← Retour
Miette et Noré
16px
100%
CHANT VII
LA VIEILLE MASQUE
La sorcière est malade ; elle meurt, pauvre vieille !
— « Pour masque qu’elle soit, il faut bien qu’on la veille, »
Dit une femme, bonne, — et curieuse un peu.
Et le soir, chez Finon, grands discours et grand feu
Vont leur train.
Dans le fond d’une espèce d’alcôve,
Sur le lit, apparaît la tête à demi chauve
De la vieille, les yeux fermés sur le coussin,
Qui rêve — mâchonnant quelque méchant dessein.
Ses lèvres vont toujours, marmonnant sa pensée.
On a mis sur son lit des haillons à brassée.
Près d’elle, — fume encor, sur un tronçon de pin,
Un peu d’orge bouilli dans un mauvais toupin.
Au mur, un bénitier de verre est sur sa tête,
Un rameau de laurier par-dessus… — « Elle est prête,
La masque, — ont murmuré les commères tout bas ;
Ma foi, tant mieux si la guenon n’en revient pas ! »
Et devant le sarment qui jette sa flammade,
Toutes — se soignant bien, car Finon est malade, —
Un grand bol dans la main, et buvant à longs traits,
D’un air mystérieux bavardent leurs secrets,
Sans voir qu’au fond du lit, demi-morte, la vieille,
En rouvrant ses bons yeux, tend sa plus fine oreille !
… Patati, patata, les caquets vont leur train.
Trop de vent ou trop d’eau : des plaintes pour refrain ;
C’était mieux temps passé ; la terre devient folle ;
On vous refait la terre et le ciel, en parole ;
Puis viennent la malice et les méchancetés,
Les contes malveillants à plaisir inventés,
Le mensonge brodant de sa poignante aiguille
Un détail vrai : voilà pour toi, ma bonne fille !
Pour toi, garçon ! — « Mius va donc tirer au sort,
Cette année ! — Il part, oui. — C’est bon, il n’a pas tort !
Il en compromet deux ! — Qui ? — Miette et Norine !
— Et Norine ? Noré l’épouse ? — Non, voisine ;
Il en épouse une autre. — Et qui donc ? — Devinez,
Commère. » La commère en nomme vingt. « Tenez,
Vous ne devineriez jamais ! — Miette ? — Certe !
— A d’autres ; ça n’est pas ! — Mais ce serait sa perte !
Une coureuse !… Et puis si pauvre !… Un père ainsi,
Toujours gris ! Épouser… ça, lui, Noré ! merci !
C’est un gueux ; mais il fait ce que font tous les hommes ;
Il fait bien s’il en trouve ! — Ah ! pauvres que nous sommes,
Les mères ! Nos enfants ne nous sont que douleurs !
Cette Mion savait que Noré cherche ailleurs ;
Eh bien, n’a-t-elle pas suivi le calignaire,
Le mois passé, jusqu’à la Verne ! — Bonne mère !
— Oui, oui, un qui chassait là-bas les a surpris !
— Aï, sainte Vierge ! » Et les matrones font des cris,
Et se signent, buvant les tisanes sucrées
Pour la vieille Finon avec soin préparées,
Et Finon ouvre l’œil au fond du lit obscur,
Et le grand feu flambant danse, blanc sur le mur,
Tandis que secouant tous les ais de la chambre
Souffle sur le campas le vent noir de décembre.
— « Miette doit venir ce soir nous assister. »
— « … Ah ! bien, — moi, justement je ne peux pas rester,
Dit la plus jeune. Adieu, commères… Tiens, c’est elle !…
Entre… Bonjour, Mion… Voyez comme elle est belle !
… C’est l’âge de l’amour ! » — « Et comment va Finon ? »
— « Aussi mal qu’il se peut. » — « Mais parle-t-elle ? » — « Non. »
Alors autour du lit on s’approche, on chuchote.
La tête de Finon marmotte ; l’œil clignote ;
Elle bâille ; et chacun de se dire tout bas :
« Voici les bâillements. Ça ne durera pas. »
— « Buvez, marraine, » a dit Mion de sa voix douce.
Elle offre la tisane, et Finon la repousse.
— « Voyez-vous, il faudrait qu’elle pût manger ; oui,
Mon mari s’est sauvé rien qu’en mangeant ! » — « Mais lui
N’était pas si vieux ? » — « Non. » — « Pardi ! la pauvre Fine,
Elle, a cent ans et plus peut-être sur l’échine ! »
Ainsi va la veillée. On boit, on mange, on dort ;
On vit gaillardement sous le nez de la mort.
Vers minuit, l’une dit : — « Assez veiller, commères.
Si nous passons la nuit, qui fera nos affaires
Demain ? Je pense donc qu’il faut aller au lit.
A ton âge, une nuit sans sommeil vous pâlit,
Miette, — mais le corps aisément la supporte. »
— « Oui, oui, Miette est jeune, et vaillante, et si forte !
