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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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CHAPITRE III
LA LOGIQUE AFFECTIVE ET LA LOGIQUE COLLECTIVE.

§ 1. — La logique affective.

On a su distinguer depuis longtemps dans l’âme humaine la sphère du sentiment et celle de la raison. Depuis une époque récente seulement, on parle de la logique des sentiments.

Avant d’arriver à différencier la logique intellectuelle et celle des sentiments, il fallait d’abord reconnaître que la vie affective possède une existence autonome indépendante de la vie intellectuelle.

Cette dernière apparut fort tard dans l’histoire du monde, alors que l’existence affective et la logique qu’elle implique ont guidé les êtres vivants depuis les âges géologiques. Tous ont senti avant de connaître. Conduits seulement par la logique biologique et la logique affective, les animaux ont parfaitement vécu et rempli leur destinée. Une simple poule sait élever ses poussins, les diriger, leur apprendre à se nourrir, les protéger contre leurs ennemis. Ces opérations sont un peu méprisées des psychologues, qui s’évitent ainsi les efforts nécessaires pour les comprendre.

Lorsqu’on ne connaissait que la logique rationnelle, tous nos jugements paraissaient d’origine purement intellectuelle. Il en est ainsi dans les questions scientifiques, mais bien rarement dans les sujets usuels formés au cours de la vie journalière. Le plus souvent alors, c’est la logique affective qui leur sert de base et devient ainsi notre vrai guide.

On constate de plus en plus l’exactitude de cette proposition fondamentale à mesure que l’influence des éléments affectifs est mieux comprise. Dans ce domaine éclairé par des lumières qui ne sont pas celles de la raison, les choses s’enchaînent suivant des règles rigoureuses très étrangères à notre logique rationnelle.

Abandonnée jusqu’ici aux fantaisies des romanciers et des poètes, la logique affective est destinée à jouer un rôle prépondérant dans la psychologie de l’avenir. Comme le dit très justement Ribot, « la place des influences affectives dans la vie psychique est la première. La connaissance apparaît non comme une maîtresse, mais comme une servante. »

§ 2. — Comparaison de la logique affective et de la logique rationnelle.

Les caractères respectifs de la logique rationnelle et de la logique affective vont être mis en évidence par leur comparaison.

La logique rationnelle régit le cycle de l’activité mentale consciente. La logique affective domine celui de l’activité mentale inconsciente.

Les enchaînements de la logique affective étant inconscients, l’évolution de nos sentiments reste peu accessible. Nous sommes maîtres de notre vie intellectuelle, non de notre vie affective. Sympathie et antipathie se réfrènent mais ne se commandent pas.

Logique affective et logique rationnelle sont trop distinctes pour avoir une commune mesure. Il est donc impossible, je l’ai dit déjà, d’exprimer exactement les éléments affectifs en termes intellectuels. La logique rationnelle ne saurait ni comprendre, ni traduire, ni juger les actes dictés par la logique des sentiments.

Les mots par lesquels nous essayons de représenter les sentiments les traduisent fort mal. Ils n’y parviennent un peu que par voie d’association. L’habitude de lier les sentiments au son de certains mots donne à ces derniers le pouvoir d’évoquer des représentations mentales affectives.

La musique, véritable langage des sentiments, les évoque beaucoup mieux que les mots, mais, faute de précision, elle ne permet que des relations très vagues entre les êtres.

La logique affective ignorant la logique rationnelle, impose le plus souvent une résolution avant que cette dernière ait fini de délibérer. La première ne tient compte ni des raisons, ni des contradictions, ni des principes.

La logique rationnelle s’appuie sur des éléments objectifs tirés de l’expérience et de l’observation. Ces éléments sont constitués par des faits précis, isolés, susceptibles de mesure. La logique sentimentale n’a pour soutiens que des éléments subjectifs formés en nous-mêmes et dont aucune mesure ne permet d’apprécier exactement la valeur. Les représentations mentales conscientes que crée la logique affective demeurent pour cette raison toujours imprécises.

Dans la logique rationnelle, les idées peuvent s’associer suivant certaines règles universellement admises. Dans la logique affective, les sentiments se groupent généralement en dehors de notre volonté et selon un mécanisme précis mais mal connu. Tout au plus pouvons-nous dire que certains sentiments en font surgir d’autres qui se combinent avec eux. La douleur engendre la tristesse, l’amour crée la joie, la colère le désir de la vengeance, etc.

