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Miette et Noré

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CHANT VI
LA MOISSON

Dans mon pays, dont l’âme est forte et le cœur tendre,
Il faut toujours, partout, monter pour redescendre,
Car tout est mamelons, ravins, et chemins creux,
Et c’est un vrai pays d’oiseaux et d’amoureux.
Dans les plaines on est comme au fond d’une coupe,
Et l’horizon aux cent collines s’y découpe,
Onduleux, sur l’azur changeant toujours en feu.
Du haut des monts, on voit, sous le ciel jaune ou bleu,
Courir jusqu’à la mer, par grandes, larges ondes,
L’autre immobile mer de nos collines rondes,
Avec les rochers gris et roux, les châtaigniers,
Les lièges tout sanglants quand ils sont dépouillés,
Le figuier, l’olivier, les vignes éternelles…
O terre montagneuse à cent mille mamelles,
Provence d’or, nourrice, ô pays enchanté,
Tes formes sont d’amour et de maternité !
Où sommes-nous ? Quel est le nom de cette côte ?
— Toulon est dans l’ouest. Et cette cime haute,
C’est, — par là, vers le nord, — ce pic, gris de rocher
Et vert de pin, formant la poire à bout penché, —
Coudon, le premier point de la terre que voie,
Du large, à son retour, le marin plein de joie.
Pour annoncer la terre aux braves gens de mer
Qui n’ont vu si longtemps que l’eau, la nue et l’air,
Pour annoncer de loin le sol natal aux nôtres,
Sois aimée, ô montagne, entre toutes les autres !
Car tu te dresses haut pour te faire bien voir,
Et tu dis à plusieurs : « Je suis là ! bon espoir !
Vos maisons, vos jardins, je les vois, — venez vite !
Dans la plaine, à mes pieds, c’est moi qui les abrite ! »
Ah ! ces vaillants marins, souvent silencieux,
En lutte avec le vent, entre vagues et cieux,
Sont beaux, debout, la barre en main, l’œil sur leurs voiles,
Mais plaignons-les de voir moins de fleurs que d’étoiles.
L’homme est fait pour la terre ! et, souvenez-vous-en,
L’homme heureux, c’est encor Jacque le paysan !
Mais où donc sommes-nous ? Sur quel point du rivage,
Miette ? Et quel est-il, le nom de ton village ?
Querqueiranne ou la Garde ? — Eh, non ! car où serait
Ta rivière aux bords verts, drus comme une forêt ?
Est-ce la Crau, Solliès, où le Gapeau murmure ?…
Là, que de rossignols dans l’épaisse ramure !
Mais où serait la mer qui fait chanter le ciel ?
Est-ce Antibes ? — Coudon est loin de l’Estérel !
Je le sais, le village, — et je sais la rivière,
L’oratoire où Miette oublia sa prière,
La grand’route qui court, blanche, au bord du flot bleu.
Mais pour tout reconnaître, il faut chercher un peu !
… La bastide de Jacque est sur une colline
Très basse, d’où pourtant la plaine se domine
Tout entière, et la mer voisine s’aperçoit.
Auprès de la maison un grand cyprès est droit.
On le connaît de loin, ce cyprès, à la ronde ;
En a-t-il vu passer, cet arbre-là, du monde,
Dans les chemins qui vont par la plaine en tous sens !
L’arbre est là, toujours vert, mais où sont les passants ?
Il nous est mort des vieux, nés depuis qu’il existe ;
Pourtant le grand cyprès de Jacque n’est pas triste :
Il plie et chante au vent comme un cent de roseaux,
Et c’est toutes les nuits l’auberge des oiseaux.
Devant le vieux cyprès, dont la base est énorme,
L’aire vaste arrondit sa belle plate-forme
Fréquentée, au moment des blés, par les fourmis
Et les moineaux, dont les semeurs sont ennemis.
Au mitan, un carré de briques y rougeoie.
Et c’est de là qu’empli d’impatiente joie,
Jacque, un matin de juin, promène ses regards
Sur ses blés, qui lui font salut de toutes parts.
L’étoile du berger, dans l’or du levant, brille ;
Le jour, rose, blanc, jaune, à l’Orient pointille,
Et le premier rayon du ciel oriental
Naît, frais comme de l’eau, clair comme du cristal.
Il dore tout à coup la pointe des collines,
Éveille mille voix comme lui cristallines,
Et semble, ce premier rayon, tant il est frais,
Nous venir de la mer qui chante là tout près !
Mais bon aux fainéants de ruminer ces choses !
Jacque André songe bien aux rayons blancs ou roses !
Il pense qu’il a plu juste à temps, ces jours-ci,
Que les blés ont gagné cent pour cent, Dieu merci !
