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Miséricorde

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VII

Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable, n’était que le prélude de la grandissime, épouvantable disgrâce dans laquelle devait choir l’infortuné lignage des Juarez y Zapatas, et le bord de l’abîme où nous les trouvons submergés lorsque nous entreprenons de raconter leur lamentable histoire. Pendant qu’elle vivait rue de l’Orme, doña Francisca fut complètement abandonnée par la société qui l’avait aidée à jeter au vent sa fortune, et, lorsqu’elle tomba aux rues de Sureau et d’Amandier, le peu d’amis qui lui étaient restés disparurent complètement. Pour lors, les gens du voisinage, les marchands dupés et les personnes à qui elle faisait pitié commencèrent à l’appeler doña Paca tout sec, et on ne manqua même pas d’y ajouter d’autres surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées et grossières prirent l’habitude d’ajouter à son nom de famille quelque adjectif déplaisant, l’appelant doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la misère.

C’est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement, la pauvre Rondanaise joignit aux calamités de l’ordre économique la grande amertume que ses enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons et soumis, devinrent une cause de grande mortification pour elle, enfonçant dans son cœur de rudes épines fort tranchantes. Antonito, trompant les espérances de sa mère, et rendant vains les sacrifices qu’elle avait faits pour son instruction, était devenu un très mauvais diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux dire, ses deux mères, cherchèrent-elles à faire sortir de sa cervelle les idées mauvaises; ni la rigueur, ni la douceur n’aboutirent à rien. Maintes fois, lorsqu’elles croyaient l’avoir reconquis par leurs caresses et leurs cajoleries, il les trompait par une feinte soumission; escamotant leur bienveillance, il s’en allait avec la bénédiction et l’aumône. Il était très leste pour le mal et il était doué de séductions rares pour se faire pardonner ses escapades. Il savait cacher son astucieuse malice sous des apparences agréables; à seize ans, il savait tromper ses mères, comme si elles avaient été des enfants; il apportait de faux certificats d’examens; il étudiait au moyen des seuls commentaires de ses camarades, car il vendait tous les livres qu’on lui achetait. A l’âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies donnèrent un caractère grave à ses diableries; il disparaissait pendant des deux ou trois jours de la maison, il s’enivrait et était réduit à la dernière misère. Une des principales préoccupations des deux femmes était de cacher le peu d’argent qu’elles avaient, dans les entrailles de la terre, car avec lui aucun argent n’était en sûreté. Il le retirait avec un art infini du sein de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les deux femmes ne savaient plus quelle cachette inventer, dans les coins de la cuisine ou les profondeurs du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous. A ces escapades succédaient communément des jours de recueillement solitaire dans la maison, déluge de larmes et de soupirs, protestations de vouloir s’amender, accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de ces malheureuses, trompé par ces tendres démonstrations, se laissait endormir dans une confiance aisée et facile et tout d’un coup à l’improviste le garnement disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les deux pauvres femmes en proie à leur profond désespoir.

Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement si cela était un malheur ou un bonheur?), il n’y avait dans la maison aucun couvert d’argent, ni aucun objet de valeur.

Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce qu’il rencontrait, sans dédaigner les choses même sans aucune valeur; ne se contentant plus d’enlever ombrelles et parapluies, il s’en prit aux menues choses d’intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de distraction de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement la nappe et deux serviettes. De ses affaires propres, il n’y a point à en parler; en plein hiver, il allait par les rues sans cape et sans manteau, respecté par les pleurésies, protégé sans doute par le feu intérieur de sa perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher toutes choses, car elles en étaient réduites à craindre de se voir enlever jusqu’à la chemise qu’elles portaient sur elles. Qu’il suffise de dire qu’une belle nuit disparurent l’huilier et le petit étui à coudre d’Obdulia; une autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des tenailles, et successivement des élastiques usés, des morceaux de toile, et une multitude de choses utiles sans aucune valeur intrinsèque. Des livres, il n’y en avait aucun dans la maison, et doña Paca n’osait plus en emprunter, craignant de ne plus pouvoir les rendre. Jusqu’aux livres de messe avaient disparu et avec eux ou avant eux les lorgnettes de théâtre, les gants en usage et jusqu’à une cage sans oiseaux.

Dans un autre ordre d’idées, et bien qu’avec un organisme tout différent de celui de son frère, la petite fille donnait aussi beaucoup de tracas. Dès l’âge de douze ans, il se développa chez elle une nervosité telle que les deux mères ne savaient point comment y remédier. Si on la traitait par la sévérité, c’était mauvais, par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait sans transition des inquiétudes épileptiques à une langueur morbide. Ses mélancolies intenses préoccupaient les pauvres femmes autant que ses excitations, déterminées par une grande activité musculaire et mentale. L’alimentation d’Obdulia en vint à être le problème capital de la maison, et les dégoûts et caprices affamés de la petite faisaient perdre la tête aux mères, ainsi que la patience, que Dieu leur avait pourtant accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands frais des mets riches et substantiels, et la petite fille les jetait par la fenêtre; un autre jour, elle se nourrissait de choses graillonnées qui lui donnaient une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours et les nuits à pleurer, sans que l’on pût trouver la cause de son chagrin; d’autres fois, elle affectait un genre déplaisant et vétilleux qui était le plus grand supplice des deux femmes. Selon l’opinion d’un médecin qui les visitait par charité et d’un autre qui donnait des consultations gratuites, tout le désordre nerveux et psychologique chez la jeune fille provenait de l’anémie, et pour le combattre il n’y avait pas d’autre moyen à employer que le régime ferrugineux, les bons biftecks et les bains froids.

Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin, cheveux châtains, taille mince et svelte, les yeux doux, et elle parlait avec bienséance et grâce lorsqu’elle n’avait pas ses lubies. On ne saurait imaginer un milieu moins bien adapté à une semblable créature, pleine de manies et malade, que celui de la misère où elle vivait. Par intervalles, on notait en elle des symptômes de changements, de désir de plaire, de préférences pour telles ou telles personnes, qui indiquaient les préoccupations ou l’annonce d’un changement de vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu’elle avait des projets relativement à la petite. La bonne dame se mourait d’impatience de les réaliser, si Obdulia s’était équilibrée, si elle avait pu continuer son instruction singulièrement négligée, car elle écrivait très mal et ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque toutes les jeunes filles de la classe moyenne. Le rêve de doña Paca était de la marier avec un des fils de son parent Matias, propriétaire rondanais, ces jeunes gens très gentils et dans une bonne situation étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois à Madrid à la Saint-Isidre. L’un d’eux, Currito Zapata, goûtait fort Obdulia, et des relations amoureuses s’établirent même entre les jeunes gens, mais elles ne purent aboutir à cause du caractère de la jeune fille et de ses extravagances minaudières. Toutefois la mère n’abandonnait pas son idée, ou au moins continuait à la caresser dans son esprit, et avec elle se consolait des misères de l’heure présente.

De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue de l’Orme, des relations télégraphiques s’étaient établies, sans que l’on sache comment, entre Obdulia et un jeune garçon d’en face, fils d’un entrepreneur de pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d’un certain charme, il étudiait à l’Université et savait mille jolies choses qu’Obdulia ignorait, et qui furent pour elle une révélation. Littérature, poésie, petits vers, et mille gracieusetés de l’humain savoir passèrent de lui à elle sous forme de poulets et dans de courtes entrevues et d’honnêtes rencontres.

Doña Paca ne voyait pas cela d’un bon œil, toujours préoccupée de la marier à son Rondanais; mais la jeune fille, qui à ce commerce avait pris bon nombre de leçons de romantisme élémentaire, se montra comme folle d’être contrariée dans son amour sentimental.

Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de furieuses attaques d’épilepsie, durant lesquelles elle se frappait la figure et se tordait les mains; et enfin un jour, Benina la surprit, au moment où elle faisait dissoudre dans l’eau-de-vie des têtes d’allumettes phosphoriques pour se les mettre, comme elle disait, entre la poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena dans la maison fut indescriptible. Doña Paca était un fleuve de larmes; la jeune fille dansait le zapateado, en touchant le plafond avec ses mains, et Benina songeait à informer l’entrepreneur des enterrements, pour que, au moyen d’une bonne volée ou de toute autre médecine efficace, il fît renoncer son fils à cette passion de choses de mort, de cyprès et de cimetière dont il avait affolé la pauvre fille.

Quelque temps s’étant écoulé sans que l’on pût détacher Obdulia de sa manie amoureuse pour le jeune homme des pompes funèbres et tandis que, par crainte de l’épilepsie, on avait fait semblant de consentir à leur mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit que le conflit se résolût d’une façon aussi brusque que simple, et nous devons à la vérité de dire qu’avec cette solution on s’enleva, de part et d’autre, de forts cassements de tête, car la famille funèbre, elle aussi, était en grandes querelles avec le jeune homme, pour le retirer de l’abîme dans lequel il était disposé à se précipiter. Donc, un jour, la petite, trompant la vigilance de ses deux mères, s’échappa de la maison; le jeune homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans la rue, avec l’idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique, où ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de cette misérable existence, expirant au même moment, dans les bras l’un de l’autre, sans que l’un pût survivre à l’autre. Telle fut la résolution qu’ils prirent au premier moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant au meilleur moyen de se détruire d’un seul coup, sans aucune souffrance et en passant dans la région pure des âmes libres. Lorsqu’ils furent loin de la rue de l’Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement et ils pensèrent à toute autre chose qu’à mourir, et cela d’un parfait accord. Par bonheur, le jeune homme avait de l’argent, car, la veille au soir, il avait touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une autre pour un service complet avec lit impérial et conduite à six chevaux, etc.

La possession de cet argent réalisa ce prodige de changer les idées de mort en idées de prolongation de l’existence, et, modifiant leurs projets, ils allèrent déjeuner dans un café et ils se rendirent ensuite dans un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d’où ils écrivirent le lendemain à leurs familles respectives qu’ils étaient définitivement mariés.

Mariés à proprement parler, ils ne l’étaient point; mais la petite formalité qui manquait devait forcément arriver à être remplie. Le père du jeune homme se rendit chez doña Paca, et là on convint, elle pleurant et lui trépignant de colère, qu’il fallait forcément accepter les faits accomplis. Et comme doña Francisca ne pouvait donner à sa fille ni argent, ni effets, ni quoi que ce soit, pas même un lit de camp, il fut convenu que lui donnerait à son garçon un logement dans le haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements à la section de la Propagande. Avec cela et le courtage qu’il pourrait faire en travaillant dans la partie, placement d’articles de luxe, ou embaumement, le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable médiocrité.

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