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Miette et Noré

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CHANT VII
LA FARANDOLE

Sur l’aire communale, à deux pas des maisons,
On vient rire, le soir, après les foulaisons ;
On y cause, on y danse, on chante au clair de lune.
C’est un gai rendez-vous que cette aire commune.
Dix couples différents de chevaux de labour,
Chacun formant son cercle, y tournent dans le jour,
Au trot, les yeux bouchés sous le cuir qui se bombe,
Faisant de leur pied lourd, qui tombe et qui retombe,
Des épis déliés jaillir le bon froment.
Ah ! dans ce monde-ci rien ne vient sans tourment :
Les raisins, les épis, tout se foule, se broie,
Les cœurs aussi, — pour qu’il en sorte un peu de joie.
Or ces gens qui, le jour, sous le pas des chevaux,
Fourche en main, rejetaient les épis par monceaux,
Ou, — ce travail fini, — lançaient en l’air la paille
Pour que le grain demeure et qu’elle — au vent s’en aille,
Les travailleurs et tous, enfants, jeunes et vieux,
Viennent, et l’aire éclate alors en bruits joyeux.
On se pousse, on s’appelle, on se poursuit, on lutte ;
La fille et le garçon roulent dans une chute ;
Se cherchent par la fuite au milieu des grands cris ;
Les mains pressent la taille, et que de baisers pris !
Les gardiens, pour la nuit, font leur abri de toiles,
Mal clos, bon pour l’amour qui se plaît aux étoiles.
On se pose. Et les vieux souvent enflent la voix,
Oubliant qu’eux aussi furent fous autrefois.
… En attendant qu’un vent qui menace s’élève,
La nuit se tait. Le flot parle seul à la grève.
Et sur l’aire les cris s’apaisent par moment,
Et tous lèvent alors les yeux au firmament,
Car la saison de feu, qui change en or les plantes,
Est aussi la saison des étoiles filantes ;
Moisson du ciel ! La lune en faucille d’argent
Passe, et l’on voit trembler l’étoile à feu changeant,
Et souvent, trop chargé, — c’est le moment superbe, —
Le moissonneur du ciel éparpille sa gerbe.
O claires nuits d’été, plus douces que le jour,
Soupirez comme un sein jeune et gonflé d’amour,
Nuits pleines de regrets, — car le printemps s’achève, —
Nuits pleines de désirs, de silence et de rêve…
La terre brûle encor des baisers du soleil,
Et les exhale au vent dans un demi-sommeil.
Miette ce soir-là vint respirer sur l’aire.
Noré pourtant n’y doit pas être ; mais que faire ?
On s’ennuie à rester chez soi par ce beau temps.
Triste, on s’égaie un peu de voir les gens contents.
Noré, ce coureur, danse à la fête voisine
Dont on entend le bruit par-dessus la colline,
Un son de violons, de cuivres, vaguement
Dans un lent souffle d’air apporté par moment.
Et Miette s’assied loin des autres, à terre,
Hélas ! — Et dans un coin, comme elle solitaire,
La sorcière Finon, que Mion ne voit pas,
En la suivant de l’œil a chantonné tout bas.
Malheur à toi, Mion, car la Masque est méchante,
C’est en te regardant que la chouette chante.
Hier, un petit mistral tout le jour a soufflé,
Plus fort le soir, qui dans la nuit a redoublé,
Et c’est pourquoi la mer, grosse encor, bat la roche,
A coups sourds, — dont l’écho s’éloigne et se rapproche
Selon le vent, et les appels du bal lointain
Semblent dans ce bruit triste un bonheur incertain.
Le ciel obscur et bleu, plein d’étoiles, fourmille.
— « Eh ! là-bas ! crie un vieux, quel est ce feu qui brille ? »
— « C’est la lune levante à travers les pins. » — « Non !
« C’est un feu d’incendie ! ou j’y perdrai mon nom ! »
— « La lune à son lever semble un feu d’incendie ;
« Qu’en dis-tu, de ce feu, toi, Brun ? » — « Je l’étudie, »
Répond Brun, et bientôt : « Par malheur, c’est un feu !
Il tremble entre les pieds des pins noirs. Vois un peu !
Les Maures brûlent ! » — « Oui, dit un passant, j’arrive
Des Maures. Le vallon brûlait. Le feu s’avive,
Et gagne sur le haut. Ils sont là plus de cent
Qui font la part du feu. » — « Oh ! c’est puis trop souvent !
Ils brûlent, ces coquins, nos pinèdes, de rage,
Parce qu’on leur défend le droit de pâturage,
Tous ces gueux !… J’ai trouvé, passant par là des fois,
Un feu tout préparé pour détruire le bois :
L’allumette est liée à quelque branche basse,
Et frotte sur la roche au moindre vent qui passe,
Et tout part ! Ces grands pins résineux flambent bien !
