← Retour

Miséricorde

16px
100%

XXXVIII

Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses larmes d’une main tremblante et elle songea de suite à prendre les résolutions d’ordre pratique que les circonstances comportaient.

«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant par le bras.

—Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d’abord chez don Romualdo.»

Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche béante, tout à fait idiote.

«Romualdo mensonge, déclara l’aveugle.

—Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a apporté tant de richesses à ma maîtresse, c’est un autre, quelque don Romualdo de carnaval..., suggestion du démon.... Non, non, celui de carnaval c’est le mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus rien. Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es malade, que tu as besoin de passer la nuit bien à l’abri. Mme Juliana, qui maintenant est chargée de couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et qui dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur..., m’a donné ce douro. Je vais te conduire aux palais de Bernarda et nous verrons demain.

—Demain nous irons à Jérusalem.

—Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là? Est-ce que tu aurais l’intention de m’emmener là, une supposition comme s’il s’agissait d’aller à Jetafe ou à Carabanchel de Abajo?

—Tout de suite, tout de suite.... tu m’épouseras, nous ne ferons plus qu’un. Nous irons à Marseille en mendiant tout le long du chemin.... A Marseille, nous prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa.... Jérusalem!... Nous nous marierons dans ta religion ou dans la mienne. Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre, moi j’entrerai à la synagogue pour prier Adonaï....

—Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas le vertige avec toutes ces inventions de ton imagination en délire. La première chose à faire, c’est de te mettre en sûreté pour cette nuit.

—Moi, je suis bien.... Je n’ai pas de fièvre.... Moi très content. Tu viendras avec moi pour toujours, par le vaste monde, nous marcherons beaucoup..., la liberté, la mer, la terre et beaucoup de joie.

—C’est très bien, mais, pour l’instant, nous avons besoin de manger et nous allons entrer dans une taverne pour réparer nos forces, si tu veux, à la Cava Baja.

—Où tu voudras, toi, moi je voudrai.»

Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena ne cessait d’énumérer les délices de s’en aller ensemble à Jérusalem, demandant l’aumône par terre et par mer, sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver en Palestine, dussent-ils aller par terre jusqu’à Constantinople, à pied. Il y avait beaucoup de beaux pays à traverser. Nina objectait qu’elle avait déjà les os un peu durs pour courir si loin, et l’Africain, ne sachant comment s’y prendre pour la convaincre, lui disait:

«Espagne, terre d’ingratitude.... Courons au loin où les pays sont bons.»

Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison de Bernarda, où ils prirent deux lits, pour deux réaux l’un, dans les dortoirs d’en bas. Almudena fut très agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir et continuant à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et Benina, pour le calmer, dut lui dire qu’elle consentait à entreprendre ce grand voyage. Inquiet et tout endolori, comme si sa couche eût été remplie de pointes très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de côté et d’autre, se plaignant de piqûres à la peau très douloureuses, qui, il faut l’avouer, provenaient uniquement de cette misère qui se combat avec la poudre insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi d’une forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta le lendemain par une forte irruption toute rouge sur les bras et sur les jambes. Le malheureux ne cessait de se gratter avec fureur et Benina l’emmena dans la rue, espérant que l’air libre et l’exercice lui procureraient un peu de soulagement. Après avoir vaqué en mendiant, pour ne pas en perdre l’habitude, ils arrivèrent à la rue San-Carlos, et Benina monta voir Juliana, qui devait lui donner ses affaires, et les lui donna effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu’elles allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde, elle ferait bien de se loger dans quelque maison bon marché avec ou sans son homme, bien que, certainement, pour son décorum, il conviendrait certes mieux qu’elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi indécente. Elle ajouta que, lorsqu’elle se serait bien débarrassée de toute la saleté et la vermine qu’elle avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir rendre visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais toutefois il ne fallait pas qu’elle songeât à vivre de nouveau avec elle, parce que les enfants s’opposaient à cela, désirant que leur mère fût bien servie et que ses affaires fussent administrées régulièrement. La brave femme approuva tout, se trouvant en présence d’une volonté supérieure contre laquelle elle sentait qu’il n’y avait point à lutter.

