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Miette et Noré

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CHANT III
LA COTE

Les jours suivant les jours, l’an tourne, le temps passe
D’un pied toujours pareil, et pour tous, quoi qu’on fasse,
Pour l’heureux et le triste il fuit également,
Si bien qu’enfin pour tous la vie est un moment.
Depuis Noël, il a coulé de l’eau sous l’arche !
L’hiver pâle a poussé devant lui dans sa marche
Son troupeau mugissant de nuages venteux,
Les neiges sur les monts lointains, les ciels douteux
Où la lumière semble en lutte avec la pluie,
Et ces jours où la plaine est déserte et s’ennuie,
Car la terre est trop molle et le bon travailleur,
Oisif, passe son temps à l’espérer meilleur.
Il regarde du seuil le blé court qui frissonne ;
Les sarments dépouillés de pampres par l’automne,
Puis coupés et liés en javelle, à présent
Pétillent de gaîté dans le foyer luisant,
Fils des vignes, — bavards comme le vin, leur frère,
Qui brille et parle aussi du soleil dans le verre,
Cependant qu’au dehors les ceps noirs et noueux,
Forcés de renfermer leur vieille force en eux,
Tout nus sous le couchant glacial qui rougeoie,
S’endorment tristement, eux, pères de la joie.
L’olivier par bonheur, le laurier toujours vert,
Le pin, les font rêver d’un pays sans hiver.
Le jour suivant le jour, les cerises sont proches.
Miette, qui se fait les plus poignants reproches,
A rongé son souci, dévoré ses regrets.
Noré ne lui dit rien, même en lui passant près,
Et de nouveau l’on dit qu’il est tout à Norine.
Mion renferme en soi la peur qui la chagrine,
Le souvenir du mal que lui prédit Finon.
« Une chose pareille ! est-ce possible ? oh, non !
Trop bon est Dieu pour qu’un si gros malheur m’arrive ! »
Et d’y songer, la pauvre est plus morte que vive !
Mais d’y croire ? jamais ! — c’est encore une enfant
Que rien, — pas même un peu de vice, — ne défend,
Et quand elle s’écoute en sa chair, la pauvre âme,
La fille à l’abandon, honteuse d’être femme,
Dit parfois : « Mon malheur me parle, en moi vivant ! »
Puis : « Non, — je rêve. On croit aux choses, en rêvant ! »
… Contre le mal lui-même il faut de la malice.
Pendant ce temps, le fier Noré suit son caprice.
Eh, pardi ! quand on a le beau mal des vingt ans,
Qu’on se donne plusieurs amours dans un printemps,
Et qu’on s’est fait voleur de filles sur les routes,
Comment faire, — voyons, — pour les épouser toutes !
Pourtant si le malheur… impossible !… était vrai,…
Mais il n’est pas vrai ! — non, — mais enfin, — que ferait
Miette ?… A cette idée, elle se sent en elle
Comme un coup de colère, une force nouvelle,
Une indignation dont tout le sang lui bout !…
Sans doute qu’elle irait alors, poussée à bout,
Lui parler comme il faut, à ce gueux, tête à tête !
… « Mais non, il a le droit d’oublier !… je suis bête ! »
… Mars fuit, avril s’en va ; le joli mois de mai
Avec les rossignols revient, tout parfumé.
Et voici juste un an qu’au bord de la rivière
L’aubépine au courant donnait sa fleur première
Et que Mion la vit, présage de malheur,
Noyée au fil de l’eau, la blanche et triste fleur !
— « … Tôt ! dit l’oncle un matin ; tôt, ma fille ! es-tu prête ?
Le vent souffle bon frais ; la Camargue est en fête ;
Le bateau du collègue attend. — On part demain ! »
Elle songe : « Dieu va sur moi tendre sa main ;
Dieu lui-même, de sûr, m’ordonne ce voyage.
Les saintes m’aideront, voudront mon mariage…
Oui, par vous, le malheur que m’a prédit Finon,
O saintes ! ne sera qu’un rêve du démon ! »
Ils sont sur le beau brick le Suffren, capitaine
Fournier, un vieux marin de vieillesse incertaine
Que depuis soixante ans la mer a ballotté
Du royaume du Phoque à l’empire du Thé,
Toujours content, qu’il ait ou non le vent en poupe.
Son fils Toussaint, — depuis qu’il mange seul la soupe,
L’a suivi sur son bord, beau petit de vingt ans
Que tourmente beaucoup son âge de printemps
Et qui, voyant Miette, a songé dans lui-même,
Sur-le-champ : « Je la veux pour ma femme, je l’aime !…
Mais nous aurions dû faire un voyage plus long ! »
Bon vent frais. Le Suffren est parti de Toulon.
Il vient d’y débarquer des blés, — une fortune, —
Devant le vieux balcon de la maison commune,
Que soutiennent les deux portefaix du Puget
Vers lesquels ce matin son beaupré s’allongeait.