Allons, allons dormir ; — pardi, nous savons bien
Qu’assister les mourants est un devoir chrétien ;
Entre voisins, fût-on ennemis, on se prête
Dans le besoin ; devant la mort, plus rien n’arrête ;
Mais vois, décidément, la vieille a l’âme au corps
Chevillée, et n’ira que demain chez les morts.
Adieu. » — « Non, dit Mion, j’ai peur ; restez encore. »
Une vieille resta, qui partit vers l’aurore.
Finon passa la nuit sans bouger, seulement
L’œil clignotant toujours, la lèvre en mouvement,
Et, quand Mion fut seule, elle eut comme un long râle…
Le petit jour d’hiver faisait la vitre pâle.
— « Que voulez-vous, Finon ? » La vieille s’accouda
Sur l’oreiller. Miette accourut, qui l’aida.
— « Aï ! oï ! aï ! dit Finon, aï ma tête ! oï ma jambe ! »
Et son œil luit, fixé sur le grand feu qui flambe.
« Eh ! comme il brûle bien, le bon bois, n’est-ce pas,
Qu’on n’a pas ramassé soi-même, de ses bras,
Et porté sur son dos d’ânesse ! Éteins, canaille !
Gueuses de bonnes gens, vite, allons, qu’on s’en aille,
Et me laissez mourir sans vos soins de voleurs !…
Aï, ma tête et mon bras ! Je suis toute en douleurs !…
Qui m’a mis cette robe en douleurs ! qu’on me l’ôte !
Tôt, tôt, sortez d’ici, braves gens pris en faute !
Je vous ferai bien voir… Non, non !… Le croyez-vous
Que je puisse emmasquer ? faire de mauvais coups ?
Masque si vous voulez, — mais pour le bien des filles !
Je sais faire bouillir le mou mêlé d’aiguilles,
Et vous lever le sort si le diable vous tient !…
Aï, aï ! soulagez-moi !… Je vous ferai du bien ! »
Mion se rapprocha : — « Que voulez-vous, marraine ?
Buvez ceci. » — Finon a bu la tasse pleine.
« Ah ! — fait-elle, et s’allonge avec soulagement…
« Bon, dit-elle, bon, » puis — après un long moment :
« Qui donc est par là ? » — « Moi, Miette. » — « Toi, petite ?
Miette… de Noré ? » — Miette, bas et vite
Dit : « Oui, c’est moi, Finon. » — « Le gueux ! Les hommes, tous,
Sont des gueux ! c’est l’amour, qui rend les hommes fous.
Ah ! oui !… Je me souviens du battoir sur la rive…
Le rossignol chantait, sur le battoir… J’arrive…
Je regarde, et je vois les gazons écrasés…
Alors j’ai deviné le reste, — les baisers !…
Les baisers, ça se boit comme un poison, ma belle !
Depuis, — tu n’es point femme et n’es plus demoiselle… »
— « Vous vous trompez ! » répond Miette à demi-voix.
— « … Sur le battoir… l’oiseau qui chante, je le vois !…
Là,… là, » — reprend Finon, l’œil pétillant de fièvre,
Tendant son doigt noueux et remuant la lèvre ;
« … Là, c’est l’endroit profond… on lave dans ce creux !…
C’est là qu’il t’a donné le baiser, l’amoureux !
Et dans ce même endroit… (le rossignol le chante !)
… Je l’ai noyé !… Depuis ce temps, je suis méchante !
… Noyé, l’enfant ! noyé, pauvre agnel innocent !
Noyé,… tenu sous l’eau ! de mes mains !… pas de sang,
Pas de trace !… Il vaut mieux pour l’enfant qu’on le noie !
… Mais comment faire afin que Dieu tout seul me voie ?
Creusons la terre ici des ongles… Pauvre ami,
J’ai baisé par trois fois son visage endormi,
Et do, do, l’enfant do ! le bon lit d’herbe grasse !…
Sur le battoir… l’oiseau… chante… à la même place !
Chante, beau rossignol ! chante, c’est la saison…
L’amour est bon, pardi ! c’est le meilleur poison ! »
Blanche comme sa coiffe, et droite, épouvantée,
Miette regardait Finon ressuscitée.
Et Finon sur son lit assise — délirait
Ou qui sait, le voulant, confessait son secret :
— « … Tous les jours… j’ai porté, tous les jours, au bel ange,
Des fruits, du pain, du vin… parce qu’il faut qu’on mange !
Et je laissais cela sur la rive et, la nuit,
Je le voyais venir — et s’en aller sans bruit,
Tout rayonnant, pareil à Jésus dans l’étable…
Son père est marié, bon, riche… et charitable !…
Il reverra l’enfant dans le ciel… moi, jamais !…
Pourtant je l’ai tué parce que je l’aimais !…
Écoutez, mes amis, c’est une histoire vraie :
Le garçon fait le mal, et la fille le paie.
