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Miette et Noré
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CHANT IV
LA VERNE
Le compère au village ayant de bons amis,
Briquet y fut reçu lit fait et couvert mis.
— « A la paille, Briquet ! — Mion, prends la lanterne.
Demain tu partiras à l’aube pour la Verne
Où les Arnaud, — depuis deux, trois ans, — sont fermiers.
C’est le temps du travail sous leurs vieux châtaigniers :
Tu leur feras plaisir d’arriver à cette heure…
Tiens, Bourriquet, voilà ma paille la meilleure ;
Mange et dors. — Toi, ton lit, Miette, n’est pas loin :
Sur sa tête, au grenier, près du trou pour le foin ;
Tu l’entendras chanter peut-être en rêve, et braire !…
Maintenant nous allons souper ; adieu, mon frère ! »
Et l’on rentra souper (sans soupe), d’un lapin
Sauvage et d’un perdreau, tués de ce matin,
Car ces gens, bouchonniers par état, — c’est la mode
De l’endroit, — et chasseurs par goût, trouvent commode,
Chez eux, de travailler le liège, — et plusieurs fois
Par jour, d’aller courir sous les lièges des bois !
La salle, où se dressait la tablée, était pleine
D’écorce en tas, — ayant encor forme de chêne, —
De bouchons, grands, petits, pour fiasques, pour tonneaux,
De légers débris ronds pareils à des anneaux,
Et de grands couperets aux larges lames pures,
Et tout le monde avait les doigts noirs de coupures.
— « Vois-tu, l’on peut manquer de bouteilles chez nous,
Mais de bouchons, jamais ! » — Et ces gens riaient tous.
— « Riez, dit le plus vieux ; mais nous sommes malades :
La vigne meurt ; le liège en mourra, camarades !
Bandol, qui fabriquait des futailles tout l’an,
Chôme vingt jours par mois ! » — « L’ancien, le mal est grand,
Mais on eut toujours peur de quelque chose au monde :
Et le vieux vit encor ! » — Et l’on but à la ronde.
A l’heure de dormir : — « O Miette, — demain,
Tu pourras rencontrer des bœufs sur ton chemin.
Les Maures en sont pleins. Dans les tournants, prends garde ;
Et passe sans courir si l’un d’eux te regarde.
Et des coups de fusil ne t’épouvante pas :
C’est chasse au sanglier, de ces côtés là-bas. »
Le jour qui pointillait trouva Miette en route.
De rosée et de froid l’herbe blanchissait toute ;
Un vent d’aube courait des roches aux buissons,
Glacial ; l’olivier pâlissait de frissons,
Faisant voir l’envers blanc de sa feuillure grise,
Et le vallon chantait comme un torrent de bise !
Miette, laissant là le tricot pour l’instant,
Suivait l’âne à grands pas dans le sentier montant
Qui tournait, contournait, puis se tournait encore,
De colline en coteau, pierrailleux et sonore.
Les perdreaux caquetant sonnaient au fond du bois ;
Miette en vit partir sur ses pas plusieurs fois ;
Et devant que l’aurore eût rosi la colline,
Elle entendit chanter l’oiseau qui la devine,
Le rouge-gorge, au cri qui pétille, — pareil
Au bon feu de sarment qui parle du soleil.
Chaque arbousier, portant fruits rouges et fleurs blanches,
Portait un rouge-gorge aussi, qui dans les branches
Sautait, piquant les fruits dont il a les couleurs,
Gai dans la feuille verte et dans le blanc des fleurs,
Et quand le jour parut, rouge comme une forge,
Sous bois, — tout grésilla des cris du rouge-gorge.
Puis le jour se fit blanc, puis chaud. Dans les sentiers,
Le thym, le romarin, crenillaient sous les pieds.
Miette monte, et sent que le soleil la gagne.
Dans le vallon le froid, le chaud sur la montagne.
Voici, sur un plateau, qu’elle traverse un bois
Tout noir de l’incendie, et même dans ce mois
Il vous tombe un soleil si dur qu’elle put croire
Qu’un feu veillait encor sous cette terre noire.
Et Miette marcha plus vite tout à coup :
De voir ces pins muets, ces cadavres debout,
Nus et si noirs, perdant des écailles d’écorce,
Seuls, sans oiseaux, maudits et séchés dans leur force,
Elle avait peur, — et puis elle songeait un peu
A son père qu’hier on accusait du feu !