Tout craque ; le feu court et gagne en moins de rien,
Car là tout est si sec ! tout pousse entre les pierres…
Et les pommes de pin sautent dans les bruyères,
Lançant la flamme ! Adieu, mon bois. Le gibier fuit…
Té, vé ! quelle flambée ! » — Et sur le ciel de nuit, —
Rougissant l’horizon, — le feu sinistre ondoie…
Mais c’est si loin, que tous reviennent à leur joie,
Quand un groupe, attentif aux lointains violons,
A dit : « Si l’on dansait ? — Eh, les filles, — allons ! »
Miette écoute au loin la mer lourde qui gronde,
Et ne voit pas Finon qui rassemble le monde,
Et qui chante à voix basse une ronde. — Et l’on rit.
Nous le savons déjà, la vieille a de l’esprit.
Quand on veut se moquer des gens, on les chansonne.
Finon fait la chanson… Alors, ce n’est personne.
Miette écoute au loin les violons du bal,
Et ce chant de gaîté lointaine lui fait mal,
Car Noré, — c’est sûr, — danse avec l’autre : Norine
Et son cœur tourmenté saute dans sa poitrine,
Troublé comme la mer triste qu’on ne voit pas.
Et Finon a cessé de fredonner tout bas,
Et des couples malins ont crié : « Farandole ! »
Et, la main dans la main, toute une bande folle
Se forme en long ruban qui serpente… En avant !
On saute aux sons du bal apportés par le vent.
On dirait que ce vent, qui tombe et se relève,
Qui fait gémir la mer plus grosse sur la grève
Et la flamme ondoyer comme un drapeau de sang,
Tord cette écharpe humaine à son souffle croissant !
Et : « Zou ! » — C’est là le cri de la ronde ! il ressemble
Au sifflet du mistral dans la forêt qui tremble…
Zou !… des femmes là-bas, dont les fils sont en mer,
Pensent aux flots tout noirs sous le ciel pourtant clair !
Zou ! — le vent monte. Zou ! — demain beau temps de pêche.
Et zou ! la farandole à grands bonds se dépêche
Va, vient, tourne cent fois ses anneaux repliés…
Elle ondule vers toi, la bête aux mille pieds,
Miette ! la couleuvre humaine à mille têtes !
Zou !… tu la vois venir !… tu cours, puis tu t’arrêtes !
Et zou !… c’est bien à toi qu’on en veut ! — Ils l’auront !
La farandole approche ; elle se noue en rond ;
Et Miette au milieu, — que rien ne peut défendre ! —
Entend virer ce chant, d’abord sans le comprendre :
— « Lundi. La fille qui lave
Doit faire, quand elle est brave :
Flic, floc !
Quand on lui parle d’amour,
Doit taper à double tour.
« Mardi. Quand un galant passe :
« Permettez qu’on vous embrasse ! »
Flic, floc !
Doit avec son battoir blanc
Laver la tête au galant.
« Mercredi. La fille sage
Du battoir connaît l’usage :
Flic, floc !
Quand on lui parle d’amours
Son bon battoir bat toujours.
« Jeudi. Moi j’en connais une
Que son battoir importune :
Flic, floc !
La belle l’a déposé.
L’amoureux prend un baiser. »
… Là, la bande se tait. Seule, une voix poursuit,
Perçante comme un cri de choucas dans la nuit :
« Vendredi. Fille jolie,
Le battoir que l’on oublie,
Flic, floc !
Près du ruisseau sur le sol,
Dira tout au rossignol ! »
… Oh ! Miette a compris ! tout son corps se resserre.
Au secours ! Elle est seule ! — « Hélas ! mon Dieu, ma mère ! »
— « Samedi. Rossignol chante.
Qui chante, son mal enchante !
Flic, floc !
Il a tout dit en chantant,
Et tout le monde l’entend !
« Dimanche. On chante à la ronde
Cette histoire à tout le monde !
Flic, floc !
Chacun connaît le garçon,
Et la fille, — on sait son nom ! »
Et zou ! — La ronde tourne avec ce cri strident !…
Tous ils sont jeunes, tous amoureux cependant !
C’est le mal impuissant qui leur souffle sa haine.
Et zou ! — Pas un d’entre eux qui garde une âme humaine !
Pareils à leurs mulets, ils tournent aveuglés,
Foulant aux pieds ce cœur comme on foule les blés !
Zou ! — La pauvre à genoux tombe et se désespère :
Elle n’a pas d’amis ; aucun n’aime son père.
Zou ! — Elle ne dit mot ; elle a peur, voilà tout.
Oh ! Noré !… Si Noré paraissait tout à coup ?…
Un cri de violon traverse la colline…
Et zou ! — Là-bas Noré s’amuse avec Norine !
La mer qui bat les rocs, Miette, cœur mourant,
Croit la voir tournoyer, et l’eau froide la prend !
Et zou ! — Là-bas le ciel tout rouge, pauvre fille !
Le ciel, incendié par les grands bois, vacille !
La lune qui paraît, c’est encore le feu !
Au secours ! C’est la fièvre : « Hélas ! songez un peu,
Si les pommes de pin sautaient dans les étoiles ! »
Le vent a renversé les cabanes de toiles !
Zou ! le ciel tourne ! Zou ! un dernier coup de vent,
La poussière volant, la paille s’enlevant,
Rompt la bande qui hurle, — et la pousse, — et la chasse !
… Et Miette à genoux reste seule sur place,
La tête dans ses mains, le sein plein de sanglots.
Le cri des violons répond au bruit des flots.
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