On a vingt ans, pardi ! Les rosiers sont en fleurs.
La nature le veut… voleurs ! voleurs ! voleurs !…
… Qui m’écoute ici ? — là, debout, qui me regarde ?…
C’est toi, Mion ?… hélas ! ma Miette, prends garde !
Tu fais ce que je fis, tu marches dans mes pas !
Un péché qu’on a fait ne se rattrape pas !
Toute la vie en pleurs ne lave plus la tache !
Celle qu’on montre au doigt, vois-tu, d’abord se cache ;
Mais la faim fait sortir le loup du bois ; alors,
Les langues vont, — parfois avec des mots si forts
Qu’on se défend ; on parle, et l’on devient mauvaise ;
Si d’autres font le mal, on leur dit : « A votre aise,
Mignons ! je ne suis pas la seule : embrassez-vous ! »
On fait peur aux méchants avec de méchants coups,
Et pour avoir un jour lavé dans la rivière
On vit ensorcelée, et l’on meurt en sorcière !
… Ah ! oui ! nous mourrons tous un jour ! Vivez contents,
Lâches ! et dépêchez, car on a peu de temps !
La mort vient. Elle venge. Un jour, tant que vous êtes,
Riches, pauvres, les gens marcheront sur vos têtes !
Ah ! ah !… » Et maintenant la masque rit très fort,
Puis d’une voix éteinte : « Es-tu là, vieille Mort ?
Oui, Masque !… je connais tes vilaines grimaces…
Tu ris, marraine ? écoute, il faut que tu repasses
Demain. J’ai quelque chose à faire. Attends un peu ! »
Et Finon se levant se traîne vers le feu :
— « Où donc es-tu, toupin ? — Et vous, le vin et l’huile ?
Vous voici. — Le remède est sûr, — et trop facile.
L’huile mêlée au vin. — Flambe, feu ! — L’huile bout.
Du thym, du romarin, un baume ! » — Et tout à coup,
Ayant bu longuement sa boisson salutaire :
— « Attends, Mort ! — tu feras demain mon lit de terre.
J’ai quelque chose à faire aujourd’hui, pour l’amour !
… Tu reviendras. Demain doit être encore un jour… »
Un ciel blafard d’hiver se voit par la fenêtre.
Dehors miaule un chat… — « Mes chats ont faim, peut-être ;
Hier, croyant de finir, je les ai mis dehors,
Miette, — car les chats mangent leurs maîtres morts. »
Finon ouvre la porte : un matou qui miaule
Entre, la queue en l’air, saute sur son épaule,
Et deux autres, jaloux, se frottent sur ses pieds.
— « Assez, diables ! — Je dois mourir ; vous m’épiez ! —
Tenez, mangez ! — mais lui, mon pauvre petit ange,
Qui va me le nourrir, moi morte ? il faut qu’on mange…
Il faut manger pardi !… Miette, approche-toi. »
Miette se rapproche. Elle tremble d’effroi.
— « Non ; je te veux du bien ; va, va, tu peux me croire…
Tu viens de voyager ?… conte-moi cette histoire.
Dis-moi tout. Il le faut… Maintenant je vais mieux.
Le baume fait effet. Du vin, — le lait des vieux, —
De l’huile et des parfums… »
La vieille questionne.
L’enfant, pâle, répond comme en rêve.
— « Aï, ma bonne,
C’est fait !… lorsqu’à présent tu manges… c’est pour deux !
A présent, notre histoire est pareille ! ah ! les gueux !…
Mais toi, faudra nourrir l’enfant, — si Dieu l’envoie, —
A ton sein, de ton lait,… qu’importe qu’on te voie !…
Puis écoute… — La mort va m’attendre un instant ;
C’est ma commère ! Elle a baptisé mon enfant…
Nous sommes toutes deux des masques du même âge ;
Nous nous obéissons… — Écoute ; du courage !
Je verrai ce gueusas, — beau garçon, — ton Noré,
Et j’expliquerai tout ; je dirai, je ferai
Qu’il t’épouse ! — Alors oui tu seras riche, heureuse,…
Et moi, moi… (l’entends-tu, ma fosse que l’on creuse ?
Ma caisse que l’on cloue ?… Assez, chats ! loin de moi !)
Moi Finon, j’aurai fait ton bonheur… et pourquoi ?
Parce que j’ai connu ton cœur, — au moulin d’huile, —
Et qu’après moi,… — vois-tu, ça n’est pas difficile :
On pose un peu de pain près de l’eau, sur le bord, —
… Tu nourriras… avec le tien… mon petit mort ! »
Puis voyant qu’au dehors la neige à présent tombe :
« Deuil de vierge ! » dit-elle. — Il t’annonce la tombe,
Car vierge et fille-mère ont droit au même deuil !
Mais comme il sera pâle et froid sur ton cercueil !
Quand midi sonne au loin — Finon dit : c’est mon heure.
Près du lit de Finon morte — Miette pleure.
Chargement de la publicité...