Elle passa le pont de terre et de bruyère,
Sur le petit torrent d’où l’eau saute en poussière.
C’est plus loin, — mais au bord de ce même torrent,
Desséché jusqu’au roc par un août dévorant
Capable d’avaler mille sources pareilles, —
Quand l’air tout blanc n’est plein que de flamme et d’abeilles,
Qu’on rencontra, couché sur le flanc, un taureau,
Langue tirée, et mort en meuglant après l’eau…
Mais avant de mourir fou de soif et de rage
Il avait fait grand’peur à des gens du village.
Elle le sait, Miette, et redouble le pas…
La sente est à mi-côte, et voici jusqu’au bas,
Jusqu’au sommet du mont qu’elle suit à mi-côte.
Les grands, grands châtaigniers, la forêt large et haute,
Si vieille ! — En ce moment, tombent feuilles et fruit,
Et Briquet et Miette y marchent à grand bruit.
Par delà le vallon, sur la colline en face,
Rien que des rochers gris où seul le soleil passe :
C’est le Sud ; mais ici, sur le versant du Nord,
Le bois de châtaigniers vieillit, toujours plus fort.
Des troncs blancs, un sur deux est noirci du tonnerre,
Mais la branche qu’un jour la foudre a mis par terre
Y prend racine, et fait des châtaigniers nouveaux,
Pleins d’élan, de verdure au printemps et d’oiseaux.
Chaque tronc creux pourrait cacher une personne ;
Et la vieille forêt, toujours plus jeune, donne
Ses fruits, ses lits de feuille ou son ombrage frais…
Nos derniers sangliers vivent dans ces forêts.
… « Mon Dieu, ma mère ! » — Juste au détour de la sente,
Immobile et debout, un bœuf noir se présente,
Broyant des liserons en grappe suspendus
A son mufle, — et Miette : « Aï ! nous sommes perdus ! »
Le bœuf est là. Briquet s’arrête et plus ne bouge.
Et Mion veut s’ôter du cou son foulard rouge,
Ce foulard de Noré, — qui lui porte malheur !
Mais l’âne va tirer sa part d’herbes en fleur !
Et le taureau fâché baisse déjà la tête…
« Au secours ! » Mion crie ! et voit bondir la bête
Par côté… Briquet suit… Et juste à ce moment
Où le sang lui tournait, sans avoir sentiment
Que de sa peur, Miette a vu — quelle rencontre ! —
Accourir Noré !… oui, c’est Noré qui se montre !
Il chasse au sanglier, le gars, — et, tout courant,
Il reconnaît Miette, et dans ses bras la prend…
Il l’emporte ! il la sent tout entière ! elle tremble ;
Leurs yeux se sont troublés ; leurs cœurs battent ensemble !…
Et quatre pas plus loin, le couvent apparaît,
Caché d’abord par les grands bras de la forêt,
Et puis tout habillé de verdure et de lierre…
Miette frémissante a parlé la première :
— « Où veux-tu me mener ? » — « Tais-toi ! » dit le galant,
Et lui-même se sent tout pâle et tout tremblant.
Il pose l’épeurée à terre. — « Ah ! lui dit-elle,
Où sommes-nous ? » — Mais lui : « Miette est la plus belle ! »
— « Où sommes-nous ? » — Il dit : « Miette est dans mes bras ! »
« … Adieu, Noré ! » Mais lui : « Non, tu m’écouteras ! »
Ils sont au beau milieu de quatre murs antiques.
Elle voit un enclos carré, fait de portiques,
En marbre du pays, vert et noir, des plus beaux,
Mais qui fait trop penser aux pierres des tombeaux,
Et c’est dans ce jardin, plein d’ortie et d’avoines,
Que dorment enterrés les prieurs et les moines.
— « Allons-nous-en d’ici ! l’herbe y vient sur les morts…
Va-t’en, je ne veux pas ! » — Mais entre ses bras forts
Il la presse, tendant sa bouche, qu’elle évite.
A son souffle, il frémit ; du trouble, elle palpite ;
Elle détourne encor sa tête du baiser,
Mais lorsque sur sa lèvre il vient à le poser
Elle se sent faiblir, il sent que son corps ploie :
Comme blessé, — le couple a chancelé de joie,
Et tombe, mort vivant, dans l’herbe enseveli.
