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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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LIVRE II
LE TERRAIN PSYCHOLOGIQUE DES OPINIONS ET DES CROYANCES

CHAPITRE I
LES GRANDS RESSORTS DE L’ACTIVITÉ DES ÊTRES. LE PLAISIR ET LA DOULEUR.

§ 1. — Rôles du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur sont le langage de la vie organique et affective, l’expression d’équilibres satisfaits ou troublés de l’organisme. Ils représentent les moyens employés par la nature pour obliger les êtres à certains actes sans lesquels le maintien de l’existence serait impossible.

Plaisir et douleur sont donc les indices d’un état affectif antérieur. Ce sont des effets, comme les symptômes pathologiques sont les conséquences d’une maladie.

La faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur constitue la sensibilité. La vie affective et psychique des êtres dépend tout entière de cette sensibilité.

Le langage des organes, traduit par le plaisir et la douleur, est plus ou moins impérieux, suivant les nécessités à satisfaire. Il en existe, comme la faim, qui n’attendent pas.

La faim est la douleur la plus redoutée ; l’amour, le plaisir le plus recherché, et l’on peut répéter, avec le grand poète Schiller, que la machine du monde se soutient par la faim et l’amour.

Les autres variétés du plaisir et de la douleur sont des mobiles, moins puissants parce que moins intenses. C’est bien à tort que Schopenhauer soutenait : « qu’on peut ramener à trois tous les principes qui font agir l’homme, l’égoïsme, la méchanceté et la pitié ».

Dans ces dernières années, quelques philosophes, William James notamment, ont contesté le rôle du plaisir et de la douleur comme mobiles de notre activité. « Ils n’interviennent aucunement, par exemple, dit ce dernier, dans les manifestations de nos émotions. Qui fronce le sourcil pour le plaisir de froncer le sourcil ? On ne respire pas pour le plaisir. »

Cette argumentation n’est pas heureuse. Certes, on ne respire pas pour le plaisir, mais la douleur qu’entraînerait la cessation de respirer oblige rigoureusement à cette fonction. On ne fronce pas les sourcils par plaisir, mais par suite d’un mécontentement qui constitue déjà une forme de la douleur.

§ 2. — Caractères discontinus du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur ne connaissent pas la durée. Leur nature est de s’user rapidement, et par conséquent de n’exister qu’à la condition d’être intermittents. Un plaisir prolongé cesse vite d’être un plaisir et une douleur continue s’atténue vite. Sa diminution peut même, par comparaison, devenir un plaisir.

Le plaisir n’est donc plaisir qu’à condition d’être discontinu. Le seul plaisir un peu durable est le plaisir non réalisé, ou désir.

Le plaisir n’est guère connaissable que par sa comparaison avec la douleur. Parler de plaisir éternel est un non-sens, comme l’avait justement observé Platon. Les dieux ignorant la douleur ne peuvent pas, suivant lui, éprouver de plaisir.

La discontinuité du plaisir et de la douleur représente la conséquence de cette loi physiologique que le changement est la condition de la sensation. Nous ne percevons pas des états continus, mais des différences entre des états simultanés ou successifs. Le tic tac de la plus bruyante horloge finit à la longue par ne plus être entendu et le meunier ne sera pas réveillé par le bruit des roues de son moulin, mais par leur arrêt.

C’est en raison de cette discontinuité nécessaire que le plaisir prolongé n’est bientôt plus du plaisir, mais quelque chose de neutre ne pouvant redevenir vivace qu’après avoir été perdu. Le bonheur paradisiaque rêvé par les croyants serait bientôt sans attrait pour eux, à moins de passer alternativement du paradis à l’enfer.

Le plaisir est toujours relatif et lié aux circonstances. La douleur d’aujourd’hui devient le plaisir de demain et inversement. Douleur, pour un homme ayant abondamment dîné, d’être condamné à manger des croûtes de pain desséché ; plaisir, pour le même individu abandonné plusieurs jours sans aliments dans une île déserte.

