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Les opinions et les croyances : $b genèse; évolution

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LIVRE IV
LES CONFLITS DES DIVERSES FORMES DE LOGIQUES

CHAPITRE I
LE CONFLIT DES ÉLÉMENTS AFFECTIFS, MYSTIQUES ET INTELLECTUELS.

§ 1. — Les conflits des diverses logiques dans la vie journalière.

Les facteurs des opinions et des croyances sont interprétés par les diverses formes de logiques que nous avons décrites. Étant différentes, elles doivent entrer souvent en conflit. Comment se résout ce conflit ?

En fait, il ne se manifeste qu’exceptionnellement. Dans la vie journalière s’établit une sorte d’équilibre entre les impulsions contraires des diverses logiques et suivant le temps, le milieu et le moment, notre mentalité se laisse dominer par l’une ou par l’autre.

L’équilibre que nous venons d’indiquer n’est pas une fusion, mais une superposition des diverses formes de logiques conservant chacune leur action indépendante.

Cette superposition de logiques dissemblables, chez le même individu, donne immédiatement la solution d’un problème toujours embarrassant. Comment des esprits supérieurs, habitués à des méthodes scientifiques rigoureuses, peuvent-ils accepter des croyances religieuses, politiques, spirites, occultistes, etc., qui, devant la logique rationnelle dégagée de tout élément étranger, ne supportent pas l’examen ?

La réponse est, en réalité, bien simple.

Dans leurs conceptions scientifiques, ces esprits sont guidés par la logique rationnelle. Dans leurs croyances, ils obéissent aux lois de la logique mystique ou de la logique affective.

Un savant passe de la sphère de la connaissance à celle de la croyance, comme il changerait de demeure. L’erreur dont il est souvent victime consiste à vouloir appliquer aux interprétations des logiques mystique ou affective les méthodes de la logique intellectuelle, afin de baser scientifiquement ses croyances.

L’équilibre entre les diverses formes de logiques étant rompu, elles entrent en lutte. Rarement, dans ce conflit, la logique rationnelle l’emporte. Elle se laisse assez facilement torturer, d’ailleurs, pour se mettre au service des plus enfantines conceptions. C’est pourquoi, en matière de croyance, religieuse, politique ou morale, toute contestation est inutile. Discuter rationnellement avec autrui une opinion d’origine affective ou mystique n’a d’autre résultat que de l’exalter. La discuter avec soi-même ne l’ébranle pas davantage, sauf quand elle est arrivée à un degré d’usure lui ayant retiré sa force.

Les résultats d’une lutte entre la logique mystique et la logique rationnelle ne sauraient mieux être mis en évidence que par l’exemple de Pascal, examiné en détail dans un autre chapitre de cet ouvrage. Il serait inutile d’y insister maintenant.

Nous nous bornerons donc, dans ce qui va suivre, à étudier le conflit entre la logique affective et la logique rationnelle. La lutte est moins inégale que dans le cas précédent, l’intelligence pouvant, par divers artifices, non pas lutter directement contre les sentiments, mais opposer des sentiments à des sentiments pour essayer de dominer ceux qu’elle veut combattre.

§ 2. — Conflit des éléments affectifs et intellectuels. Action des idées sur les sentiments.

Les sentiments qui nous mènent agissent beaucoup sur les idées, alors que ces dernières agissent assez peu sur eux. L’idée n’est généralement que la conclusion d’un sentiment dont l’évolution demeure inconsciente et, par conséquent, ignorée.

C’est justement parce que cette vie des sentiments reste inconnue que l’intelligence a une si faible action sur elle. Il suffit de nous observer pour connaître à quel point nos facultés affectives évoluent en dehors de notre volonté. Elles présentent une sorte de germination lente, analogue à celle fort bien décrite par le poète philosophe Sully Prudhomme, dans son célèbre sonnet le Vase brisé. Un mot, un geste, presque insignifiants sur le moment, peuvent à la longue transformer l’amitié en indifférence, quelquefois même en antipathie.

Le véritable rôle de l’intelligence sur l’agrégat de sentiments qui forment le caractère est d’en isoler quelques-uns, les intensifier par le moyen d’une représentation mentale soutenue, et les rendre ainsi capables de dominer certaines impulsions. Elle peut arriver, par cette prédominance d’un état affectif sur un autre, à élever l’individu au-dessus de lui-même, au moins momentanément.

Grâce à son pouvoir d’associer les représentations mentales affectives et intellectuelles, l’intelligence peut donc parfois utiliser des sentiments, comme un architecte, avec les mêmes pierres, saura construire des édifices divers.

Cette action de l’intelligence sur les sentiments n’est pas illimitée et semble même assez restreinte. L’observation montre, en effet, que si ces derniers sont très intenses, la première perd tout pouvoir. La puissance de certains sentiments peut devenir telle, que, non seulement l’intelligence, mais encore les intérêts les plus évidents de l’individu restent sans influence. Nous en donnerons plusieurs exemples dans le chapitre des croyances.

Si les sentiments ne se transforment pas directement en idées, ils sont cependant des créateurs d’idées, évocatrices à leur tour d’autres sentiments. C’est ainsi que tout en conservant leur indépendance, ces deux sphères de l’activité mentale agissent constamment l’une sur l’autre.

Les idées exercent donc, bien qu’indirectement, une action indéniable sur notre vie individuelle et collective ; mais, je le répète, leur rôle n’est possible qu’à la condition de s’appuyer sur un substratum affectif.

Les idées surgissant des sentiments, les luttes entre idées ne sont, en réalité, que des luttes entre sentiments. Les peuples, qui semblent combattre pour des idées, luttent pour les sentiments dont ces idées dérivent.

