Miséricorde
XXXV
Doña Paca ne pouvait se consoler de l’absence de Nina, pas même en se voyant entourée de ses enfants, qui prenaient part à sa bonne fortune et se montraient, reconnaissants de l’héritage dont ils allaient savourer les bienfaits et qu’ils lui devaient. Avec cet échange d’agréables impressions, l’esprit de la bonne dame se transportait facilement au septième ciel d’où elle apercevait les horizons les plus enchanteurs; mais elle ne tardait pas à retomber dans la réalité, sentant le vide que lui causait l’absence de sa compagne. En vain l’imagination vagabonde d’Obdulia cherchait-elle à la soulager et à l’enlever en la tirant par les cheveux dans la région de l’idéal. Doña Francisca, accablée par son affliction, refusait de se laisser entraîner et elle se dérobait, laissant l’autre voler de nue en nue et de ciel en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble avec tout le décorum que comportait leur situation. En fait, elle se séparerait de Luquitas, auquel elle ferait une pension pour qu’il pût vivre; elles prendraient un hôtel avec jardin; un abonnement à deux ou trois théâtres.
«Nous rechercherons les relations et la fréquentation de personnes distinguées....
—Ma fille, ne t’excite pas, car tu ne sais pas encore ce que te rapportera la moitié de la rente de l’Almoraima et, bien qu’autant que je peux me souvenir cette propriété soit magnifique, je calcule que le revenu ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais le croire, et il est bon que tu saches qu’il faut soulever largement le drap quand on veut sortir la jambe.»
Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées de la très pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire, se renouvelaient dans son esprit et brillaient comme étoiles au ciel.
Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la Cabeza pour venir chez sa mère; elle était pressée d’avoir une meilleure installation, confortable et située dans un endroit gai, jusqu’à ce qu’arrivât le jour où elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel qu’elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa fille dans ce prurit de grandeur, sans doute à cause de l’expérience cruellement acquise, doña Paca ne manquait pas d’une certaine assurance et, se croyant raisonnable, elle souhaitait une foule de superfluités. Ainsi elle était hantée de l’idée d’acheter une suspension pour sa salle à manger et elle ne pouvait se calmer tant qu’elle n’aurait point satisfait son caprice. Le maudit Polidor se chargea de la chose et l’enrossa d’un abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans l’appartement et qui, une fois en place, balayait la table de ses pendeloques en cristal. Comme elles avaient l’intention d’occuper promptement une maison à hauts plafonds, cela présentait moins d’inconvénients. L’homme aux escargots leur fit encore acheter un mobilier en placage de buis et aussi quelques bons tapis, qu’il était impossible de placer en entier dans l’étroit logis et dont on ne put poser que quelques morceaux pour se payer le plaisir de marcher sur quelque chose de doux aux pieds.
Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au trésor de sa mère pour acquérir des quantités de jolies plantes dans les étalages de fleuristes de la petite place de Santa-Cruz et en deux jours elle mit vraiment la maison dans un état d’apparence glorieuse: les affreux couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en un charmant jardin suspendu.
En prévision de la prochaine installation dans un hôtel, elle acheta des plantes de grandes dimensions, des figuiers d’Inde, des palmiers et autres arbustes verts. Doña Francisca voyait avec ravissement l’envahissement de sa triste demeure par le règne végétal, et devant de pareilles beautés elle ressentait des émotions d’enfant, comme si, au sommet de la vieillesse, elle se trouvait subitement reportée aux joies de sa petite jeunesse.
«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle en se promenant dans ses jardins enchanteurs, quelle allégresse elles répandent dans la maison! Et que Dieu soit béni, car, s’il ne nous permet pas de jouir de la campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu d’argent, la joie de faire venir la campagne à la maison.»
Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs, et elle les arrosait tellement que véritablement il s’en fallut bien peu qu’on ne fût obligé de se mettre à la nage pour aller de l’escalier à la salle à manger. Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations admiratives, les encourageait à acheter encore des fleurs et à convertir la maison en jardin botanique. Il est certain que le premier et le second jour de cette vie nouvelle doña Paca dut adresser de vifs reproches à ce bon Frasquito parce qu’il revenait toujours à la maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu’elle l’avait chargé de lui acheter. Le galant mortifié s’excusait sur la multitude de ses occupations, jusqu’à ce qu’un soir, revenant avec une quantité d’objets qu’il avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont la brave dame s’empara à la minute avec joie pour y inscrire l’histoire et les raisons de cet avenir heureux et fortuné.