Il eut bien quelque mal à sortir de la rade,
Mais maintenant il va comme à la promenade ;
L’oncle François, content, le fait voir à son air,
Et vif comme un marsouin, il respire la mer.
Mion n’a point de peur. — François dit : — « C’est ma nièce !
Bon sang ne peut mentir… c’est une fine pièce :
Ça ne craint pas la mer ! D’ailleurs pas de danger !
Que le bateau chavire, — on la verra nager ! »
Sous son voile argenté de brume soleilleuse,
Luit dans le clair matin la côte merveilleuse,
Depuis les îles d’Or, la presqu’île de Gien,
Faron gris sur Toulon, Six-Fours — qui se voit bien ! —
Et Bandol, — jusqu’au Bec de l’Aigle qui se penche
Vers la Ciotat, au bord du flot bleu toute blanche.
Ici la vague bat des falaises de roc
Qui droites, peu à peu se creusent par le choc ;
Elle brode plus loin la courbe de la plage,
Et, dans les golfes pleins de bateaux au mouillage
Elle s’en va lécher sur les roches du bord
Les pins dont la racine au plein soleil se tord ;
Et sur les penchants doux comme sur la falaise
La vigne s’étageant mûrit partout à l’aise,
Offrant au vent d’Afrique, exposant au Midi
Sous le pampre en festons son beau fruit attiédi.
Au flanc roux des coteaux taillés en étagères
La verdure suspend ses dentelles légères,
Figuiers et câpriers, palmiers de loin en loin,
Et l’oranger blotti dans le plus chaud recoin.
Là-bas, sur l’Océan, par l’assaut des marées
Croulent en blocs noircis les côtes déchirées,
Et le flot règne seul sur le rivage amer…
Ici c’est un jardin qui descend à la mer.
Elle est là, sur la mer, pas ailleurs, la Provence !
Le Flot bleu court vers elle, elle vers lui s’avance.
Rois tous deux, l’un vers l’autre ils viennent en chantant,
Lui sous le bleu manteau de lumière éclatant,
Les vaisseaux dans ses mains et couronné d’écume,
Elle avec son bouquet dont tout l’air se parfume.
Même dans la colère il la caresse encor,
Et n’ose rien ôter à sa parure d’or ;
Elle, venant à lui sans changer de visage,
Garde jusqu’en ses bras la fleur de son corsage !
Mais c’est sa fiancée. Ils s’aiment. Leurs amours
Font ce bruit de baisers que l’on entend toujours !
Au vent d’Est nuageux la mer se faisait grise.
Toutes voiles dehors le brick suivait la brise,
Et sur le pont nos gens, — assis, debout, fumant, —
Regardaient le rivage et causaient doucement.
Le patron admirait son brick filant grand largue,
Miette se voyait arrivée en Camargue,
Toussaint, la dévorant des yeux, brûlé d’amour,
Cherchait l’occasion de lui faire sa cour,
Et François, bénissant leur mariage en rêve,
Bâtissait leur maison — sur un point de la grève
Qu’il savait — à son goût, au fond d’un petit port,
Où chassant et pêchant il attendrait la mort.
— « … Est-ce que, dit Mion, la mer sera méchante ? »
— « Non… mais de se fier aux chansons qu’elle chante,
On aurait tort, — surtout s’il nous vient du mistral !
Quand il souffle dans son porte-voix, on est mal.
Tenez, j’ai traversé, par ce vent du tonnerre,
Le golfe du Lion fréquentes fois… Misère !
Là, si la mer montait égale avec le vent,
Nos vaisseaux les plus gros y resteraient souvent !…
Mais elle n’y vient pas de très loin ; de Port-Vendre,
Par là ; c’est ce qui fait que l’on peut se défendre ! »
— « Toi, dit François, tu n’as rien vu de si mauvais
Que les glaces là-bas au pôle, non jamais !
Sur la Zélée, avec d’Urville, étant novice,
J’ai commencé par là quarante ans de service…
Ce que c’est que la vie et par où nous passons !
Figurez-vous qu’on marche entre de hauts glaçons…
Tenez, imaginez les gorges d’Ollioules
En glace ! sans genêts pardi ! ni farigoules !
Mais avec des ours blancs pour lapins !… Un malheur !
J’en ai vu des pays… Té, voilà le meilleur !… »
Et François étendait la main vers le rivage.
Le brick passait devant Bandol, le beau village
Qui chante, — martelant, dès l’heure du réveil,
Ses tonneaux, et bêchant l’immortelle au soleil.
Fournier dit : « Ce Dumont d’Urville ? on le renomme ;
La mort l’a pris trop tôt ; c’était un bien bon homme…
Était-il de Marseille ou de Toulon ? » — « Du Nord,
Je crois,… mais, dit François, pour être brave et fort
Penses-tu qu’avant tout il faut être des nôtres ?
Tiens, — en mer, les Bretons passent avant nous autres ;
Suffren peut saluer Jean Bart ! » — Et sur ce mot,
François toucha son vieux bonnet de matelot.
