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Miette et Noré

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CHANT IV
LA CAMARGUE

Avant l’amour, le cœur du jeune homme est pareil
A la terre qui rêve espérant le soleil.
Le ciel d’aube est tout pâle ; à peine un buisson bouge,
Puis, au-dessus des monts, le ciel se raie en rouge…
Et la terre frissonne… Ainsi, dans les vingt ans,
Les hommes au sang jeune, aux cœurs chauds, bien battants,
Sentent déjà l’amour sans connaître l’amante.
Un frisson les agite ; un rêve les tourmente.
Puis tout à coup la fille apparaît ; il fait jour !
Et l’être tressaillant s’éveille en plein amour.
Toussaint se disait donc : « L’amour m’a saisi l’âme
Comme un coup de soleil ! Oh, — je l’aurai pour femme ! »
Mais la vie est un jeu du sort, où les baisers
Et les désirs du cœur volent entrecroisés,
Souvent perdus pour ceux à qui tu les envoies.
L’échange est difficile, et rares sont nos joies.
Miette, à son réveil sur le brick matinal,
Revit Marseille, ouvrant au port comme un canal
Sa riche Cannebière, où les tentes de toiles
S’enflaient aux brises, — sœurs sédentaires des voiles.
… On dirait que si près de la mer vaste, à voir
La toile sur les mâts vibrants s’enfler d’espoir,
Elles veulent, rêvant Stamboul et l’Amérique,
Tous les miroitements d’un sillage féerique,
La vie aventureuse et l’inconnu lointain,
Entraîner lentement, sur les flots, un matin,
Les maisons tout d’un coup en pleine mer flottantes,…
Et voilà le désir qui soulève les tentes !
… Restez, marchands du port, restez dans les maisons !
Vos maux seraient pareils sur tous les horizons ;
Nous ne devons pas tous faire le tour du monde !…
Les voiles vous diront comment la terre est ronde,
Et que leur bon moment c’est encor le retour.
Goûtez, — dans le repos, — le travail et l’amour.
— « … Si notre chant français s’appelle Marseillaise,
C’est que les Marseillais n’ont point la voix mauvaise,
Et ne l’ayant pas fait ils l’ont le mieux chanté ! »
Ainsi parlait Toussaint, par son brick emporté ;
Et Toussaint parlait d’or. C’est une bonne gloire
D’avoir bien dit un chant qui dit toute une histoire !
Écrits, les mots sont morts, mais dans le souffle et l’air
Ils ont tout leur esprit, sur les lèvres de chair !
Le beau de leur destin, c’est d’aller par le monde
Calmant, troublant les cœurs comme le vent fait l’onde,
Volant de bouche en bouche, et, portés par la voix,
Tenant sous leur pouvoir tout un peuple à la fois.
Quand le Suffren, par un bon vent, quitta Marseille,
Sur le pont — des poissons sautaient dans leur corbeille,
Congres et loups pêchés par l’équipage à bord,
Et d’autres, achetés à des pêcheurs du port,
Rascasses, rouquiers, sars, langoustes et dorades,
« Deux jours de bouillabaisse enfin ! mes camarades, »
Disait le vieux patron aux hommes enchantés…
Et le brick revoyait les rocs diamantés,
Les calanques, tendant leurs beaux bras aux chaloupes,
Les grands pins-parasols qui dominent par groupes,
Les chênes-verts penchant volontiers vers la mer,
Les villas au soleil respirant le bon air,
Blanches sous les festons frémissants de la treille,
Et tandis que fuyait derrière lui Marseille
Les hauts mâts et les monts tout perle et diamant,
La côte au loin suivait comme un enchantement.
Le brick y voit courir dans la pinède verte,
Apparus, — disparus tout à coup sous la Nerthe, —
Les trains de fer, serpents sifflants, soufflant le feu,
Lançant un blanc nuage épars dans l’air tout bleu.
Il voit Séon la rouge, avec sa terre à briques,
Les Salins scintillants par carrés symétriques,
La Venise du Sud, Martigues, dont on rit,
Mais qui, tranquille, et sans penser aux gens d’esprit,
Entre l’étang de Berre et la mer bleue assise,
Rit d’être pauvre, heureuse et belle, — quoi qu’on dise…
C’est un nid de pêcheurs, — reflétant dans les eaux
Cent voiles, comme autant d’ailes de grands oiseaux ;
Voyez ; une eau bouillie avec la rousse écorce
Des pins, leur a donné sa couleur et sa force,
Et dans ces voiles d’or, seins gonflés et vivants,
L’âme heureuse des pins murmure encore aux vents.
