Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution
CHAPITRE III
LA DISSOLUTION DE L’AME INDIVIDUELLE
DANS L’AME COLLECTIVE.
§ 1. — Désagrégation actuelle des grandes collectivités en petits groupements.
Après s’être péniblement dégagée, par un lent travail séculaire, de la collectivité, l’âme individuelle tend à y retourner actuellement, sous une forme imprévue, fort différente de celle imaginée par certains théoriciens politiques, rêvant un nivellement général des conditions et des fortunes sous la direction de l’État.
A côté des théories socialistes, et bientôt contre elles, se développaient de petits groupes nettement séparés les uns des autres par leurs opinions et leurs intérêts. Cette désagrégation d’une société en fragments sans liens communs constitue ce qu’on a nommé le mouvement syndicaliste.
Loin de rester, comme le socialisme, l’œuvre de théoriciens purs, étrangers aux réalités, il représente une création spontanée due à des nécessités économiques qui se sont imposées partout, ainsi que le prouve sa généralisation, sous des formes diverses, chez des peuples de mentalités distinctes. Les seules différences sont que le syndicalisme, révolutionnaire dans certains pays, reste pacifique dans d’autres.
L’évolution industrielle qui a engendré ce mouvement conduit les grandes patries modernes à se subdiviser en petites patries, ne respectant que leurs lois propres, et méprisant celles de la collectivité générale qui les contient.
L’union provisoire de ces divers groupes, malgré des intérêts distincts, les a doués d’une force assez puissante pour faire prévaloir souvent leurs volontés.
Cette force, chacun en constate facilement les résultats, mais on s’aperçoit beaucoup moins en général, que l’union momentanée de tous ces groupes ne saurait durer. Dès que l’ancien bloc social aura été entièrement dissous en petits fragments solidement constitués, leurs divergences d’intérêts les conduira fatalement à des luttes incessantes. Si chaque groupe est en effet composé d’éléments homogènes, ayant des intérêts et des opinions identiques, il se trouve en conflit avec d’autres groupes, aussi puissants, mais d’intérêts nettement opposés.
On peut dès maintenant pressentir ces futures luttes, entre intérêts contraires, par l’histoire des anciennes républiques italiennes, celles de Sienne et de Florence notamment. Gouvernées par des syndicats ouvriers, leurs dissensions intestines ensanglantèrent pendant des siècles toutes les cités où ils furent maîtres.
N’objectons pas qu’il s’agit de temps très anciens. Les grandes lois sociales ne sont pas nombreuses et se répètent toujours.
Les luttes de groupes ne font que commencer, parce que le pouvoir central, puissant encore, refrène leurs rivalités, mais ce pouvoir perd de plus en plus son action. Dès qu’il l’aura tout à fait perdue on verra les conflits des groupements collectifs se manifester d’abord contre lui, comme à Narbonne, puis entre eux, comme en Champagne, où les syndicats rivaux de deux départements d’intérêts contraires se sont âprement combattus.
Pillages, incendies, massacres seront alors, comme ils le furent toujours, les manifestations inévitables des colères populaires devant la moindre résistance à leurs volontés, lorsqu’aucun frein ne les retient plus.
Nous ne nous sommes pas autant écarté du problème de la genèse des opinions et des croyances que le précédent exposé pourrait le faire croire. Comment comprendre l’unité d’opinions d’un groupe sans avoir déterminé d’abord sous quelles influences il s’est formé ?
Dans les chapitres consacrés à l’étude des opinions individuelles, nous avons souvent eu peine à préciser, parmi les facteurs pouvant agir, ceux qui jouent un rôle prépondérant. Rien n’est plus aisé, au contraire, pour des groupes très homogènes, très circonscrits, tels que ceux dont on vient d’indiquer la formation.
Ils sont en effet composés d’individus ne possédant d’autres opinions que celles de leur petit milieu. Pour conserver sa force, le groupe est obligé de ne tolérer aucune dissidence. Par l’opinion d’un de ses membres, on connaît celle de tous les autres.
Le problème de la genèse des opinions et des croyances, encore compliqué aujourd’hui, se simplifiera donc considérablement quand ne sera plus tolérée que l’opinion du groupe dans lequel on se trouvera confiné. L’indépendance des idées deviendra alors de plus en plus impossible.
Que les sociétés futures tombent sous le joug du socialisme, du syndicalisme, ou des despotes, engendrés par les anarchies nées de ces doctrines, elles n’en seront pas moins mentalement asservies.
§ 2. — Comment l’âme individuelle est sortie de l’âme collective et comment elle y retourne.
L’évolution moderne tend, nous venons de le voir, à désagréger les sociétés en petits groupes distincts, possédant des sentiments, des idées et des opinions identiques, c’est-à-dire une âme commune. Inutile de discuter sur la valeur de cette évolution, les raisons ne changeant pas les choses.
Mais sans juger les faits, on peut du moins chercher à les interpréter. Or, il est aisé de montrer que cette fusion des âmes individuelles en âmes collectives constitue un retour à des phases extrêmement lointaines de l’histoire observées encore à l’état de survivance chez les peuples primitifs inférieurs.
