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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE II
LE CONFLIT DES DIVERSES FORMES DE LOGIQUES DANS LA VIE DES PEUPLES.

§ 1. — Conséquences de la destruction des actions inhibitrices des sentiments dans la vie sociale.

La nécessité de refréner les sentiments nuisibles à la société au moyen d’autres sentiments fixés par l’éducation, la morale et les codes, constitue, nous venons de le dire, le principe fondamental de la vie collective, et jamais en vain les peuples le méconnaissent.

On ne libère pas des sentiments que le milieu social avait péniblement réussi à contenir, sans créer de l’anarchie. Son premier symptôme est un rapide accroissement de la criminalité, tel que celui constaté en France aujourd’hui. Il est favorisé d’ailleurs par le développement de l’humanitarisme, qui paralyse la répression et tend, par conséquent, à détruire tous les freins.

Notre démocratie actuelle expérimente de plus en plus les conséquences de la suppression de ces actions inhibitrices qui, seules, pouvaient contre-balancer les sentiments antisociaux.

La haine des supériorités et l’envie, qui sont devenues ses fléaux et menacent son existence, dérivent de sentiments trop naturels pour n’avoir pas subsisté toujours. Mais, dans les sociétés hiérarchisées du passé, leur manifestation était difficile.

Ayant acquis aujourd’hui libre essor, encouragés sans cesse par des politiciens avides de popularité et des universitaires mécontents de leur sort, ces sentiments exercent constamment leur désastreuse tyrannie.

Il a fallu une bien grande dissociation des actions inhibitrices, à peu près fixées par l’hérédité, pour qu’aient pu se produire des actes comme la révolte des postiers, celle des cheminots et finalement de plusieurs villes d’un grand département.

Ces désagrégations sociales ne sont d’ailleurs devenues possibles que par les capitulations répétées de gouvernants, dominés par la faiblesse qu’engendre inévitablement la peur. Devant l’impuissance des codes s’est progressivement créée cette notion, qu’employer la menace et l’action directe était un moyen sûr pour faire plier des lois jadis considérées comme inviolables.

Et si les gouvernants en sont arrivés à tant de lâches concessions, c’est par une méconnaissance profonde de certaines notions psychologiques qu’aucun homme d’État ne devrait ignorer et que, jadis, ils n’ignoraient pas.

De ces notions, une des plus fondamentales est la suivante :

Une société subsiste grâce au maintien de cette conviction héréditaire, qu’il faut respecter religieusement les lois sur lesquelles l’organisme social est fondé.

La force que possèdent les codes pour se faire obéir est surtout morale. Aucune puissance matérielle ne réussirait à faire respecter une loi que tout le monde violerait.

Si un génie malfaisant voulait détruire une société en quelques jours, il n’aurait qu’à suggérer à tous ses membres le refus d’obéir aux lois. Le désastre serait beaucoup plus grand qu’une invasion suivie de conquête. Un conquérant se borne généralement, en effet, à changer le nom des maîtres qui détiennent le pouvoir, mais son intérêt est de conserver soigneusement les cadres sociaux dont l’action est toujours plus efficace que celle des armées.

Détruire la croyance dans la nécessité du respect des freins sociaux, représentés par les lois, c’est préparer une révolution morale infiniment plus dangereuse qu’une révolution matérielle. Les monuments saccagés se rebâtissent vite, mais, pour refaire l’âme d’un peuple, il faut souvent des siècles.

Nous avons déjà subi de ces désagrégations mentales à divers âges de notre histoire, et dans son livre sur Jeanne d’Arc, Hanotaux en a marqué une en termes frappants :

« Quand toute hiérarchie est abolie, quand le commandement a dissipé lui-même son autorité, quand, par ses fautes, il a laissé se perdre le respect, quand l’organisme social jonche la terre, le champ est libre aux initiatives individuelles. Elles surgissent, et, selon les lois naturelles, cherchent leur croissance et leur floraison dans la déliquescence des institutions détruites. »

Les sectaires combattant la tradition au nom du progrès et rêvant de détruire la société pour s’emparer de ses richesses, comme Attila rêvait de piller Rome, ne voient pas que leur vie est un étroit tissu d’acquisitions ancestrales sans lesquelles ils ne vivraient pas un seul jour.

On sait comment finissent toujours de pareilles tentatives. Il faudra cependant les subir encore sans doute, puisque seule l’expérience répétée instruit. Les vérités formulées dans les livres sont de vaines paroles. Elles ne pénètrent profondément l’âme des peuples qu’à la lueur des incendies et au bruit des canons.