Ils sont beaux, nos pêcheurs ! — Les uns tirent à terre
Le grand filet, qui sort des flots pleins de mystère,
Emperlé, secoué par leurs bras vigoureux.
Les autres, en bateau, le traînent derrière eux
Et balayent les fonds d’algues et de rocailles.
D’autres prennent les thons dans de plus grandes mailles ;
C’est la madrague : on voit de la queue et du dos
Les thons luire et bondir, flots vivants sur les flots.
Et puis, tous les petits pêcheurs de la cannette,
Leurs roseaux dépassant de cinq mètres leur tête,
Immobiles, debout, assis sur les rochers,
Suivent du rêve au loin les navires penchés.
— Leur panier sur l’épaule, une main sur la hanche,
Ceux-ci courent, pieds nus, dans la grand’route blanche,
Deux, trois heures, — afin de verser les premiers
Aux villes, des poissons sautants dans les paniers !
— Plus d’un pêche au flambeau par les nuits sans étoiles,
Et tous ont des bras forts, dorés comme les voiles !
… O mon pays d’amour ! Dans ma joie à t’aimer,
De ce qui te fait beau je voudrais tout nommer !
Et la Camargue enfin parut dans un mirage,
Et Miette se vit au bout de son voyage
Quand le brick dépassa le canal Saint-Louis,
Et le grand Rhône, ardent à ses yeux éblouis.
Là-bas, le petit Rhône au soleil luit de même.
Le fleuve en ses deux bras presse l’île qu’il aime,
Et de ces mêmes bras il tient, — droits dans la nuit,
Dans les vents, il tient bon, — sur la lame et le bruit, —
De ses poings de colosse aux puissantes étreintes,
Le phare Pharamand et le phare des Saintes,
Flambeaux géants qu’il garde allumés sur ce bord
Pour protéger la Vie, — et qui veillent sa mort !
La Camargue apparaît, la lande verte et jaune
Faite des flots de sable entassés par le Rhône
Qui la porte en avant pour repousser la mer,
Quand il sent que déjà le vent lui vient amer
Et qu’il va se noyer aux grandes ondes bleues.
La lande fuit là-bas, loin, loin, durant des lieues,
Plate, luisante, avec ses lacs et ses marais
Fiévreux, où la tortue en vain cherche le frais.
Sur ces bords chauds, fangeux, désolés et fertiles,
Les tamaris noués rampent comme reptiles.
Naissant et renaissant des eaux, le moucheron,
Qui suit bêtes et gens, par bandes danse en rond
Dans l’air chargé de sel, de miasmes et de fièvre.
Les enfants du pays, la pâleur sur la lèvre,
De trop près dans leurs jeux ont respiré d’abord
Ce sol d’où le fécond soleil tire la mort !
Et seuls les noirs taureaux et les chevaux sauvages
Mangent la saine vie à flots sur ces rivages,
Ruminant avec l’herbe et mâchant avec l’air
Les vigueurs du mistral, du Rhône et de la mer.
Et tel est leur amour pour l’ardent pâturage,
Que, tirés de leur île, on les voit à la nage
Traverser le grand Rhône, — et l’écume aux naseaux,
Mugissants, défier ses mugissantes eaux !
Ils sont vaillants aussi, fils aussi du vieux Rhône,
Les pasteurs de taureaux dont la selle est un trône,
Et le sceptre un trident, les rois de ce désert,
Sur leurs petits chevaux maigres, aux pieds sans fer,
Selle arabe, étriers fermés et crins incultes,
Bruns quand ils naissent, gris plus tard et blancs adultes.
La corde suspendue et roulée aux arçons
Est en poil de leur queue, — et les rudes garçons
Qui poussent ces chevaux pleins de nerf et de grâce
Sont comme eux Provençaux et Sarrazins de race…
Et c’est beau, sur la mer, quand le soleil se fond,
De voir la plaine, — avec les Saintes dans le fond
A l’abri du clocher crénelé qui nous parle
Des temps où le païen remontait jusqu’en Arle,
Où pour le repousser l’église de ce bord,
L’église même avait ses machines de mort,
C’est beau de voir la nue au loin qu’un rayon perce,
Les arbres confondus qu’un mirage renverse,
Les marais et le fleuve et la mer — rougissant
Comme un champ de bataille inondé par le sang,
Et dans la pourpre obscure, où tout s’abîme et nage,
De voir, grandis au loin par l’effet du mirage,
Deux bouviers camarguais, sur leurs chevaux ardents,
Gouverner cent taureaux du bout de leurs tridents !
