← Retour

Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

16px
100%

CHAPITRE III
RÔLE ATTRIBUÉ A LA RAISON ET A LA VOLONTÉ DANS LA GENÈSE D’UNE CROYANCE.

§ 1. — Indépendance de la raison et de la croyance.

Les rares études, publiées sur la formation des croyances, proclament généralement qu’elles sont volontaires et rationnelles. Cette persistante erreur provient de la vieille illusion du rôle de l’intelligence en psychologie.

Nous avons séparé nettement, dans cet ouvrage, le moi affectif du moi intellectuel et montré qu’ils sont gouvernés par des formes de logiques très différentes. Il s’en suivait, naturellement, que la raison, expression de l’intelligence, était indépendante de la croyance, expression des sentiments et du mysticisme qui en dérive. La preuve de cette indépendance s’est accentuée encore quand nous avons constaté que la croyance et la connaissance s’édifiaient par des méthodes entièrement dissemblables.

La plupart de nos luttes politiques et religieuses tiennent à cette prétention illusoire de vouloir faire agir l’une sur l’autre des choses aussi incapables de se pénétrer que la croyance et la connaissance.

On ne comprend bien la force des croyances qu’en reconnaissant qu’elles échappent à toute influence rationnelle.

Il pourrait sembler inutile de revenir encore sur ce sujet, mais pour combattre des préjugés tenaces, les arguments ne sauraient être trop nombreux.

Si les croyances étaient accessibles à l’influence de la raison, on aurait vu disparaître depuis longtemps toutes celles qui sont absurdes. Or, l’observation démontre leur persistance. On est donc bien obligé d’admettre qu’il n’y a pas d’absurdités pour un croyant et que l’homme ne reste guère libre de croire ou de ne pas croire.

Les influences affectives et mystiques déterminant la croyance sont, nous l’avons plusieurs fois répété, fort différentes des enchaînements rationnels qui déterminent la connaissance. En matière de croyance, il n’existe pas de vérification possible. En matière de connaissance, la possibilité d’une vérification est au contraire la règle et détruit, dès lors, toute objection. Personne n’a jamais songé à contester les propriétés d’un triangle ou d’une section conique. Pour le savant, la vérité en deçà des Pyrénées est la même qu’au delà. Pour les croyants, elle change au contraire, en franchissant les frontières ou le temps.

Les croyances possèdent la faculté merveilleuse de créer des chimères, puis d’y soumettre les esprits. On se soustrait parfois à la domination des tyrans mais jamais à celle des croyances. Des milliers d’hommes sont toujours prêts à se faire tuer pour les défendre. Aucun d’eux n’exposerait sa vie pour le triomphe d’une vérité rationnelle.

L’âge de la raison où les progrès des sciences ont fait entrer l’humanité n’a nullement détruit la puissance des croyances, ni la faculté d’en forger de nouvelles. Aucune époque, peut-être, n’en vit éclore d’aussi nombreuses : politiques, religieuses ou sociales. L’Amérique et la Russie, notamment, en voient naître chaque jour.

§ 2. — Impuissance de la raison sur la croyance.

Lorsque, obéissant à l’évolution naturelle des choses, la croyance arrive au degré d’usure qui précède son déclin, la raison a quelquefois prise sur elle. Dans sa période de triomphe, la croyance ne tente même pas de lutter contre la raison puisque cette dernière ne la conteste pas.

Rien n’est plus rare, en effet, que de voir aux siècles de foi, des esprits assez indépendants pour discuter rationnellement leur croyance. L’exemple de Pascal montre ce que peuvent être les résultats de cette lutte entre la logique affective et mystique d’une part et la logique rationnelle de l’autre.

L’illustre penseur écrivait à une époque où les vérités religieuses étaient acceptées sans contestation, et seul un génie comme le sien pouvait oser soumettre ses certitudes à une discussion rationnelle. L’insuccès complet de sa tentative démontre une fois de plus l’impuissance de la raison contre la croyance.

Pascal avait une sagacité trop grande pour ne pas apercevoir l’illogisme rationnel d’une légende supposant un Dieu se vengeant sur son fils d’une injure commise à l’origine du monde par une de ses créatures et il n’hésite pas à la qualifier de « sottise ».