«Je passerai ensuite tout ce que j’ai noté sur ce petit papier, dit-elle, ce que l’on apporte de chez Botin, le lustre, les tapis, diverses petites choses..., les médicaments..., enfin, tout. Et maintenant, ma fille, il faut que tu me donnes la note bien claire de toutes, toutes ces belles fleurs, pour que nous notions cette dépense sans oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce que la balance doit ressortir. N’est-ce pas, Ponte, que la balance doit ressortir?»
Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins que de fureter dans les paquets qu’apportait de Ponte:
«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention que je n’entends point que vous jetiez l’argent par les fenêtres. Voyons: une éponge fine...; bien, cela me paraît bien. Comme goût, personne ne peut rivaliser avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance! Quel pied! Que de femmes voudraient avoir le pareil!... Des cravates, une, deux, trois.... Regarde, Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec des raies jaune d’or. Une ceinture qui a l’air d’un corset. Très bien, cela doit servir à empêcher le développement du ventre.... Et cela? Qu’est-ce encore? Des éperons? Pour l’amour de Dieu, Frasquito, que comptez-vous faire avec ces éperons?
—Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit Obdulia joyeuse. Est-ce que vous passerez par ici? Ah! quel chagrin de ne pas vous voir! Mais comment peut-on rester plus longtemps dans une maison qui n’a pas une seule fenêtre sur la rue?
—Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine, la sage-femme, qu’elle nous permette d’aller regarder lorsque le chevalier traversera la rue.... Ah! comme cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina de le voir!»
De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie hippique par la nécessité où il était d’aller au Pardo en excursion de plaisir avec quelques amis de la meilleure société. Lui seul serait à cheval et tous les autres à pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des différentes espèces de sports et de passe-temps élégants avec une grande animation, jusqu’à ce qu’ils fussent interrompus par l’arrivée de Juliana, qui s’était mise, depuis l’héritage, à fréquenter sa belle-mère et sa belle-sœur. C’était une femme agréable, sympathique, d’esprit vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules et sa tête était recouverte d’une mantille en soie de couleurs vives; elle était chaussée de bottines fines et ses dessous propres indiquaient un bon approvisionnement de lingerie.
«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade d’Osuna? dit-elle en voyant cet énorme amas de feuillages, d’arbustes, et de fleurs. Pourquoi tant de végétation?
—Caprice d’Obdulia, répliqua doña Paca, qui se sentait dominée par le caractère énergique et railleur de sa gracieuse bru. Cette monomanie de changer ma maison en un bosquet me coûte un argent fou.
—Doña Paca, lui dit sa bru l’emmenant seule dans la salle à manger, ne soyez pas si faible et laissez-vous guider par moi; vous savez que je ne vous tromperai pas. Si vous suivez les étourderies d’Obdulia, vous arriverez promptement aux mêmes embarras dont vous sortez à peine, parce qu’il n’y a point de pension qui puisse suffire quand on ne sait point se régler. Je supprimerais bois et bêtes féroces; je dis cela pour cet espèce d’orang-outang mal teint que vous avez introduit chez vous et que vous devez lâcher dans la rue le plus promptement possible.
—Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension de famille.
—Laissez-vous conduire par moi, qui m’entends au gouvernement d’une maison... et ne me parlez pas de cette plaisanterie du petit livre de comptes. La personne qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n’a besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et vous voyez comme je me comporte. Suivez mon conseil; louez-vous un appartement pas trop cher et vivez comme une personne qui a occasionnellement une pension et sans faire d’embarras ni chercher à jeter de la poudre aux yeux. Faites comme moi, qui veux continuer à vivre comme je vivais auparavant, sans me départir de mon travail ordinaire, surtout avant de savoir ce que me vaudra exactement cet héritage, avant de changer quoi que ce soit à mon existence. Enlevez de la tête de votre fille cette idée d’hôtel, si vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et prenez de suite une servante pour vous faire la cuisine et dispenser de dépenses coûteuses chez Botin.»
Doña Francisca se montrait pleinement d’accord avec les idées émises par sa bru, consentant à tout, sans élever aucune objection à ses conseils judicieux. Elle se sentait dominée par l’autorité qui découlait de la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa belle-mère ne se rendaient compte, l’une de sa puissance et l’autre de sa soumission. C’était l’éternelle prédominance de la volonté sur le caprice et de la raison sur la folie.
«Espérant toujours le retour de Nina, c’est seulement en l’attendant que je me suis adressée à Botin....
—Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais vous la retrouvez, ce que je ne crois pas. Elle est très bonne, mais beaucoup trop vieille, et elle ne vous servirait à rien. Et, d’autre part, qui nous dit qu’elle voudra revenir, puisque nous savons qu’elle est partie de sa propre volonté? Elle aime particulièrement à être dehors et vous ne sauriez en jouir, si vous la priviez d’aller courir les rues.»