La Camargue apparaît entre les bras du Rhône.
Sur l’Est la vaste Crau, non moins plate et plus jaune,
Toute pelée, étend son désert de cailloux
Où pousse une herbe courte, un gramen sec et roux
Que les troupeaux, perdus d’espaces en espaces,
Coupent avidement avec leurs dents voraces,
Chassant pour découvrir çà et là les brins verts
Le galet protecteur qui les a recouverts,
Tandis que les labris, les chiens au long poil rude,
Veillent sur eux, et que, — droit dans sa quiétude, —
Son bâton à la main, l’âme flottante au vent,
Le pâtre au grand chapeau les oublie en rêvant.
L’été, quand ces troupeaux, rassemblés en armée,
Regagnent l’Alpe fraîche où l’herbe est parfumée,
Muet, donnant à peine à ses chiens un conseil,
Il les suit, l’âme errante et mêlée au soleil.
Mais c’est là, dans la Crau si vaste et si paisible
Qu’il semble un roi pasteur des âges de la Bible,
Le pâtre, quand debout, du long manteau couvert,
Sceptre en main, — il regarde au loin, dans son désert !
La Camargue et la Crau, filles du Rhône libre,
Sont libres ! Le Mistral, c’est leur âme qui vibre !
Et le Champ de cailloux et l’Ile au sol bourbeux
N’ont pour rois que le pâtre et le gardeur de bœufs !
La mer jadis venait jusqu’à la Crau peut-être,
Mais le Rhône aux reins forts, qui ne veut pas de maître,
Partout rongeant toujours ses bords, plaines et monts,
Charrie obstinément sables, pierres, limons,
Et, se sentant mourir, de ses deux bras d’Hercule
Les chasse devant lui — dans la mer qui recule !
Et même lorsqu’enfin il est pris dans la mer,
On peut le voir, un temps encor, terrible et fier,
Avec des cris que ceux des vagues feront taire,
Dans l’eau couleur d’azur — marcher, couleur de terre !
O notre père ardent, vieux Rhône limoneux !
C’est ton orgueil, c’est toi que tes fils ont en eux,
Fleuve plein de terreau fécond — et de lumière,
Dont le Mistral jaloux tord et mord la crinière,
Cheval au sang mêlé du sang des taureaux forts,
Qui te laisses monter, — mais sans bride et sans mors !
Un jour, m’étant baigné, Rhône, dans tes eaux rousses,
Je conçus tes vertus formidables et douces,
Et je chantai, le soir, — d’un accent plus nerveux,
Le Rhône même, avec du Rhône à mes cheveux !
Où le Rhône finit peut finir la montagne !
Jusqu’à la mer le nom des Alpes l’accompagne ;
Les Alpes l’ont vu naître aux blancs glaciers du Nord :
Les Alpilles, de loin, le suivent vers la mort,
De leurs pics déclinants où le soleil éclate
Dentelant l’horizon de la Crau nue et plate.
Tel apparaît de loin, de la mer, aux vaisseaux,
Ce pays que le Rhône a créé de ses eaux,
Que de ses eaux sans cesse il accroît et féconde,
Le bon père, — l’aïeul dont le dos porte un monde !
— « … La fête est dans trois jours. Allons chez nous d’abord,
Dit Toussaint. Avec lui François était d’accord.
Un char à bancs les prit pour traverser la plaine.
Toussaint parlait beaucoup… Mion parlait à peine.
Parfois ils traversaient de noirs troupeaux de bœufs
Debout, couchés, rêvant, sur les ajoncs bourbeux
Et ruminant le sel et les plantes amères.
— « J’ai peur ! » disait Mion. — « N’ayez peur que des mères,
Quand elles ont le veau ! » disait, fleurette aux dents,
Leur voiturin, — fouettant deux camarguais ardents.