— « Allons ! cria Fournier, voilà que le vent vire !
Et nous allons l’avoir sur le nez du navire ! »
Puis au bout d’un moment : « Pour sûr, c’est du mistral
Qui se prépare. On va danser. — Souffle, brutal ! »
« L’Océan, reprit-il, est un mâle : on l’appelle
Océan ; mais chez nous la mer est bien femelle,
La gueuse ! Et j’aime mieux l’autre avec son grand dos,
Sa longue-grosse lame et ses montagnes d’eaux,
Que celle-ci, la chatte, avec ses pattes douces,
Sa lame courte et vive et ses brusques secousses !…
Tenez, sentez-vous pas qu’il semble, coups sur coups, —
Flouc ! flouc ! plaf ! — que la mer manque toute sous nous ? »
Il fallut relâcher le soir même à Marseille,
Le vent l’ayant voulu… Toujours jeune et si vieille,
La ville apparaissait, dans le calme du soir,
Magnifique, et Miette, heureuse de la voir,
Battait des mains disant : « Que c’est beau ! qu’elle est riche ! »
Les rochers, les villas dentelaient sa corniche ;
Tous les vitraux lançaient des éclairs d’or vivant ;
Et les platanes verts, touffus, chantant au vent,
Venaient jusqu’à la mer en larges avenues ;
La jetée écumait, et dans l’éclat des nues,
Sur son haut mamelon, la Notre-Dame d’or
Reluisait, protégeant les mâts pressés du port.
— « … Si vous saviez comment Marseille fut bâtie ? »
Dit Toussaint, — et Mion, leste à la repartie :
« Elle n’a pas poussé, je parie, en un jour ! »
Il répondit : « Marseille est l’enfant de l’amour ! »
Et se tut : il était gêné près de la fille.
Mais étant attablés, le soir, comme en famille,
Il lui vint en l’esprit de faire son savant,
Et prenant un bouquin qu’il feuilletait souvent,
Le seul livre du bord, — dépareillé, — de lire
A haute voix, voulant que Miette l’admire.
— « Bien pensé, se disait François, c’est un mâtin !…
Mais au moins, cria-t-il, ça n’est pas en latin ? »
— « Non, en français. » — « Tant mieux ! » Mion prit la parole :
— « Moi, — le français, je l’aime ; on l’apprend à l’école.
Dans les Crèches et dans nos Chansons en patois
C’est le parler de Dieu, des Anges et des Rois… »
C’était après souper, sur le pont, sous les voiles
Qui séchaient dans le ciel sans brise et plein d’étoiles.
Devant eux mille mâts pressés semblaient un bois…
Toussaint, près du fanal, lisait, — soignant sa voix :
— « Environ six cents ans avant l’ère chrétienne,
Des Phocéens, quittant la mer Ionienne,
Arrivèrent d’abord près du Tibre romain,
Puis, poursuivant le long des côtes leur chemin,
Parvinrent jusqu’au Rhône, et là, pleins d’allégresse,
Trouvant ce beau pays aussi beau que la Grèce,
Demandèrent au roi Nannus, chef redouté,
Le droit d’établir là leur tente, et leur cité.
« Justement Nannus, roi des Ségobriges, père
De Gyptis, glorieux de son peuple prospère,
Par la guerre affermi, dans la paix triomphant,
Célébrait le repas de noces de l’enfant.
Et durant ce repas, — telle était la coutume, —
C’est Gyptis qui devait, blonde en son blanc costume,
Parmi les conviés choisir selon son cœur,
En offrant, toute pleine, une coupe au vainqueur.
« Le chef des Phocéens, Protis, prit place à table
Parmi les fiers guerriers du prince redoutable,
Tous Gaulois bien armés, farouches, presque nus,
De qui les arts n’étaient pas encore connus.
« Au milieu du repas, la jeune souveraine,
Gyptis, entra, — tenant en main la coupe pleine.
Ses yeux clairs rappelaient l’eau de la coupe d’or ;
La coupe reluisait, ses cheveux plus encor ;
Et Gyptis regarda lentement l’assemblée,
Vit l’inconnu Protis, — et, doucement troublée,
Blanche, marcha vers lui, qui ne savait pourquoi,
Et dit : « Je vous choisis pour époux. Buvez, roi ! »
« Elle c’était la Gaule, et lui c’était la Grèce.
Ils n’eurent qu’à se voir pour sentir leur tendresse
Et de ces noces d’or naquit, en souriant,
Massilia, la sœur des reines d’Orient. »
« … O Miette ! avez-vous bien compris mon histoire ? »
— « Il va te demander de lui servir à boire ! »
Dit François, — qui lui mit le fiasque dans la main !
Mais elle : — « Excusez-moi ; je suis lasse. A demain. »
Toussaint resta confus… — « Voyez-vous la petite !
Dit François ; mais aussi nous allons un peu vite. »
— « C’est juste, dit Toussaint ; plus tard je parlerai… »
Lorsque parlait Toussaint, Mion songeait : Noré !
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