Miséricorde
XI
«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en marchant d’un bon pas par la rue des Urosas. Il ne peut pas faire plus que ce que son naturel ne lui commande. Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait, lui, des choses extrêmement rares parmi les plantes et les animaux, il en a créé de plus rares encore parmi les personnes. Il nous arrive de reconnaître comme vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...; enfin, il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu’il en tienne avec ses comptes et tenues de livres, il donne encore un peu; certainement il y en a de pires, et tellement pires... qu’ils ne comptent ni ne donnent.... Ce qu’il y a de plus triste, au fond, c’est que ces deux douros ne régleront pas ma journée, parce qu’il faut que je rende à Almudena le sien, car il faut, avant tout, tenir sa parole. Viennent des jours mauvais et il m’aidera encore.... Il me restera vingt réaux dont il faut que je donne quelque chose à la petite, qui en a grand besoin, et le reste pour manger aujourd’hui..., et je dirai à madame que son parent ne m’a donné que le livre de comptes et le crayon, avec lesquels nous ferons un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé de première classe, substance d’imprimerie...; quelle dérision!... Enfin Dieu me guidera pour les mensonges que j’aurai à débiter à Mme Paca, comme toujours, et partons du pied gauche. Voyons d’abord, si je rencontrerai Almudena sur le chemin; c’est l’heure où l’on va à l’église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c’est qu’il sera sûrement au café de la Croix, au Rastro.»
Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l’Encomienda ils se rencontrèrent.
«Mon fils, j’étais à ta recherche, lui dit Benina en le prenant par le bras. Voici ton douro. Tu vois que je sais m’acquitter.
—Amri, il n’y a pas de presse.
—Je ne te dois plus rien... jusqu’à ce que je recommence à te devoir, mon petit Almudena, car, si le jour vient où j’aurai encore besoin de quelque chose, tu me le donneras, comme je ferais moi-même pour toi vice versa? Tu sors du café?
—Oui, et j’y retournerai si tu veux venir avec moi, je t’invite.»
Benina accepta l’invitation et, un instant après, les deux amis se trouvaient installés au café économique, prenant deux verres à dix centimes. Le local était un cabaret rechampi, d’une élégance moitié populaire, moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois étaient couvertes de peintures représentant des marines ou des paysages; un milieu fétide et des habitués pauvres ou des marchands du Rastro, loquaces, indolents, quelques-uns occupés à lire les feuilles tout haut, et d’autres à en écouter la lecture, tous très contents de se sentir au milieu du bruit, des conversations, de l’odeur du tabac et de l’eau-de-vie. Seuls à une table, Benina et le Marocain causaient de leurs affaires: l’aveugle racontait les diableries de sa compagne, et elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau du livre de comptes et des deux douros mensuels. Ils parlaient des richesses que, au dire général, possédait et thésaurisait Trujillo (trente-quatre maisons), oh! la montagne d’argent en papiers du gouvernement, et des mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement, émettant beaucoup de considérations de toutes sortes, la quantité innombrable de pauvres qui pourraient être secourus avec tous les trésors si inutiles à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme c’est naturel et juste, la part que ses enfants ont le droit de posséder. Mais, comme ils ne pourraient certainement point arranger toutes choses à leur idée, il valait mieux ne point y songer et gagner chacun son pain de son mieux jusqu’à ce que la mort vînt et que Dieu donnât à chacun son dû. Enfin Almudena dit tout d’un coup à Benina, avec la plus grande gravité et avec une conviction profonde, que toute la fortune de don Carlos pourrait être sienne si elle voulait.
«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don Carlos pourrait m’appartenir? Tu es fou, mon petit Almudena.
—Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n’y crois pas, je te le prouverai et tu le croiras.
—Tu me répètes encore que tout l’argent de don Carlos pourrait être à moi? Quand?
—Quand tu voudras.
—Je le croirai si tu m’expliques comment ce miracle peut se produire.
—Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret.
—Et si tu peux faire que toute la fortune de ce vieux fou, une supposition, puisse passer à une autre personne, pourquoi restes-tu dans la misère et pourquoi ne la prends-tu pas pour toi?»