§ 2. — Les éléments mystiques et affectifs dans la vie des peuples.

Le rôle de la logique rationnelle, si prépondérant dans l’évolution des sciences et parfois dans la vie des individus, est extrêmement faible dans l’existence des peuples.

Sans doute, à n’examiner que la superficie des choses sans essayer de découvrir leurs ressorts cachés, le récit des faits paraît infirmer la thèse précédente. Les historiens font perpétuellement intervenir la raison dans leurs explications. A s’en tenir uniquement aux temps modernes, n’entend-on pas répéter partout que la Révolution eut pour origine les dissertations des philosophes et que son but principal fut le triomphe d’idées rationnelles ?

A aucune époque, en effet, la raison ne fut tant invoquée. On arriva même à la déifier et lui bâtir un temple. En réalité, il n’existe pas de période où elle ait joué un plus faible rôle. On le découvrira sûrement lorsque, dégagés des atavismes qui nous aveuglent, il deviendra possible d’écrire une psychologie de la Révolution française.

Même à ses débuts, la Révolution n’eut pour soutiens que des éléments affectifs. Les bourgeois qui en furent les premiers instigateurs étaient surtout guidés par un sentiment de jalousie intense contre une classe qu’ils croyaient avoir égalée.

Sans doute, le peuple ne songeait pas d’abord à envier certaines situations trop éloignées de lui pour qu’il espérât jamais les atteindre ; cependant il accueillit le mouvement révolutionnaire avec enthousiasme. Sentiment bien naturel, car la destruction légale des contraintes sociales et les promesses qu’on faisait luire à ses yeux lui ouvraient la perspective d’être l’égal de ses anciens maîtres et de s’emparer de leurs richesses. Dans la devise révolutionnaire, rappelée sur nos monnaies et sur nos murs, un seul terme, celui d’Égalité, passionna les esprits comme il les passionne encore. De fraternité on ne parle plus guère aujourd’hui, la lutte des classes étant devenue la devise des temps nouveaux. Quant à la liberté, les foules n’en comprirent jamais le sens et la refusèrent toujours.

Si les révolutions séduisent tant les peuples, c’est surtout parce qu’elles libèrent des sentiments que les nécessités sociales obligent à refréner, mais qui ne le sont jamais que péniblement et incomplètement.

J’ai montré dans un précédent chapitre le rôle fondamental des actions inhibitrices sur les sentiments, et leur importance. Elles se montrent surtout nécessaires chez les peuples à impulsions vives et mobiles.

Si l’éducation, la tradition, les codes ne parviennent pas à canaliser ces impulsions et les actes qui en résultent, un tel peuple sera la proie non seulement des meneurs, mais encore de tous les ennemis extérieurs qui sauront exploiter sa sensibilité. L’histoire en fournit des preuves à chaque page. La guerre de 1870, par exemple, est remplie d’enseignements à cet égard. L’Empereur malade, le roi de Prusse âgé voulaient éviter à tout prix le conflit. Dans son désir de l’empêcher, le roi de Prusse avait fini par renoncer à la candidature de son parent au trône d’Espagne et la paix paraissait assurée.

Mais, derrière ces esprits incertains et de volonté faible, un cerveau puissant, à la volonté énergique, tenait les fils du destin. En supprimant adroitement quelques mots d’une dépêche, il sut exaspérer jusqu’à la fureur la sentimentalité d’un peuple trop sensible et l’obligea, sans préparation militaire, à déclarer la guerre à des ennemis depuis longtemps préparés. Utilisant ensuite les sentiments de chaque nation, il parvint à maintenir la neutralité nécessaire à ses desseins. Aveuglée par les sentiments que ce profond psychologue avait fait vibrer, l’Angleterre refusa de s’associer à un projet de congrès, sans prévoir ce que lui coûterait plus tard la formation d’une puissance militaire prépondérante, son cauchemar aujourd’hui. Obéir aux impulsions affectives condamne à être dominé par ceux qui savent les faire surgir. Connaître l’art de manier les sentiments des hommes, c’est devenir leur maître.

§ 3. — Les équilibres et les ruptures des diverses formes de logiques dans la vie des peuples.

Nous avons vu qu’à l’état normal s’établissait chez les individus une sorte d’équilibre entre les impulsions diverses issues des logiques qui les guident. Il en est généralement de même dans la vie des peuples.