La sagesse populaire dit avec raison que chacun prend son plaisir où il le trouve. Le plaisir de l’ouvrier buvant et vociférant au cabaret diffère sensiblement de celui de l’artiste, du savant, de l’inventeur, du poète composant leurs œuvres. Le plaisir de Newton découvrant les lois de la gravitation, fut sans doute plus vif que s’il avait hérité des nombreuses femmes du roi Salomon.

L’importance du rôle de la sensibilité au plaisir et à la douleur apparaît nettement si l’on essaie d’imaginer ce que pourrait être l’existence d’un de ces purs esprits, tels que les sectateurs de plusieurs religions les supposent.

Dépourvus de sens et, par conséquent, de sensations et de sentiments, ils resteraient indifférents au plaisir et à la douleur et ne connaîtraient aucun de nos mobiles d’action. Les plus angoissantes souffrances d’individus jadis chéris par eux, ne sauraient les émouvoir. Ils n’éprouveraient donc nul besoin de communiquer avec eux. L’existence de tels êtres, on ne la conçoit même pas.

§ 3. — Le désir comme conséquence du plaisir et de la douleur.

Le plaisir et la douleur engendrent le désir. Désir d’atteindre le plaisir et d’éviter la douleur.

Le désir est le principal mobile de notre volonté et, par suite, de nos actes. Du polype à l’homme, tous les êtres sont mus par le désir.

Il inspire la volonté, qui ne peut exister sans lui, et dépend de son intensité. Le désir faible engendre naturellement une volonté faible.

Il ne faut pas cependant confondre volonté et désir, comme le firent plusieurs philosophes, tels que Condillac et Schopenhauer. Tout ce qui est voulu est évidemment désiré, mais on désire bien des choses qu’on sait ne pouvoir vouloir.

La volonté implique délibération, détermination et exécution, états de conscience qui ne s’observent pas dans le désir.

Le désir établit l’échelle de nos valeurs, variable d’ailleurs, avec le temps et les races. L’idéal de chaque peuple est la formule de son désir.

Un désir qui envahit tout l’entendement transforme notre conception des choses, nos opinions et nos croyances. Spinoza l’a dit justement : nous jugeons une chose bonne, non par jugement, mais parce que nous la désirons.

La valeur des choses n’existant pas en elle-même, est déterminée par le seul désir et proportionnellement à l’intensité de ce désir. L’estimation variable des objets d’art en fournit la preuve journalière.

Père de tout effort, maître, souverain des hommes, générateur des dieux, créateur de tout idéal, le désir ne figure pourtant pas aux Panthéons antiques. Seul, le grand réformateur Bouddha comprit que le désir est le vrai dominateur des choses, le ressort de l’activité des êtres. Pour délivrer l’humanité de ses misères et la conduire au perpétuel repos, il tenta de supprimer ce grand mobile de nos actions. Sa loi soumit des millions d’hommes, mais ne triompha pas du désir.

C’est, en effet, que l’homme ne saurait vivre sans lui. Le monde des idées pures de Platon pourrait posséder la beauté sereine qu’il rêvait, contenir les modèles éternels des choses : n’étant pas vivifié par le souffle du désir, il ne nous intéresserait pas.

§ 4. — Le plaisir en perspective. L’espérance.

L’espérance est fille du désir, mais n’est pas le désir. Elle constitue une aptitude mentale qui nous fait croire à la réalisation d’un désir. On peut désirer une chose sans l’espérer. Tout le monde désire la fortune, très peu l’espèrent. Les savants désirent découvrir la cause première des phénomènes, ils n’ont aucun espoir d’y arriver.

Le désir se rapproche quelquefois de l’espérance au point de se confondre avec elle. A la roulette, je désire et j’espère gagner.

L’espérance est une forme de plaisir en expectative qui, dans sa phase actuelle d’attente, constitue une satisfaction souvent plus grande que celle produite par sa réalisation.

La raison en est évidente. Le plaisir réalisé est limité en quantité et en durée, alors que rien ne borne la grandeur du rêve créé par l’espérance. La puissance et le charme de l’espérance est de contenir toutes les possibilités de plaisir.

Elle constitue une sorte de baguette magique transformant toute chose. Les réformateurs ne firent jamais que substituer une espérance à une autre.

