qui, les tueries terminées, réclamèrent une récompense nationale. Telles encore les bandes qui ravagèrent la Vendée[10].

[10] Leur état d’esprit, dérivé de nouvelles croyances, est très bien indiqué par ce fragment suivant d’une lettre du soldat Joliclerc publiée par le Temps du 26 octobre 1910 : « Nous allons ravager le département des Deux-Sèvres et de la Vendée. Nous allons y porter le fer et la flamme ; d’une main le fusil, de l’autre la torche. Hommes et femmes, tout passera au fil de l’épée… Nous avons déjà brûlé environ sept lieues de pays. Il y a des soldats qui ont déjà fait leur fortune… »

Les certitudes mystiques et sentimentales s’accompagnent toujours du besoin de les imposer. L’homme supporte difficilement, et dès qu’il est le plus fort ne supporte jamais, que d’autres ne partagent pas ses certitudes. Pour les imposer, il ne reculera pas devant la plus furieuse tyrannie et de sanglantes hécatombes.

Les possesseurs de certitudes ont toujours ravagé le monde. Il est fort redoutable pour une nation d’être menée par eux, et cependant, comme le dit justement Ribot : « Le gouvernement d’un peuple, à certains moments de son histoire, est aux mains de demi-fous. »

Qu’un homme puissant ait la certitude, comme le manifestait l’empereur d’Allemagne dans un discours célèbre, de tenir son pouvoir de la divinité, et on entrevoit où une telle certitude peut le conduire. Qu’il s’imagine que son Dieu lui ordonne de faire la guerre aux incrédules pour les châtier, et l’Europe peut être bouleversée. Elle le fut plus d’une fois sous l’influence de convictions semblables.

§ 2. — Nature des preuves dont se contente l’esprit confiné dans le champ de la croyance.

Une croyance est un acte de foi qui n’exige pas de preuves et d’ailleurs n’est vérifiable le plus souvent par aucune. Si la foi s’imposait seulement par des arguments rationnels, peu de croyances auraient pu se former dans le cours des siècles.

Les arguments invoqués par les croyants semblent souvent enfantins à la raison. Celle-ci n’a pas cependant qualité pour les juger, car ils dérivent d’éléments mystiques ou affectifs échappant à son action. La suggestion et la contagion mentale par lesquelles se propagent les croyances sont indépendantes de la raison.

Aucun élément rationnel ne participant à la genèse des croyances, la crédulité du croyant est infinie. Il ne s’imagine pas admettre les choses sans preuves puisqu’il en invoque au contraire toujours ; c’est dans la nature des preuves dont il se contente qu’apparaît la profondeur de sa crédulité.

La lecture des ouvrages sur les moyens de découvrir les sorciers, décrits par de doctes magistrats qualifiés jadis d’éminents, est extrêmement instructive à ce point de vue.

Les documents de cette nature, aussi bien que les livres des théologiens, montrent l’abîme séparant la preuve qu’exige le savant de celle satisfaisant l’esprit enfermé dans le cycle de la croyance.

Inutile de donner ici des exemples. Tous seraient analogues à ceux révélés dans le procès intenté contre l’écrivain italien d’Albano. On prouva clairement qu’il avait appris « les sept arts libéraux » par le secours de sept démons, en découvrant chez lui une bouteille contenant un mélange de sept drogues différentes dont chacune représentait évidemment un démon. Malgré ses quatre-vingts ans, on allait le brûler vif, quand, protégé sans doute par les sept démons captés, il mourut brusquement. Les juges durent se borner à le faire déterrer et brûler sur une place publique.

Sous Louis XIV, on ne brûla qu’exceptionnellement les sorciers, mais personne ne doutait de leur puissance. Le procès de la sorcière la Voisin, révéla que les plus grands personnages du temps, le maréchal de Luxembourg, l’évêque de Langres premier aumônier de la reine, etc., avaient eu recours à la puissance magique qu’ils lui supposaient. L’évêque Simiane de Gorges s’était adressé à elle pour obtenir, par l’influence du diable, le cordon bleu du Saint-Esprit !