Les états affectifs qui n’ont pas occasion de s’extérioriser perdent, non leur existence, mais leur force, comme tous les organes sans usage. Ainsi les fonctions, remplies jadis par les noblesses anglaise et française, maintenaient des qualités de caractère qui disparurent avec la cessation des fonctions. Ces classes sociales ayant perdu leurs qualités morales, sans acquérir l’intelligence, qu’elles n’avaient pas eu occasion d’exercer, devinrent inférieures aux classes dominées jadis. Il était donc inévitable que l’influence de la noblesse, après avoir été détruite en France par la Révolution, soit aujourd’hui très ébranlée en Angleterre.

Cette loi, trop ignorée de nos éducateurs, qu’un sentiment non exercé s’étiole, paraît d’une application générale. L’histoire des peuples en fournit maints exemples. Nos instincts guerriers, si développés à l’époque de la Révolution et de l’Empire, ont fini par faire place à un pacifisme et un anti-militarisme chaque jour plus répandu, non seulement dans les masses, mais encore chez les intellectuels. Il en résulte cet étrange contraste : à mesure que les nations deviennent plus pacifiques, leurs gouvernements ne cessent d’augmenter les armements.

La raison de cette apparente anomalie est simple. Les individus obéissent à leur égoïsme personnel ; alors que les gouvernants sont obligés de se préoccuper de l’intérêt collectif. Mieux éclairés que les foules et leurs rhéteurs, ils savent, par de séculaires expériences, que toute nation qui s’affaiblit est bientôt envahie et pillée par ses voisins[5]. Les nations modernes n’ont pas plus échappé à cette loi que leurs devancières des civilisations antiques. Polonais, Turcs, Égyptiens, Serbes, etc., n’ont évité les invasions destructives qu’en se laissant dépouiller de tout ou partie de leurs territoires.

[5] Le chancelier de l’empire d’Allemagne a fort bien exprimé cette vérité dans un discours prononcé en mars 1911 devant le Reichstag et dont voici un extrait :

« La question du désarmement est, pour tout observateur sérieux, insoluble, autant que les hommes resteront des hommes et les États des États. Quoi que fassent les faibles, ils seront toujours la proie des forts. Le peuple qui ne veut pas dépenser pour son armement tombe au deuxième rang et un plus fort prend sa place. »

Comme l’a très bien fait remarquer le même homme d’État « les dispositions d’où peuvent naître aujourd’hui la guerre ont leurs racines dans des sentiments populaires qui se laissent influencer facilement ».

L’évolution ou mieux la transposition des sentiments, dont nous venons de montrer quelques conséquences, s’opère sous des influences variées. Le milieu social est une des plus importantes. Pour s’y adapter, l’individu est forcé de laisser sommeiller certains états affectifs et d’en utiliser d’autres que l’exercice fortifie constamment. Tel devrait être le rôle d’une éducation bien entendue, c’est-à-dire soucieuse de développer les qualités fondamentales du caractère, et notamment l’initiative, le courage et la volonté, que d’autres sentiments naturels peuvent contre-balancer. En s’opposant à l’initiative, la crainte des responsabilités l’annule ; entravé par l’égoïsme individuel, le dévouement à l’intérêt collectif s’évanouit bientôt, etc.

§ 3. — Lutte des sentiments contre les sentiments. Les actions inhibitrices.

Tous les primitifs : sauvages, animaux, etc., tendent constamment à laisser agir leurs instincts. Cependant, dès que les premiers vivent en tribu et que les seconds sont domestiqués, la nécessité leur apprend à en refréner quelques-uns.

Ils n’y parviennent qu’en opposant un sentiment très fort, — crainte du châtiment, espoir de la récompense, par exemple, — à un autre sentiment dont on serait tenté de suivre les impulsions.

L’aptitude à dominer les impulsions affectives représente un élément fondamental de la civilisation. Aucune vie sociale n’est possible sans cette base essentielle de toute morale.

Les actions inhibitrices maintenues par la coutume, la morale et les codes représentent non une lutte entre les sentiments et la raison, mais, comme je l’ai montré, entre des sentiments divers que la raison met en présence.

Les codes civils ou religieux ont toujours eu pour but principal d’exercer une action inhibitrice sur les manifestations de certains sentiments.

Toute civilisation implique gêne et contrainte. En apprenant, sous la loi rigoureuse des premières obligations sociales, à maîtriser un peu ses impulsions, le primitif se dégagea de l’animalité pure et atteignit la barbarie. Forcé de se refréner davantage, il s’éleva jusqu’à la civilisation. Cette dernière ne se maintient qu’autant que persiste la domination de l’homme sur lui-même.

Pareille contrainte exige un effort de tous les instants. Il serait presque impossible si des habitudes que l’éducation peut fixer ne finissaient par le faciliter en le rendant inconscient.

Suffisamment développée, la discipline interne peut arriver ainsi à remplacer la discipline externe ; mais lorsqu’on n’a pas su créer l’une, il faut se résigner à subir l’autre. Refuser l’une et l’autre, c’est retourner aux âges de barbarie. Les sentiments nous mèneront toujours, mais aucune société n’a pu subsister sans que ses membres apprissent à les maintenir dans les limites au-dessous desquelles commencent l’anarchie et la décadence.

Les sentiments refrénés par les nécessités sociales que codifient les lois ne sont pas pour cela détruits. Délivrées de leurs entraves, les impulsions naturelles primitives reparaissent toujours. Ainsi s’expliquent les violences qui accompagnent les révolutions. Le civilisé est retourné à la barbarie.

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