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Miette et Noré

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CHANT Ier
LE MUSEAU DE VENDANGE

Qu’on ait fait la chanson à la pauvre petite,
Que plus d’un mois elle ait été malade ensuite,
Noré le sait. Noré n’est pas méchant ; Noré
A du cœur et, présent, — sans doute il l’eût montré.
Mais c’est fait maintenant ! savoir à qui s’en prendre
Et puis, si tard après, ce serait trop d’esclandre,
Car Noré fait la cour à Norine Toucas.
Miette lui plaisait, — mais il n’y songeait pas.
Noré suit les conseils de toute sa famille.
Sur le bruit qu’il faisait la cour à cette fille,
Qu’il dansait avec elle, et que son foulard fin,
Elle l’avait au cou, — qu’ils se parlaient enfin,
Tous les jours que Dieu fait il en eut du reproche.
N’entend qu’un son celui qui n’entend qu’une cloche :
Ah ! si Miette avait su se défendre un peu !
Mais il la fuit. Elle est timide. Amour, adieu !
Adieu, — pourquoi ? qui sait ! La fille est si jolie !
Noré de son côté croit vraiment qu’il l’oublie,
Mais avant que la flamme apparaisse, souvent
Invisible pour tous sommeille un feu couvant.
Mion ne lui dit rien ? Eh, c’est tant mieux peut-être.
C’est par là justement qu’il peut la mieux connaître :
Trop de filles lui font l’œil aimable, à choisir !
L’orgueil de celle-ci doit lui faire plaisir.
… Que cela soit ou non, le garçon se répète
Qu’il faudrait être fou pour épouser Miette ;
Que son père a raison de ne pas la vouloir,
Et qu’obéir au père est le premier devoir.
Elle, — elle se redit qu’elle est abandonnée,
Mais sans y croire ; elle est toujours plus étonnée.
Elle ne revoit plus son Noré, — qu’en rêvant.
Son père ne sait rien. Il se tue en buvant.
Sans lui, sans son défaut, qui sait ? on voudrait d’elle !
Quel malheur ! elle n’est pas assez demoiselle !
Oui, c’est un grand malheur de n’avoir pas de bien.
Le père ne sait rien… La mère ne dit rien,
Et va vendre au marché tous les jours de bonne heure.
Là, songeuse et craignant l’avenir, elle pleure.
Ainsi se sont passés deux mois, bientôt trois mois.
Les premiers champignons vont, s’il pleut, dans les bois,
Crever le sol léger fait de débris de feuille.
Les cailles vont passer. Et s’il pleut (Dieu le veuille !)
La figue grossira — qui, maigre jusqu’ici,
Au lieu de se sécher molle — a presque durci
Sur la claie, au soleil effroyable qui plombe.
Le pampre çà et là rougit et même tombe.
Mais quoi ! s’il ne pleut point, qu’y faire cependant !
Le vin sera meilleur s’il est moins abondant.
Ah ! la vigne a du mal. Le diable nous la mange !
Il est fin, mais Dieu bon… Encore une vendange !
Septembre. Au jour naissant. Vendange chez Noré.
Mourvède, tibourin, raisin noir et doré,
Olivette et claret, pisse-vin, pis-de-chèvres,
Blanc muscat que le plus dégoûté porte aux lèvres,
Tout tombe sous la serpe et déborde aux paniers.
La charrette cent fois, défonçant les sentiers,
Emporte le trésor de cinquante cornues.
— « Bah ! ces vendanges-là ne sont point mal venues ! »
— « Mais quelle différence à celles d’autrefois !
Tenez, regardez-moi vos souches ! » — « Je les vois,
Dit Jacque, et ça me fait saigner le cœur et l’âme ! »
— « L’an qui vient, nous serons ruinés ! dit sa femme ;
Dans deux, trois ans, du train dont va le mal, — ma foi,
La vigne est morte !… Adieu, belle France ! » — « Tais-toi,
Femme ! quand on ne sait ce qu’on dit, faut se taire.
On ne pourrait donc plus se fier à la terre !
C’est mal parler. — Bon an, mal an, coquin de sort !
Elle nourrit le monde ! — Et puis, Dieu n’est pas mort ! »
Et le vieux, étendant le doigt vers la colline,
Pliant sur ses jarrets pour redresser l’échine :
« Dieu, le voilà ! » dit-il. — Il montrait le soleil.
— « Je ne peux pas entendre un langage pareil !
Les fils ne doivent pas mal parler de la mère !
Et puis, la trop prévoir fait venir la misère.
Les savants trouveront à nous sortir de là !
La vigne a mal ? eh bien, attendons, soignons-la,
Mais c’est blasphémer Dieu de dire qu’elle est morte,…
Ou ce sera la fin du monde ; alors, qu’importe ! »
Et tous, en entendant le vieux parler ainsi,
Travaillaient en silence et rongeaient leur souci.
La charrette au pas lourd, de canestelles pleine
Se plaignait du gros poids en traversant la plaine,
Et s’arrêtait au bas du coteau. — Là, des gens,
Allant, venant sans fin, chargeants et déchargeants,
Portant les hauts paniers d’une marche qui penche,
Le coussin à l’épaule, une main sur la hanche,
Et par-dessus la tête arrondissant un bras,
Gravissaient les sentiers rocailleux d’un bon pas,
Puis, là-haut, ils versaient banastes et cornues
Dans la cuve où Noré dansait, les jambes nues,
Se tenant d’une main à la corde, — en travers
Des poutres du plafond pleines de trous de vers.