En raison de leur caractère objectif, les règles de la logique rationnelle sont appliquées de la même façon par tous les hommes arrivés à un certain degré de culture. C’est pourquoi, sur les sujets scientifiques, ils finissent toujours par s’accorder. La logique affective varie au contraire d’un sujet à un autre parce que les sentiments des individus sont fort différents. Dans tous les domaines qu’elle régit : croyances religieuses, morales, politiques, etc., l’accord est, pour cette raison, impossible.

Les règles de la logique affective ne pouvant être universelles comme celles de la logique rationnelle, un traité de logique affective vrai pour un individu ou une certaine catégorie d’individus ne le serait pas pour les autres. Un livre de logique rationnelle possède au contraire une valeur invariable pour tous.

Les considérations précédentes montrent que les mêmes choses envisagées du point de vue de la logique intellectuelle ou de la logique affective, apparaissent nécessairement différentes. L’erreur générale est de vouloir juger avec la raison des phénomènes régis par la logique des sentiments.

Bien que les lois de la logique affective soient très peu connues, l’expérience a enseigné certaines règles empiriques souvent utilisées par les grands orateurs. Sans perdre leur temps à enchaîner des raisons capables tout au plus de convaincre sans faire agir, ils éveilleront progressivement des émotions, s’ingénieront à les varier, sachant fort bien que la sensibilité produite par un excitant déterminé s’épuise vite. Par des gradations habiles, des mots évocateurs, des gestes, des intonations, ils forment l’atmosphère sentimentale où leurs conclusions pourront être acceptées.

Les sentiments constituant les vrais mobiles de nos actions, il est tout naturel que leur logique nous conduise. En soulevant les passions des hommes, on change leur conduite. En subjuguant les cœurs, on contraint les volontés.

La seule utilité de la logique rationnelle pour un orateur consiste à créer des cadres lui permettant d’ordonnancer ses discours.

Les éléments affectifs interviennent perpétuellement dans nos conceptions du monde et sont à la base de nos idées morales, religieuses, politiques et sociales. Les vérités scientifiques elles-mêmes en sont imprégnées dans leurs théories.

La logique affective ne nous gouverne pas heureusement toujours. Par un mécanisme que nous étudierons bientôt, la logique intellectuelle réussit à dominer quelquefois ses impulsions.

Domination peu facile d’ailleurs, puisque après des accumulations de siècles elle est faible encore. On voit néanmoins le chemin parcouru en constatant par l’étude des sauvages ce que furent les primitifs dominés par la sentimentalité pure.

Ces primitifs, sur lesquels la logique intellectuelle est sans prise, obéissent à toutes leurs impulsions. Dès que la faim les pousse, ils se précipitent sur leur proie. Inspirés par la haine, ils se ruent sur leur ennemi. Telle était l’existence des premiers hommes que les philosophes de la Révolution nous offraient pour modèles.

§ 3. — La logique collective.

La logique affective est un des soutiens de la logique collective. Nous n’étudierons pas maintenant cette dernière, devant nous en occuper dans le chapitre consacré aux opinions et aux croyances collectives.

Nous rappellerons seulement que logique affective et logique collective ne peuvent être confondues, la dernière ne se manifestant que dans les foules et pouvant provoquer des actes contraires à ceux inspirés par la logique affective.


On verra plus loin comment l’âme collective momentanément créée par une foule représente un agrégat très spécial où l’impossible n’existe pas, où la prévoyance est ignorée, où la sensibilité apparaît toujours hypertrophiée et où la logique rationnelle est entièrement dépourvue d’action.

Nous venons de montrer dans ce chapitre, que la logique affective constitue, avec la logique mystique qui va être étudiée maintenant, le vrai mobile de nos actes. Pour agir, il faut d’abord sentir. Dès que nous avons senti, cette logique intervient.

Son influence domina tous les âges. Très tard seulement, l’homme apprit à se soustraire un peu à sa puissance. L’heure n’a pas sonné encore où la logique rationnelle dominera la logique affective au lieu d’être dominée par elle.

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