Des groupes de taureaux sur le bord de leur route
L’herbe pendante au mufle et l’oreille à l’écoute,
Les regardaient venir, — puis lents mais curieux,
Tournaient la tête afin de les suivre des yeux…
Plus loin, deux, trois poulains, queue au vent, tête haute,
Pris d’une peur d’enfants, détalaient côte à côte…
Sylveréal passa, bouquet de pins-pignons
A dômes réguliers comme des champignons ;
Puis ils virent un char qui portait vers les villes
Les poissons des étangs, carpes, muges, anguilles ;
Puis Toussaint salua la cure de Boismeaux,
Le château dans le parc où frêne, chêne, ormeaux,
Platanes et sapins embrouillent leurs ramures…
Un double souvenir chante dans ces murmures.
Les bouviers de Camargue ont connu Miollis,
L’évêque… — Ame suave et droite comme un lis,
Évêque, par ma voix la Provence te loue ! —
Et son frère, — qui fut gouverneur de Mantoue,
Vécut ici. — Soldat que touchait la Beauté,
Il accrut d’un laurier dans le marbre sculpté
Sous les lauriers d’Andès le tombeau de Virgile.
O souvenir tressé de gloire et d’évangile !
Un accident survint ; le palonnier rompit.
Lombard, le voiturin, d’un air triste, leur dit :
« C’était le palonnier de Monseigneur ! » — Brave homme !
Il a fréquentes fois conduit, comme il le nomme,
Monseigneur. Il l’a vu là-haut, dans l’évêché,
A Digne, doux au pauvre et clément au péché…
Et Lombard à Toussaint conta cette aventure :
Un jour que je menais Monseigneur en voiture,
A travers les coteaux rocailleux, les vallons
Qui n’en finissent plus, — mauvais chemins, et longs ! —
A travers l’amandier dans les pierres : « Arrête,
Mon bon ami ! » dit-il, mettant dehors sa tête.
Le chemin descendait : « J’arrêterai plus bas ! »
— « Arrête, mon ami, de grâce ! » — « On ne peut pas ! »
… Il fallut enrayer ! — Pourquoi ? qu’on le devine !
… En face était Montmaur, — là-bas, sur la colline, —
Pays des charbonniers… — « Je veux bénir, mon bon,
Ces braves gens qui font pour nous si beau charbon ! »
Et Lombard s’animant : — « Quelquefois le cher homme
Montait un âne gris, brave bête de somme
Qu’on habillait pour lui d’un beau drap violet,
Et lorsque le chemin se faisait puis trop laid,
L’âne allait seul, suivi de loin par le bon prêtre,
Et les gens du pays, prompts à le reconnaître,
Devant l’âne tout seul répétaient à genoux
Les signes de la croix et les bénissez-nous !…
Puis venait Monseigneur… qui bénissait ensuite ! »
Et Mion souriait. — Et Lombard qui s’excite :
— « Et quand il s’en allait à Paris ! — Je le vois,
Ce bon cœur ! — et j’entends encor sa bonne voix !
Il disait : « Je m’en vais chercher du nécessaire, »
Car nos pays alors étaient pleins de misère,
Et quand il retournait, — j’ai vu, par mon patron !
Tout Digne à sa rencontre, oui, jusqu’à Sisteron !
Tout un peuple accourait des bords de la Durance…
Lui : « Réjouissez-vous !… j’apporte l’abondance,
Mes amis ! » criait-il de loin, levant les bras !…
— « A t’écouter, Lombard, nous n’arrêterions pas.
D’ailleurs, l’histoire est bonne, et moi qui la sais toute,
C’est toujours avec grand plaisir que je l’écoute.
Mais… voici ma maison ! » dit le patron Fournier.
La ferme reluisait de l’étable au grenier ;
Dans la salle d’en bas, large et belle cuisine,
Brillaient poêlons, chaudrons, casserolles, bassine,
Bien rangés sur le mur par de soigneuses mains ;
Dans la grille de bois ciré, luisaient les pains.
En un moment la mère avait dressé la table.
Trois chevaux camarguais piaffaient devant l’étable,
Et trois bouviers dont l’un était Fournier cadet,
Entrèrent. On se prit la main, on bavardait,
On riait en buvant, on donnait l’accolade ;
Et la mère à son fils aîné faisait l’œillade
En le regardant lui, puis Mion tour à tour,
Et murmurait : « Garçon, je comprends ton amour ! »
Le lendemain, on fit visite aux blés, aux rives
Que mordait le petit Rhône de ses eaux vives,
Chantant dans les roseaux au pied des tamaris.
