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Miette et Noré

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CHANT V
MAITRE PIERRE JACQUE ANDRÉ

Les coudes aux genoux, la tête dans sa main,
Elle rêve éveillée au bord du grand chemin.
Miette, il se fait tard et tu seras grondée !
Mais elle est là distraite et toute à son idée,
Au pied de la Madone et fixant quelque part,
Loin, ses yeux grands ouverts qu’on dirait sans regard
Parce qu’ils sont tournés du côté de son âme.
Telle, assise, elle rêve aux pieds de Notre-Dame.
Et maintenant ses yeux, où passe sa douleur,
Tantôt d’un vert bleu pâle, ont changé de couleur.
La tristesse obscurcit maintenant la prunelle,
Puis une grosse larme y luit en étincelle,
Se gonfle, vient trembler dans les cils noirs et longs,
Et lentement les pleurs roulent par deux sillons
Sur son visage, jusqu’aux deux coins de la bouche
D’où le sourire à fui comme un oiseau farouche !
Larmes de la jeunesse, ô premiers pleurs d’amour,
Qu’êtes-vous, étant joie et peine tour à tour,
Plaisir en même temps et souffrance profonde ?
Vous êtes, ô tourments, les délices du monde,
Pleurs, par qui l’on sent mieux la vie, en étouffant !…
La source en est ouverte en ton sein, jeune enfant,
Et tu ne l’auras pas de sitôt épuisée.
Il faut aux fleurs d’amour cette amère rosée.
Miette rêve, assise, et pleure doucement.
Voyez, dans son chagrin, que son air est charmant !
Comme à travers ses doigts cette larme qui brille
Semble un chaton de bague à la main de la fille…
Belle, c’est à l’anneau d’or fin qu’il faut songer !
C’est là qu’est le salut ; c’est là qu’est le danger !
Mais tes yeux sont si grands ! sur ta figure fraîche
Brille si fin un si joli duvet de pêche !
Si dorée est ta peau des baisers du soleil,
Et si chauds tes cheveux, — bruns à reflet vermeil, —
Ton jeune sein naissant si doux à l’œil qu’il charme,
Que tous te donneraient l’anneau — pour cette larme !
Clic ! clac ! — « Eh ! range-toi, compère ! voyons donc ! »
Clic ! clac ! mais à ces coups de fouet rien ne répond.
Un attelage vient, au tournant de la route,
Là-bas ; puis un second qui veut passer sans doute.
— « Eh ! charretier, ohé ! » Le roulier n’entend pas,
Car ses trois gros mulets, toujours du même pas,
Vont tirant la charrette au mitan de la route ;
Ils zig-zaguent un peu, pour mieux l’occuper toute,
Comme ivres, chancelant de l’un à l’autre bord…
C’est que roulier, mulets et charrette, — tout dort.
Clic ! clac ! Vite, à ce bruit Miette se réveille.
Elle connaît la voix qui frappe son oreille !
A ce ton qui commande, à ce fouet assuré,
Elle a bien reconnu le père de Noré !
Clic ! clac ! « Range-toi donc ! » — Il se fait de la bile !
C’est maître Jacque André qui revient de la ville.
Et vite, elle a repris, bien vite, en se troublant,
Son battoir et son gros paquet de linge blanc,
Et la voilà qui part, le linge sur la tête,
La main droite levée à le soutenir prête,
La gauche sur la hanche et serrant le battoir,
Et, clic, clac, — elle va d’un pied leste, il faut voir !
Et voici sa maison, elle approche, elle arrive
Toute bouleversée et plus morte que vive,
Car, — clic, clac, — au moment qu’elle monte — le pas
Du cheval, et le fouet s’arrête ; on frappe en bas.
— « Fallait rentrer plus tard, » dit son père l’ivrogne.
Il est ivre, et voilà qu’il s’anime et qu’il grogne.
— « Quand je travaille près, je mange à la maison,
Tu le sais bien ! — si tard ! — je saurai la raison,
Pourquoi ! — Ta mère vient d’arriver ; que fait-elle ?
L’âne a-t-il bu, coquine ? — On fait la demoiselle,
Et moi, pauvre mesquin, je me lève la peau !
Et quand j’ai faim et soif vous me nourrissez d’eau !
Allons, que fais-tu là, debout comme une bête ?
N’entends-tu pas qu’on frappe ? — Allons descends, charrette ! »
Elle hésite, et le gueux la suit du mauvais œil,
Quand maître Jacque André, brusque, paraît au seuil.
— « Tiens, c’est vous, maître André ! dit l’autre qui s’apaise ;
Remettez-vous. — Miette, allons, donne une chaise,
Un verre ! — Qui me vaut le plaisir de vous voir ?
… Vas-tu rester là, toi, gueuse ! — jusqu’à ce soir ? »
Le père de Noré, — c’est un homme qui porte
Ses soixante-dix ans sur une échine forte
Quoique voûtée. Il est de ces chênes tordus
Qui soutiennent, au bord des falaises pendus,
Toujours verts, sans céder du pied ni de la tête,
Des siècles de mistral, de mer et de tempête.
Pour plié qu’il se tienne on voit qu’il est debout !
Il a gardé le pli du travail ; — voilà tout.
Miette apporte un verre.
« Allons, voyons, dépêche.
Cours vite au puits quérir une cruche d’eau fraîche.