Pour ne point perdre l’occasion, Juliana insista sur la recommandation qu’elle avait déjà faite à sa belle-mère de prendre une bonne à tout faire. Elle lui recommanda tout d’abord sa cousine Hilaria, qui était jeune, robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait entre l’honorabilité de Hilaria et les rapines de certaines autres.
«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s’exclama doña Paca se révoltant contre les insinuations répétées de sa belle-fille, pour défendre son amie.
—Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir, mais pas davantage..., lui donner à manger.... Mais, croyez-moi, doña Paca, rien ne marchera bien si vous ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous puissiez vous en convaincre et que vous vous déchargiez l’esprit de tous ces cassements de tête, je vous l’enverrai ce soir même.
—Bien, ma fille, qu’elle vienne, elle se chargera de tout, et à propos, il y a là un poulet rôti qui va se perdre. Cela finit par m’être indigeste de manger tant de poulets. Veux-tu le prendre?
—Certainement, j’accepte.
—Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné dehors.
—Cela va bien.
—Je te les enverrai par Hilaria.
—Non, c’est inutile, je les emporterai bien moi-même. Vous allez voir comme je m’arrange. Je mets le tout dans une assiette et l’assiette dans une serviette... ainsi. Puis je noue les quatre coins....
—Et ce morceau de pâté..., il est magnifique.
—Je l’enveloppe dans un journal et je file, car il se fait tard. Et tous ces fruits, qu’en voulez-vous faire? C’est à peine si l’on a touché à ces pommes et à ces oranges. Passez-les-moi, je vais les mettre dans mon mouchoir.
—Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme une bourrique.
—Peu importe!... Il faut maintenant que je m’en aille! Demain je passerai par ici, pour voir comment les choses marchent et pour vous dire ce qu’il faut faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point et n’allons pas reprendre nos anciens errements. Parce que, si madame ma belle-mère se dérobe, moi je tourne les épaules et je ne remets plus les pieds ici et vous recommencerez à faire vos bêtises tout à votre aise.
—Non, ma fille, à quoi penses-tu?
—Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de rien. Chacun peut manger son pain comme il lui plaît et tout bâton peut porter sa voile. Mais je veux que vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez point d’inconséquences, de façon à ne plus jamais retomber dans les griffes des usuriers, comme vous y êtes actuellement.
—Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la plus pure raison. Je connais ton expérience et je sais ce que tu vaux. Tu as peut-être le commandement un peu rude, mais qui pourrait ne pas t’en louer, quand je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as fait d’un vaurien un honnête homme!
—Parce que je ne m’arrête pas, parce que, dès le premier jour, je lui ai administré le baptême des cinq doigts, parce que je le redresse au moindre faux pas, parce que je le fais marcher très droit et qu’il a plus peur de moi que les voleurs de la garde civile.
—Et comme il t’aime!
—C’est tout naturel. On se fait aimer du mari en portant les culottes, comme je les ai prises dès le premier jour. C’est ainsi qu’on gouverne les maisons petites ou grandes, madame, et aussi le monde.
—Tu es admirable et crâne!
—Dieu m’a mis un grain de sel dans la tête. Vous vous en apercevrez. Mais il faut que je m’en aille, car j’ai affaire à la maison.»
Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia et Ponte, dans le petit salon, causaient, et la petite disait que jamais elle ne pardonnerait à son frère d’avoir introduit dans la famille une personne aussi commune que Juliana, qui prononçait déférence pour différence et autres barbarismes. Elles ne pourraient jamais vivre d’accord. Avant de partir, Juliana donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à Frasquito, s’offrant pour lui blanchir son linge au prix courant, à lui retourner ses habits pour un prix égal ou même inférieur à celui du tailleur le meilleur marché. Elle savait aussi tailler pour homme: s’il voulait s’en rendre compte, il n’avait qu’à lui commander un vêtement; sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s’il sortait de chez le premier tailleur en boutique. Toutes les affaires d’Antonio, c’était elle qui les faisait, et que dirait-on si son cher mari n’était pas bien habillé?... Cela méritait d’être vu! Elle avait fait à son oncle Boniface un vêtement à l’américaine qu’il étrenna pour aller à la séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint, et ce vêtement eut tant de succès que l’alcalde voulut par force se le faire prêter pour s’en faire tailler un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois sceptique à l’endroit des aptitudes féminines pour la confection des vêtements masculins, mais sans se départir de sa galanterie habituelle, et tous l’accompagnèrent jusqu’à la porte, en l’aidant à se charger de tous les paquets qu’elle emportait avec joie chez elle.