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Miette et Noré

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CHANT III
PREMIER REGRET

Miette, balançant son battoir qui dégoutte,
Par le chemin pierreux qui tombe à la grand’route
S’en va, l’esprit flottant, pensive, triste un peu.
Au sortir de la rive où vole l’oiseau bleu,
Le beau martin-pêcheur rasant l’eau dans sa fuite,
Au sortir des taillis qu’un rossignol habite,
Elle arrive, en laissant le mystère et la nuit,
Au chemin soleillé que tout le monde suit.
Blanche à crever les yeux, la poussière est profonde
A faire peur. On voit les pas de tout le monde
S’y mêler, s’y croiser, l’un l’autre s’effaçant,
Souliers ferrés, pieds nus, cent traces de passant
Qu’un jour le vent soulève ou qui deviendront boue,
Et dans ces rubans plats qu’a laissés chaque roue,
Dans ces chiffres qu’inscrit le fer rond des chevaux
Mille étoiles qui sont de petits pas d’oiseaux.
Miette voit cela, seule sur la grand’route,
Et c’est le grand chemin qui, — sans qu’elle s’en doute, —
Le premier lui fait peur, hélas ! c’est le grand jour !
Le monde, — ici, — déjà lui fait craindre l’amour.
Ah ! les jolis sentiers qui courent sur les berges
Conseillent autrement le cœur des jeunes vierges !
Ils disent qu’ils sont peu battus et qu’ils sont frais,
Entourés de buissons postés là tout exprès
Pour faire à l’amoureuse avec des fleurs un voile ;
Ils disent qu’en tissant au beau milieu sa toile
L’araignée y contraint les amants aux détours ;
Ils disent, les sentiers, qu’ils sont discrets toujours…
C’est en quoi nous savons qu’ils se vantent, les traîtres !
Ils assurent que les oiseaux, leurs seuls vrais maîtres,
Y font des nids cachés aux enfants curieux, —
Et ce que j’en redis, certe ils le disent mieux,
Ajoutant pour finir que la vie est une heure
Et qu’il faut se hâter d’aimer avant qu’on meure…
Fiez-vous aux sentiers du diable et de l’amour
Et vous oublîrez tout… mais gare le retour !
C’est déjà le moment de rentrer au village.
Midi s’avance. Il faut se prêter au ménage ;
Il faut aider la mère ; il faut rentrer, mon Dieu !
Elle chemine donc pensive, triste un peu.
Ah ! comme elle voudrait passer cette journée
Sur l’herbe toute en fleurs que leurs pas ont fanée,
Seule, loin des regards, — et ne rentrer qu’au soir.
L’amour est dans ses yeux ; sa mère va le voir !
Le père est si brutal ! — Il boit. — Dans sa colère,
S’il la croyait en faute, il la tûrait ! — Le père
Est cantonnier. Voici, par monceaux anguleux,
Aux deux bords du chemin, les cailloux gris et bleus
Qu’il casse et qu’il étale ensuite sur la route.
Où donc est-il, le père ? Il est rentré sans doute,
Mais non, ce n’est pas l’heure ; il est au cabaret.
Tant mieux ; s’il était là, le brutal, il crîrait.
Et voici, deux sur les côtés, un en arrière,
Les Trois Pins, abritant le haut pilier de pierre
Dont la niche est grillée, où tenant son enfant
On voit la Bonne Mère écraser le serpent.
Le gros pilier carré qui, tout crevassé, penche,
Tomberait sans l’appui de cette grosse branche ;
Mais par miracle il tient, fendu de toutes parts,
Et les trous qu’on y voit sont des nids de lézards.
Un bouquet roussi meurt au dedans de la grille.
Et c’est ici qu’elle a laissé, la pauvre fille,
En paquet bien noué son linge d’eau pesant,
Pour son battoir perdu, — déjà sec à présent.
C’est là que maintenant l’amoureuse s’arrête
Avec mille soucis qui lui brouillent la tête.
Elle s’assied devant la Vierge, et n’osant pas
Se mettre à deux genoux ni lui tendre les bras,
Pense : « Je dois prier !… » car, — elle se l’avoue, —
Le baiser du garçon brûle encore à sa joue,
Et pour tant éprouver de trouble et de souci,
Pour être au fond de soi bouleversée ainsi,
Pour sentir un remords dans sa pensée honnête,
Et pour ne plus savoir ce que devient sa tête,
Il faut bien, — tout à coup Miette le comprend ! —
Qu’elle ait l’amour au cœur… oui l’amour ! et le grand !