Almudena répondit à cela que la personne qui ferait ce miracle, dont il possédait le secret, avait besoin d’y voir. Et le miracle était sûr, par la lumière bénie, et, si elle avait le moindre doute, elle n’avait qu’à essayer, en faisant ponctuellement tout ce qu’il lui dirait.
Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse, et elle croyait volontiers à toutes les histoires surnaturelles qu’elle entendait conter, et la misère exaspérait en elle le respect des choses invraisemblables et merveilleuses; bien qu’elle n’eût vu aucun miracle, elle espérait toujours en voir arriver un en quelque jour heureux.
Un peu de superstition, beaucoup d’anxiété, d’événements extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité la poussèrent à demander au Marocain des explications concrètes de sa science ou art cabalistique, car cela devait être nécessairement œuvre de magie. L’aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander ce que l’on désire à un Sar, appelé Samdai.
«Et qui est ce noble cavalier?
—Le roi d’en bas.
—Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre? mais c’est le diable.
—Le diable, non, mais un roi très bon.
—Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion as-tu, toi?
—Je suis Hébreu.
—Va avec Dieu, dit Benina, qui n’avait pas entendu le mot, et tu appelles ce roi! et il vient?
—Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas.
—Il me donnera tout ce que je lui demanderai?
—Sûrement.»
La conviction profonde que montrait Almudena frappa la pauvre femme, qui, après une pause durant laquelle elle interrogeait les yeux morts de son ami et son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se prit à dire:
«Et que fait-on pour l’appeler?
—Je te le dirai.
—Et il ne m’arrivera pas malheur si je l’appelle?
—Aucunement.
—Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et les démons ne m’emporteront pas?
—Non.
—Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je.
—Non, je ne te tromperai point.
—Pouvons-nous le faire tout de suite?
—Non, il faut l’appeler à minuit.
—Il faut que ce soit à cette heure-là?
—Sûrement, sûrement....
—Et comment puis-je sortir de la maison à cette heure-là? Ce n’est point chose facile. A la vérité, je pourrais dire, une supposition, que don Romualdo est malade et que je suis obligée d’aller le veiller.... Bien. Que doit-on faire?
—Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut que tu les achètes. Premièrement, une lampe de terre. Mais il faut l’acheter sans prononcer une syllabe.
—Je deviens muette.
—Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles tout est perdu.
—Dieu te protège!... mais bon, j’achète ma lampe de terre, et après..., sans parler....»
Almudena lui ordonna d’acheter ensuite une marmite de terre avec sept trous, avec sept, pas un de plus, le tout sans parler, parce que, si elle parlait, cela ne vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec sept trous? A cela, l’aveugle répondit que dans son pays il y en avait et que l’on pouvait y suppléer avec celles dont usent les marchandes de châtaignes, en choisissant celle qui aurait sept trous, ni plus ni moins.
«Et il faut l’acheter sans parler?
—Si l’on parle, rien.»
Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton de carrash, bois d’Afrique qu’on appelle ici laurier. On le trouverait facilement chez le premier marchand de bric-à-brac. Il fallait l’acheter sans prononcer une parole. Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait le bâton dans le feu jusqu’à ce qu’il brûle bien...; cela doit se passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon, cela ne vaut rien. Et le bâton brûlera jusqu’au samedi à cinq heures précises, on le trempera sept fois dans l’eau, pas une de plus, pas une de moins.
«Tout cela en se taisant?
—Ne jamais parler.
—Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de femme, et, lorsqu’il est bien habillé, on l’appuie au mur, en le plaçant bien droit sur ses pieds. D’abord il faut placer la lampe de terre allumée avec de l’huile et recouverte avec la marmite, de telle sorte qu’il ne passe de lumière qu’à travers les sept trous, et à courte distance on place la casserole pour brûler des parfums avec du feu, et l’on commence à dire les prières seulement par la pensée, parce que parler ne vaut. Et c’est ainsi que la personne doit se tenir, sans se distraire, sans s’arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin, et la lumière des sept trous, jusqu’à ce qu’à minuit....
—A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque les douze coups ont sonné il vient..., il monte..., il m’apparaît!...