Pardi, ce mois de Mai ressemble au mois de Juin :
On boit frais volontiers. Cours vite ! »
— « Pas besoin,
Dit Pierre Jacque André ; je n’ai qu’une parole
A dire, — et ma jument pourrait faire la folle !…
L’entendez-vous frapper du pied ? » Et se penchant
A la fenêtre : — « Assez ! ou je deviens méchant,
La Rousse ! C’est pardienne une fameuse bête,
Qui m’a gagné le prix à la dernière fête !… »
Miette, à ces mots, rouge et pâle tour à tour,
Se sent monter au cœur le trouble de l’amour,
Et craintive, debout, tremblante, elle tortille
Son tablier.
« Voici ; je viens pour toi, la fille. »
Et Miette se dit, vite, sans réfléchir :
« Bonne mère ! » et la main lui tremble de plaisir,
Et le rose du sang lui couvre le visage.
Elle croit que Noré l’appelle en mariage !
— « Voici, dit maître Jacque. Il n’est pas de garçon
Plus méritant que toi pour l’ordre, la raison,
Pour le cœur au travail, et même pour la force.
J’étais des durs, avant d’avoir l’échine torse.
Cela fait que je t’aime ; oui, cette fille-là,
Antoine, croyez-moi, mon bon, ménagez-la.
Cela sème, vendange, et fait tout comme un homme.
Je vous dis qu’elle et qu’un bon homme — c’est tout comme !
Elle labourerait, pardi, s’il le fallait !
Et quel entrain elle a, la mâtine qu’elle est !
Cela rit tout le temps et fait rire les autres.
— Or, voici les moissons, et nous ferons les nôtres
Dans quinze jours ; (les blés sont secs comme du bois ;)
Et je viens te louer pour le milieu du mois :
Nous aurons à peu près cinq, six jours de besogne. »
— « Et moi, me prendrez-vous ? » dit Antoine l’ivrogne.
— « Vous ? — mais votre métier ? »
En se grattant le front :
— « C’est que, répondit-il (ces gueux me le paîront !),
Les chefs m’ont renvoyé ce matin de ma place. »
— « Alors que voulez-vous, dit André, que j’y fasse ? »
Et Miette sentit son pauvre cœur serré.
— « Maître Antoine, reprit le père de Noré,
Je suis plus vieux que vous ; — il faut que je vous dise.
On peut toujours quitter la route qu’on a prise :
Vous, vous quittez toujours la bonne ; c’est tant pis !
Mais pour mieux faire, il est toujours temps, je vous dis.
Vous êtes trop changeant : vous changez de misère.
Vous avez fait un peu de tout ce qu’on peut faire :
De l’eau de fleur d’orange, à Grasse, bon ; et puis,
A l’autre bout du monde, en Camargue, des puits !
Hier cantonnier ; demain fermier… je vous conseille,
Compère, d’être moins l’ami de la bouteille ;
On vous voit fréquentant avec les Piémontais :
Mauvaise race, Antoine ! — Et si je m’écoutais
Je vous en dirais long sur ce qui nous occupe.
Qui change de métier, fait un métier de dupe.
Voyez-moi : je n’avais, à vingt ans, pas un sou !
Eh bien, j’ai travaillé cinquante ans comme un fou.
Pendant trente ans, la nuit, qu’on vît ou non la lune,
Je bêchais, ne songeant qu’à faire une fortune,
Le nez toujours à terre et toujours le dos rond…
Je bêchais, je suais… Et — tous vous le diront, —
Quand puis, des fois, par force, il fallait que l’on dorme,
Appuyé sur sa pioche, on dormait, — pour la forme !
En ai-je retourné des mottes, malheureux !
Et les gens du pays s’émerveillaient entre eux
De me voir acharné si fort contre la terre…
Eh pardi ! j’en voulais ! j’en ai, nom d’un tonnerre !
J’ai sué, mais du moins j’en ai ma bonne part.
Croit-on que cela vient sans peine, par hasard ?
Sans patience, et sans qu’on se butte à la tâche ?
Voyez un arbre : lorsqu’il tient, est-ce qu’il lâche ?
Il tient bon ! c’est ainsi qu’il devient grand et haut,
Et qu’il en produit cent à lui seul ! — En un mot,
Compère Antoine, — il faut qu’un travailleur s’obstine,
Et le meilleur n’est bon que lorsqu’il s’enracine ! »
Maître Jacque en parlant s’animait quelquefois.
— « C’est à votre santé, reprit-il, que je bois,
Car je n’ai pas voulu vous faire de la peine…
Vous viendrez tous les deux au bout de la quinzaine ;
C’est dit. — Encore un mot, — et pour votre intérêt :
… Si vous continuiez, — elle, qui la voudrait ?
Dit Jacque, regardant Miette. — Avec la fille,
Un homme par surplus épouse la famille,
Et sans vous insulter — elle n’a pas de bien.
Que lui restera-t-il, si vous ne valez rien ? »
Alors la mère entra.
— « Ce sont choses bien dites,
Fit-elle. Ah ! tout ce qui t’advient, tu le mérites !
Mais quoi, qu’y ferons-nous ? J’ai de bons bras aussi,
Quoique vieux. — Sans adieu, maître Jacque, et merci. »
Et clic, clac, Jacque fouette et la sonnaille sonne.
Et Miette, à ce bruit, sent que tout l’abandonne…
Il lui semble vraiment que ce bruit qui s’en va
Emporte avec son cœur tout ce qu’elle rêva.
Maître Antoine, un moment surpris et tête basse,
Frappe la table avec son verre qui se casse.
— « Ah ! ces riches ! dit-il, tous des gueux, tous pareils !
Généreux seulement pour donner des conseils ! »
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