Juliana n’était pas une mauvaise femme; dominatrice, cela, oui; avide de montrer les grandes aptitudes de gouvernement que Dieu lui avait départies, femme à ne point lâcher d’aucune manière la proie qui lui était tombée entre les mains. Pourtant elle ne manquait point d’amour du prochain; elle avait compassion de Benina et, cette dernière ayant dit que le Maure l’attendait en bas, elle désira le voir et le juger par ses propres yeux. Que l’aspect du pauvre Africain lui parût digne de pitié, elle le fît bien voir par son geste et sa figure et par l’accent avec lequel elle dit:

«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour l’avoir vu souvent mendiant dans la rue du Duc-d’Albe. Il est bien pris et bien amoureux. N’est-ce pas, monsieur Almudena, que vous aimez les petites femmes?

—Moi aimer Benina chérie.

—Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur une mauvaise mouche? Si vous le faites par charité, en vérité je vous le dis, vous êtes une sainte.

—Le pauvret est malade et incapable de se tirer d’affaire tout seul.»

Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur les bras et sur la poitrine, se servait de ses doigts comme d’un peigne pour se gratter, la piqueuse de bottines s’approcha pour regarder ses bras qui étaient nus, ses manches étant relevées.

«Ce que ce malheureux a, s’écria-t-elle avec vivacité, c’est la lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina! J’en ai vu un autre cas; un pauvre qui était aussi un Maure, mendiant lui-même, d’Oran, qui demandait la charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de mon beau-père. Et il était dans un tel état qu’il n’y avait chrétien consentant à l’approcher et qu’aucun hôpital ne voulait le recevoir....

—Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C’était tout ce que le malheureux pouvait dire en se passant les ongles des épaules à la main comme un peigne au travers d’une chevelure emmêlée.

Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre couple, Juliana dit à Benina:

«Pourvu que vous n’attrapiez rien avec ce type! Car vous savez que cette maladie est contagieuse. Vous vous mettez dans une jolie affaire, oui, madame: bonne, jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous êtes plus sotte que l’ânesse qui fait le beurre, ou je ne m’y connais point!»

Nina montra d’un regard non moins expressif sa commisération pour le pauvre aveugle et sa décision de ne point l’abandonner, et sa résignation pour tous les maux ou calamités que le Seigneur voulait lui envoyer. En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait chez lui, vit sa femme au milieu de ce groupe et, très empressé, la rejoignit et, s’étant mis au courant de la conversation, il donna à Benina le conseil de conduire le Maure à la consultation des maladies de peau à Saint-Jean-de-Dieu.

«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays, affirma Juliana.

—Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem.

—Ce n’est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la famille de l’oncle Maroma....» Bien, bien. Ah! autre chose, ma petite femme, tu ne vas pas te fâcher et crier. Je n’ai pas pu faire tes commissions, parce que.... Ne te fâche pas, je te prie.

—Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de canaille! Monte, passe devant, nous allons régler nos comptes.

—Je ne peux pas monter parce qu’il faut que je retourne chez ce diable de déménageur.

—Que dis-tu encore, canaille?

—Qu’il ne veut pas donner la grande voiture à moins de quarante réaux et, comme tu m’as dit que tu ne voulais pas payer plus de trente....

—J’irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais à rien. N’est-ce pas, Nina?

—C’est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage?

—Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd’hui, parce que ce serin de mari que Dieu m’a donné, sorti avant huit heures pour arrêter la maison et les voitures de déménagement, rentre, comme vous le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait de ce que je lui avais dit.

—J’ai assez couru cependant, ma petite. A neuf heures j’arrivais à la maison de maman avec le bail pour lui faire signer. Tu vois si cela faisait gagner du temps. Mais tu sais ce qui m’a retardé, l’accident de Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible? C’est avec grand’peine que nous avons pu, Polidor et moi, le ramener chez lui. Dieu sait comment va l’homme et quelle confusion dans la tête il doit avoir après cette effroyable culbute d’hier!»