Qu’ils sont fauves, compacts, grenus, d’un grain sonore,
Qu’ils pèsent quatre-vingt, — peut-être plus encore !
Ses moissonneurs là-bas s’en viennent en chantant.
Le soleil apparaît. Maître Jacque est content.
Et du haut de son aire il commande aux faucilles :
— « Commencez par en bas. Attaquez ! — Chut, les filles !
Bonjour, Norine. — Allons, profitez du bon frais.
Holà, Rose et Michel, nous causerons après !
Liez, filles. Voici les six premières gerbes.
… Pardi, c’est pourtant vrai que ces blés sont superbes !
Bonjour, Miette. Eh bien, ton père est en retard ?
Tant pis pour lui. C’est moi qui gagnerai sa part ! »
— « Il ne peut pas venir, » dit Miette.
— « L’ouvrage
Lui fait peur ? C’est un gueux qui n’a pas de courage.
Je l’avais commandé pour lui faire plaisir.
Tu t’en souviens ? — Tant mieux, s’il ne peut pas venir ! »
Jacque n’en dit pas plus. C’est un bon cœur, mais rude.
Cependant, il est plus aimable d’habitude,
Et Miette attendait un meilleur compliment
Pour être la première au travail, — et gaîment.
Il n’a rien ajouté. Miette s’en étonne.
Mais des autres, — cela n’aura surpris personne,
Car, dimanche passé, son foulard rouge au cou,
Miette, — avec Noré qu’on regardait beaucoup, —
A dansé deux, trois fois,… c’est la grande nouvelle.
— « Un si riche garçon ! qui s’occupe tant d’elle !
Si c’est possible ! il faut dire cela chez lui,
A son père ; on pourra prévenir de l’ennui ! »
Bonnes gens ! ils ont craint non pour la pauvre fille,
Mais pour le riche gars, pour sa riche famille.
Le service, on le rend à qui peut le payer.
Jacque leur dit : « C’est bon ; » sans les remercier.
Puis, à son fils : « Garçon, prends garde à ta jeunesse,
A l’amour, le plus fin des malins qu’on connaisse.
On n’est plus avec soi, quand le veut celui-là.
La fille des Toucas a du bien. Aime-la,
Avant d’avoir en toi plus de goût pour Miette.
Tu l’as donc fait danser ? Trop ? Cela m’inquiète.
… C’est pour gagner du bien que j’ai cassé mon dos,
Et, mort, je sentirais du chagrin dans mes os
Si tu gâchais un bien tant sué goutte à goutte !
Le père de Mion te le boirait sans doute !
Cherche ailleurs. » — Noré dit : — « Norine aussi me plaît. »
Miette a deviné, toute simple qu’elle est.
… La lumière à présent sur les pentes dévale,
Et semble sur les flots une pluie estivale :
La mer est un miroir de rayons clapotants.
Mais, près de se mêler aux moissonneurs chantants,
Jacque aime mieux d’en haut voir une fois encore
Sa plaine aux cent arpents qui lentement se dore,
Le soleil pétiller aux pointes des épis,
Et transparaître au bout des pampres dégourdis,
Et dans les derniers cris qu’un coq au ciel envoie
Jacque sent éclater en lui sa propre joie !
Et les faucilles vont, grinçantes, dans les blés.
Frinc !… Dans sa large main, — à la hâte assemblés —
Chaque homme a cent épis qu’en grinçant la faucille
Tranche, et qu’il laisse à terre, et que lie une fille.
Le croissant de fer luit dans les blés et les prend,
Et la moisson sur pied, çà et là s’échancrant,
S’affaisse, et gît bientôt par gerbes dispersées
Qui seront dès ce soir en cercles amassées…
Et resteront ainsi plus de dix jours par tas,
Au soleil, — les épis ayant la tête en bas.
Jacque pour se courber n’a point d’effort à faire.
Il moissonne, pas plus voûté qu’à l’ordinaire,
Et maintenant qu’il est parmi les travailleurs,
On ne remarque plus sa taille entre les leurs ;
Et comme c’est pour lui qu’il coupe, et pour l’exemple,
Sa faucille est plus vive et son geste plus ample ;
Frinc, frinc ! Le soleil monte et dardaille là-haut,
Il pique, et la cigale a déjà dit son mot,
Car au gros du soleil lorsque tout doit se taire
Elle commence et dit les ardeurs de la terre.
Le soleil va montant et la moisson reluit,
Elle aveugle, et l’on sue, et les fers font leur bruit ;
Et Noré : « Qu’il fait chaud ! » Norine : — « Il en tombe une ! »
Et Jacque dit, riant : « C’est un beau clair de lune ! »
Miette, — elle, — se tait, ayant plus d’une fois
Vu se parler, courbant le front, baissant la voix,
Cachés par les hauts blés, trahis par la lumière,
Norine avec Noré demeurés en arrière.