O minute de mort qui contient tout l’oubli !
Ce n’est pas le printemps ; pourtant vous êtes vertes,
Plantes dont autour d’eux les tombes sont couvertes !
L’oiseau n’a pas son nid ; pourtant il a chanté !
C’est de voir tant d’amour, de force et de beauté.
… O moines qui dormez, bras croisés, sous la terre,
Dans la ruine en fleur du cloître solitaire,
O cloître fait exprès pour attrister le jour,
Tombeaux ! — vous voilà donc les témoins de l’amour !
Ils avaient dit : « La femme est comme un vase immonde,
Plein de péché. L’amour est le crime du monde.
Satan, le monstre vert, est partout : fuyons-le !
Fuyons tout ce qui plaît aux regards, azur bleu,
Roses roses, blancheurs d’enfants, rires des vierges,
Et vivons dans la tombe à la lueur des cierges. »
Tels, sous le capuchon, blêmes, le front penché,
Frappant un cœur saignant des désirs du péché,
Cilice au flanc, rosaire aux doigts, ceints d’une corde,
Murmurant nuit et jour : « Seigneur, miséricorde ! »
Pour mériter la joie et le ciel des élus,
Pour vivre après ce monde, ils ne vécurent plus.
Elle est venue un jour vous toucher de son aile,
Moines, la pâle Mort, votre amante éternelle !
Elle a pressé vos yeux avec son doigt de plomb,
Et baisé votre lèvre, et baisé votre front.
Que vous a-t-elle dit, aux nuits de ses approches,
Quand le Dies iræ pleurait avec les cloches,
Moines ? Qu’a-t-elle fait pour vous qui l’aimiez tant ?
Dans son lit — dormez-vous avec le cœur content ?
Fîtes-vous bien, vivants, d’avoir pour fiancée
Cette grande ombre, en deuil comme votre pensée,
Quand plein de désir d’elle et de crainte à la fois,
La redoutant du cœur, l’appelant de la voix,
Vous disiez à Celui qui demandera compte :
« Reste avec nous, Seigneur ! parce que la nuit monte » ?
O moines, nul ne sait ! — Mais si le noir couvent
En ce jour appartient à l’air libre et vivant,
Aux oiseaux dont frémit la verdure immortelle,
C’est Elle, votre amour, qui l’a voulu ! c’est Elle, —
Pour qui vous habitiez dans l’ombre, — c’est la Mort
Qui, heurtant votre seuil familier d’un pied fort,
A fait taire à jamais vos matines funèbres,
Et qui, crevant à jour vos voûtes de ténèbres,
Livre aujourd’hui, pendant votre profond sommeil,
Vos tombes à l’amour, tout le cloître au soleil !
Mais lui, le couple heureux, voit-il son sacrilège ?
Ils sont jeunes. Cela dit tout ; que vous dirais-je ?
… Si le soupir d’amour vous effleure un cheveu,
Étant jeune, on frissonne et l’on est avec Dieu.
O puissance d’amour ! Amour dans la jeunesse !
Le monde, si c’est toi qui veux qu’il disparaisse,
Disparaît ! — Elle avait pourtant assez souffert,
Miette, pour l’amour qui maintenant la perd !
Des soucis, des chagrins et de la jalousie
Elle avait eu pourtant la part qui rassasie !
Eh bien ! non, tout cela, voyez-vous, n’était rien !
Amour ! poison d’oubli ! fait de mal et de bien !
Qui peut y résister ? qu’est-il ? qui peut répondre ?
Le monde y jetterait son âme pour la fondre
S’il n’avait pas la peur d’un Dieu prêt à punir,
Et dans ce qui fait naître il voudrait se finir !
Le gros chien de Noré, Flambeau, levant la tête,
Accourut, jappant clair, sautant, la queue en fête…
Et tout à coup Mion, de ses yeux grands ouverts,
Regarda de nouveau les murs, les lierres verts,
Cette terre de tombe et ces arceaux, les ombres
Au fond du cloître, et vit dans un mur en décombres,
Par un grand trou béant, — le midi, le plein air,
Saint-Tropez tout là-bas qui luisait sur la mer,
Et, se sentant venir une honte profonde,
Pleura de se revoir encore de ce monde.
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