Si les tireuses de cartes et les pythonisses modernes racontaient les visites qu’elles reçoivent, on constaterait que la crédulité moderne n’a pas diminué. Je pourrais citer un ancien ministre, connu par son anticléricalisme rigide, qui ne sort jamais sans avoir dans sa poche de la corde de pendu. Un de nos plus éminents ambassadeurs quitte immédiatement une table où se trouvent treize convives. Le fétichisme de ces illustres hommes d’État est-il vraiment supérieur aux croyances religieuses qu’ils proscrivent avec tant de vigueur ? J’en doute un peu.

Les croyants, si convaincus soient-ils, ont toujours senti la nécessité, au moins pour convertir les incrédules, de trouver à leur foi des raisons justificatives. Les nombreuses élucubrations des théologiens prouvent avec quelle persévérance cette tâche fut poursuivie.

L’argument auquel ils se sont le plus attachés en dehors des miracles et des assertions de leurs livres sacrés, a été l’assentiment universel.

Des hommes comme Bossuet n’hésitèrent pas à utiliser une telle preuve. Considérant les opinions particulières méprisables et dangereuses, l’illustre prélat leur opposait la conscience générale comme beaucoup plus sûre. Une doctrine doit être, suivant lui, tenue pour vérité, dès que tous les hommes la jugent telle. Aux yeux de Bossuet, un seul être ne pouvait avoir raison contre la totalité des autres. Il fallut les progrès des sciences modernes pour prouver, que beaucoup de découvertes se sont réalisées, précisément parce qu’un seul homme eut raison contre tous les autres.

Les théologiens se sont donné, en vérité, un mal bien inutile pour combattre une incrédulité appliquée en général à des points accessoires de doctrine. La crédulité intense est au contraire un sentiment universel.

§ 3. — Le point irréductible du conflit de la science et de la croyance.

Nous avons montré que les domaines régis par les diverses formes de logiques étaient trop différents pour pouvoir se pénétrer, et par conséquent entrer utilement en lutte.

Il est cependant un point sur lequel la science et la croyance semblent destinées à se trouver souvent en conflit irréductible parce qu’il touche un principe fondamental.

De toutes les révolutions effectuées dans la pensée humaine, la plus considérable, peut-être, fut réalisée lorsqu’après de longs tâtonnements, la science réussit à prouver que tous les phénomènes sont déterminés par des lois rigoureuses, et non par les volontés capricieuses d’êtres supérieurs. Nos conceptions de l’univers changèrent du même coup.

Cette découverte capitale, qui pour la première fois sortait l’humanité du cycle de la croyance, pour la faire pénétrer dans celui de la connaissance, est loin d’être généralisée encore. Beaucoup d’hommes admettent toujours que des puissances surnaturelles conduisent les évènements et peuvent, quand on les sollicite avec ardeur, en modifier le cours.

Une telle conception étant l’expression d’espoirs qui ne meurent jamais, la science et la croyance seront toujours antagonistes sur ce terrain.

Le conflit menace d’être éternel, car si les dieux se retirent des régions défrichées par la science, on ne peut démontrer aux croyants qu’il n’existe rien dans les vastes domaines non explorés encore. C’est dans ces régions impénétrées que se maintiendront toujours les fantômes créés par la foi.

Abandonner la notion de nécessité dans l’enchaînement d’un seul phénomène, c’est retourner à l’idée détruite avec tant de peines, d’événements dépendant des volontés particulières d’êtres capricieux. Peu importe que leurs caprices soient accidentels. Il suffit qu’ils se produisent une seule fois pour pouvoir se répéter toujours.

Si les phénomènes annoncés par les thaumaturges modernes étaient possibles, la science devrait retourner docilement aux âges où les Dieux décidaient du sort des batailles, et où des légions d’esprits, de fées et de démons intervenaient sans cesse dans la vie journalière. Les conjurations, les prières, les sacrifices, les formules magiques, constitueraient alors, aujourd’hui comme jadis, les seuls moyens de s’assurer la faveur de ces capricieuses puissances.

Cette régression n’est pas à redouter beaucoup. Une mentalité religieuse indestructible nous fera éternellement retourner au surnaturel, mais l’étude attentive des faits miraculeux montrera toujours aussi qu’ils sont des hallucinations créées par notre esprit.

C’est ce que nous expliquerons dans une autre partie de cet ouvrage en essayant d’éclairer, au moyen de l’expérience, la genèse de quelques nouvelles croyances.

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