Et sans voir tout le fond de ses futurs chagrins,
Elle est triste et se dit : « Jésus ! que de bons grains !
Qu’il est riche, ô mon Dieu ! Je suis trop pauvre fille ! »
Mais le rude soleil qui de toutes parts brille
L’empêche de penser plus long pour le moment,
Car dans l’air de midi flotte un bourdonnement,
Car tout, sous l’azur blanc, vibre, — poussière, abeille,
Lumière, — et l’esprit lourd vers midi s’ensommeille.
Il faut manger pourtant. Déjà, de bon matin,
Un oignon de la Garde, un verre de gros vin,
Un croûton de pain dur, par hasard une figue,
Les ont lestés, après deux heures de fatigue ;
Mais midi les appelle au seuil de la maison,
Sous les mûriers qui font de l’ombrage à foison,
A la table de pin qui sous les cruches plie,
Non loin du puits joyeux dont chante la poulie.
« Arrivez, mes enfants ! » — La mère de Noré
Appelle, et l’on accourt au dîner préparé.
C’est l’aïoli fait d’ail tout pur et de bonne huile,
Le mets fort, méprisé par les hommes de ville,
Les légumes nouveaux et la morue autour,
Les figues fleurs à qui les guêpes font la cour,
Et la ronde omelette aux oignons, baptisée
« Moissonneuse » pour sa couleur rousse et braisée.
C’est en s’attablant là, ce jour même, à midi,
Que Miette, la pauvre, en tremblant, entendit,
(Car l’amour a cent yeux pour voir ce qu’il redoute,
Et ce qu’on ne veut pas qu’il entende, il l’écoute),
Elle entendit André dire au fils : « Mets-toi loin
De Miette, et Norine au contraire aies-en soin,
Puisque tu t’es promis de la choisir pour femme ! »
Noré dit : « Oui, mon père, » et Miette, pauvre âme,
Ne put manger ni boire, et s’en cacha pourtant,
Et le repas fini, quand on est plus content,
Quand on songe à la pipe en achevant de boire
Et qu’avant de chanter chacun dit une histoire,
Elle ne trouva rien pour conter à son tour.
Ce que c’est cependant d’avoir le mal d’amour !
— « O Miette ! dit l’un, qu’as-tu, belle petite ?
Rieuse on te connaît ! fais donc voir ton mérite ! »
Mais elle, le cœur gros, sentait battre son sein.
— « Elle aime donc l’amour ? Moi, j’aime mieux le vin, »
Dit l’un. — Miette eut peur d’échapper une larme.
Un autre : — « Bon, le vin ! mais l’eau pure a son charme :
Buvons à l’eau ! buvons aux citernes, aux puits ;
Qu’ils versent ! car c’est l’eau qui fait le vin ! » — « Je suis,
Dit Noré, comme toi, mais en trouvant l’eau bonne,
Je bois plus volontiers le bon vin qu’elle donne ! »
Et la tablée en chœur riait par grands éclats,
Et chats et chiens léchaient sous la table les plats.
Puis, parmi les chansons et les pipes éteintes,
Le sommeil fit sentir ses premières atteintes,
Et Norine : « Demain, nous ne dormirons pas !
— Et pourquoi ? — C’est dimanche et l’on danse ! » Et tout bas :
— « Vous ne danserez plus, j’espère, avec Miette ! »
Noré répondit : « Non. » Et, vite, la pauvrette
Feignant de se lever pour dormir dans son coin
S’en alla sangloter seule, dans le bois, loin.
Et cependant, (l’espoir est une herbe mauvaise !)
Miette doute encor que Norine lui plaise :
Oui, Noré fait cela dans le premier moment,
Pour son père… qui sait ? par ruse assurément !
Et tandis que partout à l’ombre on fait la sieste,
Elle se dit cent fois ceci, cela, le reste,
Et pleure, — et songe au bal du lendemain… Hélas.
Mion ! les jours de bal ne se ressemblent pas !
Vrai bal de moissonneurs que ce bal de dimanche.
On soulevait à flots de la poussière blanche ;
On dansait au milieu d’un nuage mouvant,
Sur la place, — à midi ! — pas un seul brin de vent !
Le soleil dardaillant traversait les platanes,
Où par milliers, sonnant comme autant de campanes,
Les cigales faisaient, à pleins tambours, un train
Où se serait perdu le bruit du tambourin
Si le tambourineur qui conduisait la danse
Sur celle de leur voix n’eût réglé sa cadence !
Là Norine et Noré dansèrent tout le jour,
Et Mion se vit seule et déçue en amour.
La moisson, — chez André, — s’acheva sans Miette.
Elle se dit malade, — et c’était vrai, pauvrette.
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