§ 5. — Le régulateur du plaisir et de la douleur. L’habitude.

L’habitude est le grand régulateur de la sensibilité, elle engendre la continuité de nos actes, émousse le plaisir et la douleur et nous familiarise avec les fatigues et les plus durs efforts. Le mineur s’habitue si bien à sa pénible existence, qu’il la regrette quand l’âge de la retraite le condamne à vivre au soleil.

L’habitude, régulateur de la vie individuelle, est aussi le vrai soutien de la vie sociale. On peut la comparer à l’inertie qui s’oppose, en mécanique, aux variations de mouvement. Le difficile pour un peuple est d’abord de se créer des habitudes sociales, puis de ne pas trop s’y attarder. Quand le joug des habitudes s’est appesanti longtemps sur lui, il n’en peut plus sortir que par des révolutions violentes. Le repos dans l’adaptation que constitue l’habitude ne doit pas se prolonger. Peuples vieillis, civilisations avancées, individus âgés tendent à trop subir le joug de la coutume, c’est-à-dire de l’habitude.

Inutile de disserter longuement sur son rôle. Il a frappé tous les philosophes et est devenu un dogme de la sagesse populaire.

« Qu’est-ce que nos principes naturels, dit Pascal, sinon nos principes accoutumés ? Et dans les enfants ; ceux qu’ils ont reçus de la coutume de leurs pères… une différente coutume donnera d’autres principes naturels.

La coutume est une seconde nature qui détruit la première.

La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense… C’est elle qui fait tant de chrétiens, c’est elle qui fait les turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. Enfin, il faut avoir recours à elle quand une fois l’esprit a vu où est la vérité.

… Il faut acquérir une créance plus facile, qui est celle de l’habitude, qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. Quand on ne croit que par la force de la conviction… ce n’est pas assez. »

L’existence d’un individu ou d’un peuple serait instantanément paralysée si, par un pouvoir surnaturel, il était soustrait à l’influence de l’habitude. C’est elle qui nous dicte chaque jour ce que nous devons dire, faire et penser.

§ 6. — Le plaisir et la douleur considérés comme les certitudes psychologiques fondamentales.

Les philosophes ont tenté d’ébranler toutes nos certitudes et de montrer que nous ne connaissions du monde que des apparences.

Mais nous posséderons toujours deux grandes certitudes, que rien ne saurait détruire : le plaisir et la douleur. Toute notre activité dérive d’elles. Les récompenses sociales, les paradis et les enfers créés par les codes religieux ou civils se basent sur l’action de ces certitudes dont la réalité évidente ne peut être contestée.

Dès que se manifeste la vie, apparaissent le plaisir et la douleur. Ce n’est pas la pensée, mais la sensibilité qui nous révèle notre moi. En disant : « Je sens, donc je suis », au lieu de : « Je pense, donc je suis, » Descartes eût été plus près de la vérité. Sa formule, ainsi modifiée, s’applique à tous les êtres et non plus seulement à une fraction de l’humanité.

De ces deux certitudes on pourrait tirer toute une philosophie pratique de la vie. Elles fournissent une réponse sûre à l’éternelle question si répétée depuis l’Ecclésiaste : pourquoi tant de travail et tant d’efforts, puisque la mort nous attend, et que notre planète se refroidira un jour ?

Pourquoi ? Parce que le présent ignore l’avenir et que dans le présent la Nature nous condamne à rechercher le plaisir et fuir la douleur.

L’ouvrier courbé sur son labeur, la sœur de charité qu’aucune plaie ne révolte, le missionnaire torturé par les sauvages, le savant poursuivant la solution d’un problème, l’obscur microbe s’agitant au fond d’une goutte d’eau, tous obéissent aux mêmes stimulants d’activité : l’attrait du plaisir, la crainte de la douleur.

Aucune activité n’a d’autre mobile. On ne saurait même en imaginer de différents. Seuls les noms peuvent varier. Plaisirs esthétiques, guerriers, religieux, sexuels, etc., sont des formes diverses du même ressort physiologique. L’activité des êtres s’évanouirait si disparaissaient les deux certitudes qui sont leurs grands mobiles : le plaisir et la douleur.

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