Mais bientôt, sa logique rationnelle est obligée de s’incliner devant les impulsions de sa logique mystique. Hanté par la crainte de l’enfer que lui suggère cette dernière, et voulant cependant défendre sa croyance par des raisons acceptables, il en arrive à considérer la vie future comme l’enjeu d’un pari redoutable. Redoutable en effet, puisqu’il s’agit de châtiments éternels si réellement l’enfer existe. « Dans cette incertitude, assure-t-il, il faut parier pour une vie future et se conduire, par conséquent, comme si elle existait. »

Modérément satisfait, cependant, de cet argument, Pascal essaie d’utiliser encore sa logique rationnelle pour appuyer sa croyance, mais il n’y réussit guère.

Parmi les preuves avec lesquelles le grand penseur tente de rationaliser un peu sa foi, il cite, naturellement, les prophéties et les miracles. Ces arguments s’appliquant à toutes les religions qui, elles aussi, sont pleines de miracles, il se trouve conduit à rejeter simplement ceux des autres croyances :

« Tout homme, assure-t-il, peut faire ce qu’a fait Mahomet, car il n’a point fait de miracles, il n’a point été prédit. Nul homme ne peut faire ce qu’a fait Jésus-Christ ».

Pascal ne recherche pas, et sa logique mystique ne le lui eût pas permis, sans doute, pourquoi l’islamisme, le bouddhisme finirent par compter autant de sectateurs que le christianisme.

Malgré toutes les subtilités de sa dialectique, l’illustre philosophe sentait bien qu’aucune raison sérieuse ne permettait d’étayer sa foi. D’un autre côté, cette dernière est nécessaire pour éviter l’enfer s’il existe. Comment y parvenir ? Voici ses conseils :

Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin… apprenez de ceux qui ont été liés comme vous… suivez la manière par où ils ont commencé, c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc… cela vous fera croire et vous abêtira. — Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? Qu’avez-vous à perdre ?

La discussion de Pascal montre une fois de plus l’impuissance de la raison à lutter contre la croyance, surtout quand cette dernière est devenue collective.

Cette impuissance donne la clef de certains événements historiques en apparence inexplicables, tels que l’aventure de Port-Royal, qui troubla profondément une partie du règne de Louis XIV. A son origine, on voit simplement quelques religieux très vertueux, acceptant une théorie particulière de la prédestination que sa rebutante iniquité semblait condamner à n’avoir aucune influence. Jugées uniquement au point de vue rationnel, les dissertations sur la grâce efficiente, la fréquence de la communion, les cinq propositions de Jansénius, etc., semblent de vulgaires divagations. Elles excitèrent pourtant de si furieuses passions que Port-Royal fut rasé, ses moines dispersés, bien qu’ils fussent des modèles de vertu. De pareils événements resteraient, je le répète, inexplicables si la raison avait eu la moindre part dans leur genèse.

Toutes ces croyances, étant élaborées dans l’inconscient, échappent non seulement à notre raison, mais nécessairement aussi à la volonté. Elles sont le résultat de suggestions analogues à celles que savent maintenant produire tous les hypnotiseurs.

Sans doute, la raison peut donner le désir de croire, mais elle n’aura jamais la puissance de faire croire. L’on n’y parviendrait pas davantage en suivant le conseil de Pascal, agir comme si l’on croyait. Si puissante que soit la volonté, elle ne saurait créer la foi et peut tout au plus en donner le simulacre.

La croyance étant indépendante de la raison, on ne peut s’étonner, comme le remarque Ribot, « de voir un esprit supérieur rompu aux méthodes sévères des sciences, admettre en religion, en politique, en morale, des opinions d’enfant qu’il ne daignerait pas discuter un seul instant si elles n’étaient pas les siennes ».

Aussi, le plus souvent, se borne-t-on à subir les croyances sans les discuter. Conduite très sage. Le monde vieillira longtemps, sans doute, avant que la raison fasse équilibre à la foi.

Chargement de la publicité...