Et parfois un porteur : « Est-il content ! il danse !
… En as-tu trop ? » — « Jamais ! — Envoyez l’abondance ! »
Or le soir de ce jour on vendangeait encor,
Et le soleil couchant colorait tout en or,
Quand Noré descendit voir un peu les vendanges,
Et Norine en pleurant : — « Il faut que tu me venges !
Mius m’a fait trois fois moustouïre ! il m’a fait mal !
Pas en galant ! Il m’a prise en traître et brutal,
Et m’écrasant la grappe en frottant mon visage,
Regarde, il a gâté la robe et le corsage ! »
Il faut dire que c’est un jeu cher aux garçons,
Quand on vendange au bruit du rire et des chansons,
Jeunesse au cœur, baisers et grappes à la bouche,
Si quelque fille oublie un raisin sur la souche,
D’en barbouiller d’abord sa joue en châtiment,
Pour l’essuyer après des lèvres, bravement !…
Songez d’un vendangeur quels baisers on attrape,
Et ce qu’il presse mieux, ou la fille ou la grappe !
… Mius : « C’est de bon jeu. L’étourdie a trois fois
Oublié la grappille aux souches. » — « Je le crois,
Dit Noré ; mais enfin, Mius, si ça l’ennuie ! »
— « Vois, dit Norine, c’est ton baiser que j’essuie ! »
— « Attends ! » cria Mius qui la prit par le bras.
Et Noré : — « Garde à toi, si tu ne lâches pas ! »
— « Toi, fit Mius piqué, — vas en défendre d’autres !
N’as-tu pas tes amours ? gardons chacun les nôtres.
Il fallait être là, le soir de la chanson !
Nous avons chansonné ta Miette, garçon ! »
— « … En étais-tu ? » cria Noré. — « Tiens ! je m’en doute ! »
— « O gueux ! ô mendiant ! » dit Noré. — « Je t’écoute, »
Dit Mius, grand gaillard bâti comme Noré.
— « Tu n’es qu’un gueux ! c’est tout ce que je te dirai. »
— « Répète-le ! » — « Mais toi, lève la paille, drôle ! »
Mius se mit un brin de paille sur l’épaule,
Et Noré s’avança… Tous les deux, l’œil dans l’œil,
S’attendaient, chacun plein de colère et d’orgueil.
— « J’en cherchais un, de ces danseurs de farandole,
Dit Noré, s’excitant à sa propre parole :
Le voici ! Tu fus donc de ces brutaux, voleur !
Fils de ta mère ! gueux ! marrias ! » — « Oh, malheur ! »
Fit Mius, quand Noré lui fit sauter la paille…
— « Eh ! Jacque ! avec Mius ton enfant se travaille ! »
Fait Brun ; « Norine crie. On s’écorche là-bas ! »
— « Laisse faire ! dit Jacque. Ils ne se tûront pas.
Je tapais dur aussi, dans ma bonne jeunesse.
Allons les voir. — Il faut qu’un homme se connaisse ! »
Les deux garçons se sont corps à corps attrapés.
Bras nus, et sur les dos tout ronds — les doigts crispés,
Les jambes s’écartant, les pieds mordant la terre,
Les mentons s’écrasant sur l’épaule contraire,
Ils s’attendent l’un l’autre et soufflent avec bruit.
Une feinte commence ; une autre aussitôt suit.
Chacun arrache au sol l’autre qui s’y recampe ;
Le souffle leur échappe et la sueur les trempe ;
La chemise se colle aux flancs et craque aux doigts…
Ils se pressent toujours dans des bras plus étroits.
Mais l’un sent le menton de l’autre sur sa joue,
Et crie ! et sa ceinture à longs plis se dénoue…
C’est Mius que Noré soulève, et dont les pieds
Sont pris dans la taïole aux contours embrouillés,
Et qui, manquant le sol, frappe des deux épaules !
Alors Jacque s’approche et dit : « C’est fini, drôles. »
Mais Noré prend Mius à la gorge. — Vaincu,
Mius lui porte un coup bien donné… « Bien reçu ! »
A dit Jacque.
Norine au loin parle aux commères.
Noré sent de l’écume à ses lèvres amères,
Et clouant sous son poids l’adversaire effaré,
Il bégaie : « A présent, qu’est-ce que j’en ferai ?
Que te ferai-je, gueux ?… J’étrangle, — si tu frappes ! »
Et renversant du pied un panier plein de grappes,
Il vous en ramasse une et l’écrase à plein poing
Sur la face de l’autre en ne le lâchant point !
— « Ah ! tu fais la moustouïre aux filles !… Tiens, bois, mange !
Museau de porc ! museau de lie et de vendange ! »
Mius lâché ne put que se dresser honteux
Et la bouche et les yeux pleins de débris juteux…
— « Du sang ! » crie une femme ! — « Euh ! du sang de la vigne ! »
Dit Noré, qui s’en va, — car son père a fait signe.
— « Va, nous nous reverrons ! dit Mius. Sans adieu ! »
Oh ! quand Miette apprit cela, Jésus mon Dieu !
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