Lorsque, sous certaines influences, cet équilibre vient à être troublé, des perturbations profondes se manifestent et une révolution est proche. Cette dernière constitue le plus souvent une véritable maladie mentale, résultant du défaut d’équilibre entre les impulsions de diverses logiques dont l’une est devenue trop dominante.

C’est surtout la prépondérance de la logique mystique qui produit les grands bouleversements de l’humanité. Croisades, guerres de religion, Révolution française, en fournissent des exemples. De tels mouvements représentent des crises de ce mysticisme toujours puissant auxquelles les peuples, comme les individus, ne sauraient échapper.

Du conflit des diverses formes de la logique, résultent la plupart des oscillations de l’histoire. Quand l’élément mystique prédomine, ce sont les luttes religieuses avec leur impérieuse violence. Lorsque l’élément affectif l’emporte, on constate, suivant le facteur sentimental développé, soit les grandes entreprises guerrières, soit au contraire la floraison de l’humanitarisme et du pacifisme, dont les conséquences finales ne sont pas moins meurtrières. Les guerres civiles et religieuses sont des luttes entre logiques différentes, dont l’une devient momentanément trop prépondérante.

Lorsque la logique rationnelle prétend intervenir exclusivement dans la vie d’un peuple les bouleversements ne sont pas moins profonds. La raison n’est guère alors qu’un vêtement d’emprunt, dissimulant des impulsions affectives ou mystiques.

De nos jours, les foules et leurs meneurs restent, nous l’avons montré, aussi saturés de mysticisme que leurs plus lointains ancêtres. Des mots et des formules doués de pouvoir magique ont hérité de la puissance attribuée aux divinités adorées de nos pères. L’hallucinant espoir de paradis enchanteurs vit toujours.

Avec un fond invariable, le mysticisme modifie fréquemment son aspect. Il a pris actuellement une forme rationaliste. C’est au nom de la raison pure que les apôtres des fois nouvelles prétendent reconstruire les sociétés et les hommes.

Le pouvoir de transformation sociale attribué aujourd’hui à la raison s’explique facilement. Les progrès réalisés par elle dans les sciences étant considérables, il devenait naturel de supposer que des méthodes ayant engendré de tels résultats, pouvaient transformer les sociétés et créer le bonheur universel.

Une psychologie plus éclairée montre malheureusement que les sociétés n’évoluent pas avec des raisons mais sous l’influence d’impulsions affectives et mystiques sur lesquelles la raison est sans prise.

La tâche difficile des conducteurs des peuples actuels est de concilier les impulsions des diverses logiques, qui les mènent en réalité, avec celles de la logique rationnelle aspirant à les diriger d’une façon exclusive. La traditionnelle Angleterre elle-même commence à subir ce conflit. Les institutions politiques qui firent sa grandeur sont maintenant en butte aux attaques rationalistes de partis avancés prétendant rebâtir l’édifice au nom de la raison, c’est-à-dire de leur raison.

Le rôle des grands hommes d’État est de savoir orienter la destinée des peuples, en utilisant les impulsions affectives et mystiques qui les mènent et non en essayant de détruire ces dernières au nom de la raison.

Les conflits des diverses formes de logiques ne durent pas toujours. Ils tendent, nous l’avons vu, vers l’équilibre. Les contradictions subsistent mais on arrive à ne plus les apercevoir. L’élément intellectuel se résigne le plus souvent à subir les influences affectives et mystiques, sans consentir cependant à s’avouer sa défaite. C’est même pourquoi nous renonçons généralement à discuter nos affections et nos croyances. Leur analyse serait du reste bien difficile ; on n’est pas toujours pris aux mensonges des autres mais très aisément à ses propres mensonges. L’adage antique : « Connais-toi toi-même », est heureusement d’une réalisation impossible, car nous connaissant nous-mêmes, découvrant les luttes perpétuelles dont notre entendement est le siège, notre existence sombrerait dans un chaos d’incertitudes. S’ignorer vaut mieux parfois que se connaître.


Retenons de toutes les considérations précédentes que des éléments mystiques et affectifs, ayant leurs lois spéciales, persistent toujours dans l’esprit et servent de base à la conduite des individus et des peuples.

Bien que souvent contraires, toutes nos impulsions finissent par s’équilibrer et agir chacune dans leur domaine si on ne les trouble pas et surtout si l’on ne tente pas entre elles d’impossibles conciliations. Vérités affectives, vérités mystiques et vérités rationnelles sont filles de logiques trop différentes pour se fusionner jamais.

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