—Le roi d’en bas; tu lui demandes ce que tu désires et il te le donne.
—Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible que ce seigneur, sans autres cérémonies que celles que tu m’as dites me donne, à moi, tout ce qui est maintenant à don Carlos Trujillo?
—Tu le verras en le lui demandant.
—Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un tout petit peu, si l’on s’oublie un seul instant en prononçant une seule parole de la prière mentale?...
—Il faut se tenir éveillée, ma fille.
—Et la prière?
—Je te l’enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï Elohim, Adonaï Ishat....
—Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais cela sans me tromper, mais comme cela n’est pas pur castillan, je ne réussirai pas.... Et pourtant, je puis t’assurer que j’ai peur de tous ces sortilèges.... Cesse..., cesse!... Ah! pourtant, si c’était vrai, quelle satisfaction, quelle joie d’enlever à ce vieux fou de don Carlos tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir entre tant de pauvres diables qui meurent de faim.... Si l’on pouvait tenter l’épreuve, en achetant les vases et le bâton, sans parler.... Mais non, non.... Si ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te dirai qu’il arrive quelquefois des choses extrêmement phénoménales, et qu’il vole souvent dans les airs ce que l’on appelle des esprits ou, comme l’on dit encore, des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un songe; qu’est-ce que c’est? Peut-être des choses vraies de l’autre monde qui viennent dans celui-ci.... Tout peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant moi, que veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu’ils donnent comme ça, au premier venu, tant d’argent, sans plus de cérémonies. Que, pour secourir les pauvres, ils prennent aux riches la moitié d’un million ou la moitié d’un demi-million, passe encore; mais tant et tant de richesses pour nous autres.... Non, cela n’est pas croyable.
—Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de millions, la loterie, tout est à toi, si tu fais ce que je te dis.
—Mais si cela est aussi facile, pourquoi d’autres ne le font-ils pas? Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami, conte-le au nonce, car pour nous tu ne nous feras pas avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis pas que cela est impossible..., et, si je pouvais tenter l’épreuve, je l’essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce que l’on doit acheter sans parler....»
Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration en y ajoutant une peinture si vivante et si pittoresque du roi Samdai, de son visage magnifique, de sa noble démarche, de ses costumes splendides, de sa suite, qui formait des régiments de princes et de magnats, montés sur des chameaux blancs comme le lait, que la pauvre Benina finissait par s’exalter en l’écoutant, et, si elle n’y croyait pas encore les yeux fermés, elle commençait à se laisser gagner et séduire par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si tout cela n’était pas vérité, cela méritait bien de l’être.
Quelle consolation pour les misérables de pouvoir croire à des contes aussi gracieux, et si c’est une vérité de croire qu’il y a des rois mages pour porter des joujoux aux enfants, pourquoi n’y aurait-il pas d’autres rois d’illusions qui viendraient au secours des pauvres gens, des personnes honnêtes qui n’ont qu’une chemise, et des pauvres âmes décentes qui n’osent plus descendre dans la rue parce qu’elles doivent trop aux boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena faisait partie des choses que l’on ne connaît pas. Et ne peut-il pas se faire que quelqu’un sache des choses que d’autres ne savent pas?... Et puis! combien de choses qu’on a considérées comme des mensonges sont ensuite devenues des vérités! Avant qu’on ait inventé le télégraphe, qui aurait cru que l’on parlerait avec l’Amérique comme de balcon à balcon avec le voisin d’en face? Et avant qu’on ait inventé la photographie, que l’on peut faire un portrait rien qu’en posant une seconde? Ceci est la même chose que cela. Il y a des mystères, des secrets que nous n’entendons pas, avant qu’il arrive quelqu’un qui dise: «C’est comme cela!» et le découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient les Amériques depuis que Dieu a créé le monde, et personne ne le savait..., jusqu’à ce qu’arrive ce Colomb, et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour les découvrir toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez, voilà l’Amérique et les Américains, et la canne à sucre, et le tabac béni... et les États-Unis, et des hommes noirs, et des onces de dix-sept douros.» A voir.