En le reconnaissant, pourtant sans le connaître,
Cet amour dont on dit que personne n’est maître,
De la peur qu’elle en a son sang ne fait qu’un tour.
« Bonne mère du ciel ! aï ! c’est lui ! c’est l’amour !
Jusqu’ici, pauvre moi, je n’y voulais pas croire !
Voici longtemps, — j’en ai maintenant la mémoire, —
Qu’il me tient ! c’est bien lui. Tantôt, quand le garçon
A passé sur la rive en sonnant sa chanson,
Qu’ai-je senti dans moi, de gai comme la source,
Vif comme l’eau que suit l’hirondelle à la course,
Et tendre en même temps et doux comme un parfum ?
C’était l’amour ! — Amour et malheur ne font qu’un ! —
Hélas ! et quand Noré courant m’a poursuivie,
Je ne l’oublîrai plus tout le long de ma vie,
Quand je vivrais cent ans, le plaisir que j’avais !
Si bon, qu’il m’a semblé d’abord que je rêvais !
Et comme il est fier, lui, ce Noré, grand de taille,
Large d’épaules, beau, fort comme un qui travaille !
Ses cheveux sont d’un noir brûlé, comme ses yeux ;
Son teint roux et ses dents si blanches ! — Nul n’est mieux ;
Sa barbe pointe à peine. Il est brave, et plus d’une,
Toutes voudraient l’avoir, certe, — aussi sa fortune !
Car il est riche ; il a de la terre, un grand bien,
Et peut marcher un temps sans aller hors du sien.
Son père l’a gagné, le bien, — colline et plaine !
Et quoique riche, il est brave et rude à la peine,
Ce Noré ! — Trouvez-en un plus vif, plus adroit !
Voulez-vous une preuve où son talent se voit ?
S’il faut tracer en plaine une première raie,
Un peu longue, plus d’un hésite et s’en effraie,
Et s’adresse à Noré qui, la charrue en main,
Trace droit, sans chercher, comme on suit un chemin !
C’est orgueil de talent, goût de rendre service…
Mais on le dit léger ? — jeunesse n’est pas vice !
… Et pour tenir le van, sur l’aire, au plein soleil,
Tout un jour, c’est connu qu’il n’a pas son pareil !
Il le berce avec grâce, et fait, d’une main sûre,
Chanter dedans — le grain qui tournoie en mesure.
Il est aussi toucheur adroit de tambourin,
Beau chasseur !… » Et Mion pèse ainsi son chagrin,
Et, songeant qu’elle est pauvre : « Aï ! aï ! Sainte madone,
Bonne mère, qui tiens l’Enfant au bras, pardonne !
J’aime déjà Noré !… Comment faire, aï ! hélas !
Sauve-moi, toi qui tiens, mère, l’Enfant au bras ! »
Ainsi Miette prie au dedans d’elle-même.
Il fera son malheur, et pourtant elle l’aime !
Le voilà, son péché ! c’est d’aimer ce garçon,
Car être un jour sa femme et soigner sa maison,
Quel rêve ! pour y croire il faudrait être folle.
A-t-il dit là-dessus une seule parole ?
Pas une ! et cependant, qui sait ? il faudra voir.
Il y songe peut-être !… On ne vit que d’espoir.
Miette de nouveau pense à sa mère, au père ;
Puis, encore à l’amour ; alors se désespère
Et prie, et puis revient par l’espoir à l’amour,
Prête à sourire et prête à pleurer tour à tour.
Et le chagrin peut-être emporte la balance,
Quand Miette, cherchant un mouchoir en silence
Pour essuyer ses yeux où les pleurs ont germé,
Revoit le foulard rouge, — et rit au bien-aimé !…
La soie en est bien souple et la couleur bien belle
Vraiment ! Et ce Noré qui s’en prive pour elle !
Il faut aimer, voyons, pour donner de bon cœur
Ce grand foulard soyeux, marque qu’on fut vainqueur !
… Elle le portera le dimanche à l’Église,
Sûrement ! et plus d’une, au moins, sera surprise !
On fera des jaloux ! tant pis ! on verra bien !
Et Miette déjà ne regrette plus rien !
Ce cadeau lui plaît tant, l’enfant, qu’elle s’oublie,
Sur ses genoux étend la soie et la replie,
Puis, le front dans sa main, sans bouger, rêve au jour
Où ce beau prix valut à Noré son amour.
Et Notre-Dame, aux pieds de qui tantôt Miette
Est venue apporter sa prière inquiète,
Voit l’amour qui grandit occuper tout son cœur
Au souvenir du jour où Noré fut vainqueur.
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