Également intéressées à la bonne et à la mauvaise fortune du fils d’Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent avec grande attention ce qu’Antonio leur raconta des funestes conséquences de la chute du cavalier au Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu’il eût été désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite que le pauvre cavalier avait terminé sa carrière mortelle. Mais à peine relevé, Frasquito recouvra, comme quelqu’un qui ressuscite, le mouvement et la parole, et, s’assurant qu’il n’avait aucun coup à la tête, ce qui eût été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il leur dit:

«Ce n’est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi, je n’ai point le plus léger accroc.»

Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras ni aux jambes, car sûrement il n’avait rien de cassé, néanmoins il souffrait beaucoup de sa jambe gauche qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce qu’il y eut de plus étrange, c’est qu’à peine relevé il se mit à parler d’une façon tout à fait incohérente et impétueuse, rouge comme un coq, tremblant, très excité et la langue embarrassée. Ils le reconduisirent en voiture à son logis, espérant que le repos absolu l’aurait rétabli: ils lui avaient frotté tout le corps avec de l’arnica et, après l’avoir couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux, d’après ce qu’ils apprirent de son hôtesse, ne voulut pas rester au lit et, s’habillant précipitamment et sortant aussitôt de la maison, il s’était rendu à la maison de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec la plus grande insolence tous les pacifiques consommateurs. Cela était si contraire au naturel pacifique de Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa bonne éducation que sûrement il devait avoir une grave perturbation cérébrale, suite du choc qu’il avait subi. On ne savait point où il avait pu passer le reste de la nuit: on croit qu’il avait parcouru les rues de Mediodia-Grande et Chica en menant grand tapage. Ce qui est certain, c’est que, peu après l’arrivée d’Antonio et de Polidor chez doña Francisca, Frasquito était entré très agité, la face congestionnée, les yeux brillants et qu’à la plus grande surprise et consternation de ces dames, il avait commencé, la bouche légèrement tordue, à proférer les discours les plus extravagants. Moitié persuasion, moitié force, ils étaient parvenus à l’arracher de là et à le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant à la patronne de veiller sur lui comme elle pourrait et de lui donner à manger. Parmi les lubies revenant avec le plus de ténacité dans ses discours, figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu’il demandât raison au Maure pour avoir affirmé publiquement que lui, Frasquito, faisait la cour à Benina. Plus de vingt fois il s’était précipité dans la rue Mediodia-Grande, à la recherche de M. don Almudena pour le provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain s’esquivait et ne se laissait voir nulle part. Certainement il était parti pour son pays par crainte, ayant appris la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à ne s’arrêter que lorsqu’il l’aurait découvert et obligé à remplir ses devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l’Atlas qu’il fût allé se cacher.

«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se décrocher les mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant ses oreilles, c’est moi qui lui flanquerai une volée de coups de bâton!

—Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme de Dieu! s’exclama Nina croisant les mains. J’ai toujours eu peur qu’il ne finît ainsi....

—Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu’importe que cette vieille peinture d’homme tombe en enfance ou non? Savez-vous ce que je vous dis? Tout cela provient des drogues qu’il se fourre sur la tête, qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne perdons pas davantage notre temps. Antonio, retourne à la rue Impériale et dis qu’on prépare tout pour le départ; pendant ce temps j’irai voir si l’on peut ajuster les choses pour la voiture de déménagement, cet après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion. Tu sais? Hélas! ma fille, c’est un grand danger dans l’état de malpropreté où tu es? Vois? Tu commences à supporter les conséquences du mauvais pas où tu t’es mise en n’écoutant pas mes bons conseils. Doña Paca m’avait dit qu’elle te permettrait de venir la voir. Elle désire te voir, la pauvre femme. Je l’ai autorisée à le faire et, aujourd’hui, je songeais à te ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis plus m’y résoudre en présence de cette peste, je ne puis continuer à te fréquenter.... J’avais arrêté que tu viendrais tous les jours pour recevoir la desserte de la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse....

—Vous avez changé d’idée?

—Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu verras ce que tu dois faire.... Tu te trouveras en bas à la porte à l’heure que je te fixerai et ma cousine Hilaria te la descendra et te la donnera... en se frottant le moins possible à toi....

«Tu comprends, n’est-ce pas?.... Chacun a ses scrupules.... Tout le monde n’a pas ton estomac, Nina, à l’épreuve de la bombe.... Et maintenant....

—J’ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!»

Chargement de la publicité...