Mion regardait tout avec des yeux surpris,
Les mûriers, les magnans, les blés, tant de richesse,
Et les chevaux au loin libres, beaux de vitesse,
Le cou tendu, partant ensemble deux à deux,
Mêlés tout blancs, tout nus, aux troupeaux noirs des bœufs.
— « Voyez-vous ce troupeau ? c’est là notre manade,
Et ce soir nous aurons chez nous une ferrade. »
Et le soir vingt taureaux étaient marqués du fer :
La marque des Fourniers grésillait dans leur chair.
Toussaint disait : « Cela me rappelle l’enfance !
En Arles, aux grands jours, c’est la réjouissance,
D’aller sur le chemin par où, baissant le front,
Aux arènes conduits, les taureaux passeront !
Les gardiens sont autour, — mais chacun pousse et crie
Afin de mettre un peu les bêtes en furie !
Et lorsque des taureaux fâchés sortent du rang,
Le monde les évite ou les suit en courant !…
On en voit, — quel plaisir ! — entrer dans les boutiques !
La nuit, on les enferme aux Arènes antiques,
Mais avant, on les a fatigués jusqu’au soir !…
Té, vé ! saurais-je encor le métier ? un peu voir ! »
Et Toussaint s’avançant vers une jeune bête,
Qui, le voyant venir si fier, baissa la tête,
Prit les deux cornes dans ses mains, comme un étau,
Et secoué, traîné, le front ruisselant d’eau,
Il criait : « Laissez-moi ! que personne n’approche ! »
Puis enfin se planta solide comme roche,
Et, par surprise, — ayant renversé ses efforts, —
Il la coucha sous lui, meuglant, langue dehors !
— « O Miette ! dit-il, n’ayez pas peur qu’il bouge !
Je le tiens ! marquez-le vous-même du fer rouge !… »
Elle eut peur. Le cadet le fit, et tout d’un coup
Elle vit le taureau mordu du fer, debout,
Secouer sa peau noire en frissons, — reconnaître
Le vent, partir d’un bond, beugler et disparaître !
Et quand il fut sorti des arbres d’alentour
On le revit au loin, par la feuillée à jour,
S’enfuir, la queue aux flancs, frappant l’air de ses cornes,
Et fier, — quoique petit, — sur le lointain sans bornes !
« Ah ! dit Toussaint, par les grands jours, c’est bien plus beau !
Les bouviers à cheval courent sur le taureau,
Le tombent de la lance en lui frappant la croupe !
C’est fort. — J’avais quinze ans quand j’étais de leur troupe…
A cheval, — n’est-ce pas, maman ? — j’avais bon air !
… Mais je garde à présent les moutons de la mer.
Je suis laboureur d’eau. C’est drôle, quand j’y songe !
La mer m’a fait la main, — voyez, — comme une éponge.
Par le travail de terre on a des mains de bois.
L’homme change, suivant son métier, je le vois !
J’étais fait pour la terre ! »
Et la mère attendrie,
Regardant son aîné : « Qui sait ? S’il se marie,
Peut-être il quittera la mer ! tant mieux, tant mieux !
On a besoin de ses enfants quand on est vieux. »
— « … Ah ! si vous pouviez voir nos fêtes ! Quelle chose !
Aux plaines de Meyran, le cirque est grandiose !
Sur les chars renversés, un peuple est alentour !
Il tient un quart de lieue !… On chante tout le jour ! »
Ainsi disait Toussaint… n’osant dire le reste,
Et songeant : « Ça se voit, la fille me déteste ! »
Mais le soir, tous deux seuls, brusquement il lui dit :
— « Vous allez me trouver un jeune homme hardi !
Mais l’amour m’a surpris dès que je vous ai vue…
Rien qu’à vous regarder tout le cœur me remue,
Et je n’aurai bonheur qu’avec vous. — Tout mon bien,
Nous le partagerions, même vous n’ayant rien.
Vous avez vu nos bœufs, nos blés, nos vers à soie,…
Vous commanderez tout ; Mion, faites ma joie :
Le brave oncle François le veut ; mon père aussi ;
La mère, — j’ai compris cela, — dira merci,
Et, bonheur ou malheur, nous mourrons dans le nôtre ! »
Mion le regardant lui dit : « J’en aime un autre. »
— « Et lui, vous aime-t-il assez bien, — pour savoir ? »
Elle se tut.
— « Alors, c’est un gueux !… J’ai l’espoir ! »
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