Ces peuples primitifs se composent toujours en effet de petits groupes nommés tribus, momentanément alliés, souvent en guerre. Le rôle de l’individu s’y montre très faible, parce que l’âme individuelle n’est pas dégagée encore. Ils n’ont qu’une âme collective, et c’est pourquoi tous les membres d’une même tribu sont considérés comme responsables des actes d’un seul.
La connaissance de cette notion caractéristique est indispensable pour comprendre le droit usuel de tous les primitifs ou même de demi-civilisés, les Annamites par exemple. Un administrateur d’Indo-Chine, M. Paul Giran, fait justement remarquer que le droit collectif de ce pays paraît incompréhensible aux magistrats européens qu’on y envoie parce qu’ils tiennent pour une indiscutable évidence que seul l’auteur d’un délit en est responsable. L’idée qu’une personne étrangère à un crime puisse, du fait de ce crime, subir une peine quelconque, leur paraît monstrueuse.
Elle ne l’est cependant pas pour l’Annamite. Dans de nombreux cas, les parents appartenant au groupe familial du coupable sont exécutés. Et pourquoi ? Pour la raison psychologique indiquée plus haut, que les éléments de chaque groupe social n’étant pas différenciés, sont considérés comme n’ayant qu’une âme collective. Ce principe est général puisqu’il régit le communisme politique, religieux ou social de tous les peuples à leurs débuts.
Le droit primitif ne distinguant pas la personnalité individuelle, non encore différenciée, de son groupe, punit le groupe tout entier ou un fragment quelconque de ce groupe. Comment les codes qui ne traduisent que la coutume pourraient-ils en décider autrement ?
Le condamné ne proteste nullement, d’ailleurs, contre un tel droit, inique pour le civilisé, mais équitable pour l’homme, imprégné du sentiment très net de son étroite solidarité avec un groupe dont il ne se croit pas séparable.
Les Européens eux-mêmes reviennent à ce droit primitif en temps de guerre, quand ils fusillent les otages, en s’appuyant sur le principe de la responsabilité collective. Ils semblent destinés à y retourner d’une façon plus générale encore, si les sociétés continuent à se désagréger en groupes, comme ceux étudiés plus haut.
La non-différenciation psychologique des divers membres d’une tribu, chez les primitifs, s’accompagne aussi d’une non-différenciation anatomique. J’ai jadis prouvé, par des recherches faites sur des milliers de crânes, que l’homogénéité anatomique d’un peuple est d’autant plus grande qu’on remonte plus haut vers ses origines, et qu’à mesure qu’il progresse les crânes de ses divers membres se différencient davantage. Ce fait est à rapprocher des observations des voyageurs montrant que tous les membres d’une tribu sauvage se ressemblent étonnamment et que les sexes eux-mêmes sont à peine distincts.
L’âme collective des primitifs, les peuples civilisés la possèdent également. Mais des âmes individuelles en limitent l’influence. La première constitue ce que nous avons appelé l’âme de la race. Elle se manifeste surtout dans les grandes circonstances intéressant la destinée du peuple tout entier. L’âme individuelle se manifeste au contraire dans les moindres circonstances habituelles de la vie quotidienne. Cette superposition des âmes individuelles à l’âme collective est, je l’ai dit déjà, un phénomène analogue à celui observé chez tous les êtres dont les espèces possèdent, avec les caractères généraux du genre auquel ils appartiennent, ceux spéciaux à chaque espèce.
On ne recherchera pas ici au prix de quels efforts séculaires l’âme individuelle s’est lentement dégagée de l’âme collective, où l’intérêt social tendait à la maintenir, par l’action puissante des croyances religieuses, du milieu, des coutumes, des traditions et des lois.
Exposer cette succession d’efforts serait refaire l’histoire. Une pareille étude nous apprendrait que, dans la suite des temps, le nombre d’hommes ayant réussi à se dégager du poids énorme de l’âme collective fut toujours assez rare. Elle nous montrerait aussi que l’humanité leur doit tous les progrès accomplis pendant son lent essor. Elle nous dirait enfin que les sociétés qui ont vécu par eux se sont toujours cependant dressées contre eux. S’ils furent tolérés quelquefois, aux périodes de transition, ce ne fut jamais pour longtemps. Les mouvements socialistes et syndicalistes actuels représentent de nouvelles phases de la perpétuelle tentative des sociétés pour unifier les hommes et les maintenir dans les mêmes opinions, les mêmes croyances et la même conduite.
Le plus important des faits exposés dans ce chapitre est le commencement de désagrégation des sociétés actuelles en petits groupes indépendants, réciproquement hostiles, cherchant à s’isoler de plus en plus et enlever ainsi aux nations leur unité. L’âme individuelle, qui avait mis des siècles à se dégager un peu de l’âme collective, y retourne actuellement.
Nous assistons donc à ce phénomène singulier, de peuples civilisés tendant à remonter vers une mentalité inférieure qui fut celle des premiers âges. Les grandes luttes de l’avenir seront moins souvent entre peuples différents qu’entre les groupes constitués au sein de chacun d’eux.
La dissolution de l’âme individuelle dans l’âme collective d’un groupe est sans doute une force pour ce groupe, mais ne constitue sûrement pas un progrès, ni pour la société ni pour les individus. On ne devient une personnalité puissante qu’en s’évadant de l’âme collective.